III. Les représentations du tri
Bien que la grande majorité des usagers ait
connaissance de l'injonction au tri, ceux-ci n'ont pas l'impression que leur
adhésion au dispositif de collecte sélective constitue un enjeu
crucial pour le fonctionnement de la chaîne du tri. Souvent, ils ignorent
presque tout du
164 Ibid., p. 56.
165 Un locataire rencontré sur l'immeuble n°1 est
un réfugié politique veuf qui vit avec ses quatre enfants.
Malgré son adhésion de principe au tri due au fait qu'il cherche
à se distinguer de la population de la cité Brulard en faisant
valoir ses qualités d'« homme instruit » qui a exercé
de hautes fonctions dans son pays d'origine, il ne parvient pas à
instaurer de façon régulière ce geste au sein de son
foyer.
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devenir des déchets après qu'ils aient
été collectés par la benne à ordures
ménagères. Face à un système relativement opaque,
les usagers bâtissent des représentations
déresponsabilisantes qui légitiment leur retrait vis-à-vis
des politiques de recyclage.
« Le porte-à-porte ça marque parce que
c'est vrai qu'on a pu parler et vous avez pu m'expliquer dans la vie de tous
les jours à quel point c'est important [de trier] en fait. Et on se rend
pas compte qu'on est un petit maillon, à vrai dire, de cette
chaîne. Et en fait c'est ça, moi je pense que les gens ils se
rendent pas compte à quel point [ils ont une importance dans la
chaîne]. ». (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Certains usagers, notamment les perplexes,
développent un imaginaire valorisant davantage le fait de ne pas trier
par rapport au fait de trier. En effet, ayant conscience que les déchets
peuvent constituer une ressource, ils adoptent des représentations selon
lesquelles l'ensemble du gisement d'ordures ménagères
collecté est systématiquement retrié par des machines et
des travailleurs en usine. Ils appliquent ainsi leurs propres schèmes de
perception au système de traitement des déchets et valorisent
ainsi leur non engagement dans les opérations de collecte
sélective.
« "On trie mal et on crée des emplois !".
[Rires] Sérieusement je me suis dit ça. Je me disais "Bon, je
fais la faignante, je trie pas mais bon au moins il y a des gens ils sont
payés." » (Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au
chômage, a toujours vécu à la cité Brulard, partage
l'appartement de sa mère)
Ainsi, une grande part des usagers ne se définit pas
comme acteur de la chaîne du tri et tend à méconnaitre les
enjeux d'une problématique dont ils pensent pouvoir légitimement
se désintéresser. Ce désintérêt est
accentué par la perte de confiance dans le politique qui alimente une
méfiance vis-à-vis des actions institutionnelles.
Les usagers émettent des suspicions sur les coûts
du SPED car, d'une part, ils sont réticents à payer pour faire
enlever leurs déchets (dépense négative) et, d'autre part,
ne perçoivent pas l'ensemble des coûts afférents à
ce service. Généralement, ils perçoivent seulement les
coûts de collecte qui constituent la partie visible du service, alors que
les coûts de traitements conservent une dimension occulte. Or, depuis la
mise en place des politiques de recyclage, les coûts du SPED ont
explosé, notamment la part dépensée pour le traitement des
déchets (augmentation de la TGAP, mise aux normes des
incinérateurs, coûts du recyclage). Selon l'opinion commune, la
vente de matières issues des collectes sélectives aurait dû
permettre de faire baisser les coûts du SPED alors qu'en
réalité c'est l'inverse qui s'est produit. Ainsi, la plupart des
usagers se représente le recyclage comme une activité
forcément
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rémunératrice. De ce fait, ils ne comprennent
pas que la collectivité leur demande d'opérer gratuitement ce
qu'ils considèrent comme un « travail » alors que celle-ci
revend par la suite les matières triées166.
L'impression qu'ont les usagers d'être toujours davantage
sollicités, tant sur le plan financier que sur le plan matériel,
s'accompagne d'une critique virulente d'un système de production qui
créée « toujours plus d'objets "sans se
préoccuper du besoin réel des gens" »167 et
qui n'a pas l'air d'être autant mis à contribution que les
consommateurs.
« On peut se dire : "Voilà pourquoi je ne trie
pas ! Vous me prenez pour un bleu ! Je paye, je paye, je paye, je paye, je
paye. Vous me demandez de vous donner et vous me vendez derrière. Parce
que les cartons que j'ai acheté, je vous les ai donné et vous
vous me le revendez derrière. Parce que quand je vais acheter ma
télévision, c'est mon carton que je vous ai donné et je le
rachète mon carton, deux fois." » (Gardien de l'immeuble
n°1, Grand Besançon Habitat, cité Brulard)
Les usagers ont donc l'impression d'être floués,
voire exploités par un système perçu comme lucratif qu'ils
doivent à la fois financer et faire fonctionner gracieusement en triant.
Ce sentiment d'être trompés se ressent de façon encore plus
profonde au niveau de la gestion des encombrants : laisser un meuble n'importe
où avec insouciance est un comportement admis par de nombreux locataires
car c'est un moyen de ne pas être dupe, de ne pas faire profil bas face
à des augmentations de charges qui leur paraissent injustifiées.
La complexité et l'opacité du détail des charges locatives
qu'ils reçoivent chaque année suscitent la méfiance
vis-à-vis du bailleur et la méconnaissance de ce que recouvre
précisément chaque catégorie de dépenses. A une
rationalité économico-administrative promue par les acteurs
institutionnels (bailleurs et CAGB) qui préconise un dépôt
direct en déchetterie des encombrants par les usagers afin de
réduire les charges locatives d'ordures
ménagères168, répond une tactique des
locataires qui consiste à « profiter » un minimum du service
d'enlèvement des encombrants mis en place par le bailleur pour
éviter d'avoir l'impression d'être floué. Ceci crée
donc un cercle vicieux : plus les locataires déposent des encombrants en
pied d'immeuble et plus les
166 Certes les collectivités encaissent des recettes
sur la vente des matériaux et perçoivent des soutiens financiers
d'Eco-Emballages, mais ces rentrées d'argent ne compensent pas les
dépenses engagées pour collecter les déchets recyclables
et les traiter en centre de tri.
167 LHUILIER Dominique, COCHIN Yann, op. cit., p. 51.
168 Le dépôt en déchetterie est gratuit
pour les particuliers alors que l'encombrant laissé en pied d'immeuble
aura un impact important sur les charges locatives : d'abord, des agents du
bailleur ou de l'entreprise de nettoyage sont payés pour collecter ces
objets et les stocker dans un local ; ensuite, le bailleur
rémunère une entreprise pour qu'elle emmène cet amas
d'encombrants en déchetterie ; enfin, le dépôt en
déchetterie est payant pour les professionnels, donc l'entreprise
facture ce coût au bailleur. Les gardiens et les conseillers en habitat
collectif s'évertuent à sensibiliser les locataires sur le fait
que la gestion des encombrants par le bailleur alourdit les charges
locatives.
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charges locatives augmentent ; plus les charges locatives
augmentent et plus les locataires n'ont aucun remord à déposer
des encombrants en pied d'immeuble.
Alors qu'en milieu urbain relégué le tri est
parfois considéré comme un travail, les usagers ne
perçoivent aucune contrepartie qui pourrait les inciter à
accomplir ce geste. Rappelons d'abord que le mécanisme d'incitation
financière au coeur de la redevance ne touche pas directement les
usagers en habitat collectif. En plus de cette perte d'incitativité qui
empêche toute rétribution économique des comportements
« vertueux » des locataires en habitat vertical (baisse de la
facture), notre enquête de terrain nous a prouvé que les modes
d'habiter et les sociabilités propres à ces milieux bloquent
également toute rétribution symbolique. En effet, si les
habitants d'une maison individuelle ou le copropriétaire d'une
résidence cossue peuvent se prévaloir de leur qualité de
« voisins respectueux » ou de « citoyens modèles »
lorsqu'ils trient leurs ordures, les ressources symboliques qui permettent de
valoriser le geste de tri apparaissent très modestes en logement HLM et
plus particulièrement dans les milieux défavorisés. Ceci
s'explique par l'absence de régulation collective, donc de
définition d'un usage moyen reconnu et valorisé.
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