V. L'interaction directe pour lutter contre l'information
en vase clos
La méconnaissance de la problématique de la
gestion des déchets ménagers affichée par la plupart des
usagers en habitat social collectif questionne directement la portée des
dispositifs de communication mis en place par les collectivités. Or,
Dominique Lhuilier et Yann Cochin précisent à juste titre que
« la méconnaissance n'est pas absence ou défaut de
connaissance qu'une information bien conçue suffirait à combler.
Elle manifeste plutôt une intention active de n'en rien savoir, un refus
de connaissance. »175. D'où ce constat paradoxal : la
plupart du temps, ce sont surtout les citoyens les plus impliqués et les
mieux informés qui prêtent attention aux informations
distillées par les pouvoirs publics. La typologie des usagers que nous
avons établie confirme cette assertion : seuls les trieurs assidus
se montrent sensibles aux différents supports de communication
écrite créés par la CAGB alors que les perplexes
ne prêtent aucune attention aux affichages dans les parties communes
et aux courriers qu'ils reçoivent.
« Est-ce que les gens lisent déjà ? Ca
j'en suis même pas sûr, parce que c'est plus facile de jeter un
papier à la poubelle que de... Enfin, on... Je veux dire qu'on va plus
facilement ouvrir la porte quand ça sonne, que lire tout un papier, un
prospectus qu'on met à la poubelle. Et franchement on en reçoit
des quarantaines. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
N'étant pas engagés dans la gestion de leurs
déchets, les perplexes considèrent que les messages
reçus de la part de la collectivité sur ce sujet
n'intéressent et ne concernent que les
174 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 60.
175 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 90.
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trieurs assidus. Nous pouvons ainsi
présupposer que la communication institutionnelle écrite dessine
un système d'information en vase clos et n'est pas en mesure de faire
naître l'intérêt de l'usager pour le tri.
A cet écueil s'ajoute la distance accentuée
entre le « monde » des techniciens et celui des usagers. La richesse
de la terminologie employée par le technicien et sa culture
générale débordante sur les déchets contrastent
fortement avec la pauvreté du vocabulaire de l'usager et sa
méconnaissance du sujet176. Les erreurs de tri involontaires
des usagers s'expliquent d'ailleurs par cette « rencontre entre un monde
ordinaire, où les modes de qualification utilisés peuvent rester
souples et personnalisés, et l'alignement de type professionnel requis
par la collecte sélective. »177. Ainsi, « la
catégorisation proposée, produit d'une rationalité
technique en adéquation avec les enjeux industriels du recyclage, est
alors confrontée à la rationalité domestique et ses
principes de hiérarchisation des déchets. »178.
Les erreurs récurrentes au niveau du tri des plastiques (pot de yaourt,
film ou barquette alimentaire, etc.) révèlent que la taxinomie
des usagers est très englobante alors que celle des industriels est
très précise et technique (PEHD, PET clair ou foncé,
etc.). Aussi, certains usagers, ignorant totalement comment fonctionne la
chaîne du tri après la collecte de leurs déchets, ont
même tendance à adopter une acception plus large des consignes de
tri déposent certains matériaux réutilisables, tels que le
bois ou le textile, dans le bac jaune.
Au sein des immeubles n°1 et 2, l'interaction directe
avec les conseillers en habitat collectif est la seule forme de communication
susceptible d'atteindre la majorité de perplexes que comprend
la population de locataires. Dans les milieux populaires une certaine culture
de l'oralité est encore prégnante et le contact direct vaut
toujours mieux qu'une communication écrite. Certes, les conseillers en
habitat collectif essuient ce qu'ils appellent « des refus » et qui
signifie que l'usager à refuser d'ouvrir sa porte ou l'a refermée
promptement. Mais, dès lors que le locataire accepte l'interaction avec
le conseiller, il est possible de lui transmettre des informations qu'il
ignorait ou plutôt méconnaissait jusqu'alors, d'infléchir
certaines représentations erronées sur lesquels il s'appuyait
pour justifier son retrait vis-à-vis des politiques de tri. De plus, en
délivrant des messages adaptés à leurs interlocuteurs, les
conseillers en habitat collectif assurent une médiation indispensable
entre le monde des
176 Lors de notre enquête de terrain nous avons
relevé de nombreuses terminologies profanes employées par les
usagers, par exemple « le machin jaune » pour désigner le bac
à déchets recyclables ou « la boîte en bois »
pour évoquer le composteur. Pour Dominique Lhuilier et Yann Cochin,
« ces processus de requalification, de technicisation et de privatisation
du vocabulaire ordinaire sont aussi des procès d'exclusion : en
s'arrogeant le droit de redéfinir les mots et donc de se les approprier,
les spécialistes du déchet excluent « la masse » de
leur pouvoir technocratique et exercent une domination langagière et
sociale. »
177 BARBIER Rémi, op. cit., p. 39.
178 ETIcs/Université François-Rabelais et
Etéicos, op. cit., p. 44.
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techniciens et celui des usagers. Ce dialogue qu'ils
instaurent permet non seulement à certains perplexes de trouver
des arguments pour s'investir dans une pratique qu'ils avaient toujours
jugée comme inutile mais, aussi, aux trieurs assidus de
disposer d'une information plus claire et digne de confiance que celle qu'ils
trouvent dans des formes de communication impersonnelles.
« J'ai deux trois infos par la télé ou,
comme je vous ai dit, au travail, machin, nanani. Mais vous la dernière
fois quand vous êtes venus, enfin vraiment, - peut être que j'avais
mal compris les choses avant ou quoi - ça a été beaucoup,
beaucoup plus clair et le fait, comme je vous ai dit, qu'il y ait un contact
direct et qu'on puisse reposer des questions et tout, machin, forcément
ça clarifie le truc. » (Locataire de l'immeuble n°1, 26
ans, au chômage, a toujours vécu à la cité Brulard,
partage l'appartement de sa mère)
L'information écrite n'acquiert son entière
pertinence que lorsqu'elle a été précédée
d'une interaction orale permettant à l'usager de s'approprier le support
de communication grâce au travail de « traduction »
opéré par le conseiller. Elle constitue alors la trace, la
mémoire de l'échange.
« Quand tu reçois un mémotri [dans ta
boîte aux lettres] et que tu sais pas que c'est important de trier, j'ai
envie de dire, limite tu t'en fous et tu jettes le truc à la poubelle.
» (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a
toujours vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de
sa mère)
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