3. Le tri : un processus complexe
Le tri est un processus complexe qui, pour devenir effectif,
suppose l'enchaînement de différentes étapes
(séparation, stockage, évacuation, dépôt) et
l'harmonisation des gestes des différents individus qui composent le
foyer. Au final, c'est une organisation domestique rodée qui doit
s'instaurer pour permettre la stabilisation du geste de tri.
Tout d'abord, au niveau de la séparation, il faut
s'assurer que les membres du ménage partagent les mêmes
critères de discrimination. Pour cela, les ménages doivent
nécessairement définir, organiser et stabiliser des processus
spécifiques pour orienter chaque déchet vers son « bon
» emplacement. Par exemple, ceux qui disposent d'un « mémotri
» le placent à un endroit stratégique qui leur permet de
consulter facilement les consignes de tri en cas de doute.
« La feuille est sur le frigo, il y a ça dans
la cuisine où il y a les déchets avant qu'on les ramène
dans le balcon, donc non, en général quand je ramène dans
le balcon, je sais où ça va parce que je jette un oeil. »
(Locataire de l'immeuble n°1, 26 ans, au chômage, a toujours
vécu à la cité Brulard, partage l'appartement de sa
mère)
Après avoir séparé les déchets
selon leur nature, il faut pouvoir les stocker temporairement avant de les
évacuer. En habitat collectif, « le stockage constitue une
étape cruciale dans le parcours de tri. C'est une des plus
problématiques dans le sens où elle impacte directement les
espaces de vie, en particulier la cuisine et l'entrée. L'observation des
logements met en évidence l'existence de dispositifs techniques de
stockage plus ou moins spontanés et complexes entraînant une
modification, parfois importante, dans l'organisation des espaces.
»157. C'est ce que traduit l'extrait d'entretien
précédent à travers l'usage insolite de la
préposition « dans » au lieu de « sur » pour
désigner l'espace domestique qu'est le balcon. Ce choix lexical n'est
pas une erreur de la part de la locataire mais, au contraire, souligne le fait
que le balcon soit utilisé comme une pièce de débarras,
comme un espace de stockage, et non comme un espace extérieur
destiné à prendre l'air, meublé de tables, de chaises ou
de plantes d'ornements158. Cet exemple possède une dimension
heuristique au niveau de la compréhension des représentations
qu'entretiennent les locataires de logements HLM relégués
vis-à-vis des espaces de cohabitation. A ce titre, leurs rapports aux
parties communes et aux espaces publics diffèrent largement de ceux
qu'on retrouve en habitat pavillonnaire. En effet, ces espaces sont
fréquemment utilisés comme des prolongements fonctionnels du
logement : ils peuvent servir d'espace de stockage pour certains objets
déchus
157 Ibid., p. 45
158 Cf. Annexe 1, photo n°9.
75
qui impactent fortement l'espace domestique (encombrants,
déchets électroniques, poubelle à couches)159.
Ainsi, l'interprétation selon laquelle tous les meubles se trouvant sur
les paliers ont été abandonnés par leur
propriétaire est erronée. Souvent, ceux-ci sont seulement
stockés temporairement hors de l'appartement en attendant de trouver une
solution d'évacuation160. Du stockage des déchets
recyclables à celui des encombrants, les usagers s'efforcent de trouver
une place à ces objets tout en minimisant l'impact sur leurs espaces de
vie. Ceci se traduit par la mise en invisibilité du déchet qui
est relégué sur le palier, « dans » le balcon ou sous
l'évier et par l'invention de dispositifs à la fois pratiques et
économes en espace161. « Les dispositifs de stockage se
construisent autour d'oppositions classiques entre Propre/Sale,
Visible/Invisible, Neutre/Odorant, Valorisable/Rebut. »162.
Ensuite, l'évacuation des déchets vers leurs
lieux de dépôt suppose à nouveau une forme d'organisation
domestique stabilisée : « Déplacer les déchets, les
rendre transportables, mettre le nouveau dispositif en visibilité (de
façon suffisamment ponctuelle pour ne pas provoquer de désordre
dans l'espace domestique) et enfin désigner le membre du foyer en charge
de son acheminement jusqu'au lieu de dépôt... Elle implique donc
une réorganisation spatiale du déchet, une organisation
temporelle proche du "juste à temps", enfin lorsque cela est possible
une délégation à un tiers (conjoint ou enfant). Il s'agit
donc d'un ensemble d'opérations qui doivent s'enchaîner avec
fluidité au risque d'engendrer agacements et rancoeurs. Les pratiques de
tri sont très largement dépendantes des conditions de circulation
des déchets en fin de parcours. Lorsque l'évacuation devient une
charge mentale trop importante, lorsqu'elle nécessite des trajets
spécifiques, lorsqu'elle concurrence d'autres priorités (en
particulier la sécurité et l'hygiène), cela conduit
à une discontinuité des pratiques, parfois à leur abandon.
»163.
Enfin, l'évacuation est directement liée
à la dernière étape du tri qu'est le dépôt.
Pour que celui-ci soit conforme aux attentes des gardiens et de la CAGB il
faut, d'une part, que l'usager respecte les consignes de dépôt
(déchets résiduels en sac, déchets recyclables en vrac)
et, d'autre part, qu'il n'y ait pas de freins potentiels au dépôt
empêchant l'usager des mettre ses déchets dans la bonne poubelle
(trappe jaune trop exigüe, trappe souillée, dépôts
159 Cf. Annexe 1, photos n°5, 6, 7, 9, 15, 17, 18.
160 Il faut noter que les espaces de stockage que sont les
caves ont fréquemment été soustraits à l'usage des
locataires pour des raisons de sécurité (incendies à
répétition, appropriation par des bandes de jeunes, etc.). C'est
le cas sur les immeubles n°1 et 2, ce qui restreint les solutions de
stockage d'objets volumineux. De fait, les balcons et les paliers sont
désormais investis par les locataires pour pallier à la
suppression de leur droit d'usage sur les caves (droit d'usage qui était
déjà remis en question par l'insécurité qui y
régnait).
161Cf. Annexe 1, photo n°11.
162 Ibid., p. 47.
163 Ibid., p. 50.
76
sauvages gênant l'accès aux poubelles, poubelles
qui débordent, accès difficile pour les enfants). Certains
trieurs assidus connaissant les périodes récurrentes de
défaillance du dispositif de dépôt se rendent aux poubelles
à des moments stratégiques où les conteneurs sont vides
pour ne pas les engorger davantage ou être contraints de procéder
à un dépôt non conforme. Aussi, l'observation des bacs par
les gardiens révèle que des sacs de déchets bien
triés se retrouvent dans les déchets résiduels. En effet,
certains locataires séparent, stockent et évacuent de
façon différenciée certains flux de déchets, comme
par exemple les magazines, mais les déposent dans le bac gris pour des
raisons de commodité (trappe jaune trop étroite).
« J'en ai qui amènent les sacs de prospectus
dans le bac gris. Et quand tu prends le sac, il y a que des prospectus dedans.
Il y a que du tri, que des cartons. Ils sont pas encore dedans. Ils font pas
l'effort de se dire : "Je vais vider mon sac" ou encore "Je vais passer par le
bac bleu et jeter". ». (Gardien de l'immeuble n°1, Grand
Besançon Habitat, cité Brulard)
Cet exemple illustre l'« incidence des choix techniques
en matière de dispositifs de collecte, sur les motivations à
trier mais aussi sur la quantité et la qualité du tri.
»164. Néanmoins, remarquons à travers les propos
du gardien de l'immeuble n°1 que les freins inhérents à ces
rigidités techniques peuvent être partiellement contournés
grâce à l'inventivité des locataires. En effet, ceux-ci ont
pris l'habitude de glisser les déchets recyclables volumineux dans le
bac jaune en passant leur bras par la trappe grise/bleue qui est plus large.
La complexité du tri réside donc dans la
coordination efficace de ces quatre étapes. Si une erreur intervient
durant le dépôt, les trois étapes précédentes
sont réduites à néant. Aussi, la pratique du tri suppose
donc une capacité d'organisation domestique dont les différents
foyers que nous avons rencontré durant notre enquête de terrain ne
sont pas également dotés165. A ces difficultés
pratiques s'ajoutent des représentations sociales du tri propres aux
milieux populaires qui ne sont pas réellement propices à la
valorisation de ce geste.
|