IV. La construction sociale de la figure de
l'usager
Ces politiques publiques successives concernant la gestion des
déchets ménagers dessinent peu à peu un système
sociotechnique mobilisant une chaîne d'acteurs au sein de laquelle on
assiste à une construction sociale de l'usager.
1. Renversement de la figure de l'usager
Les travaux de Lionel Panafit55 sur cette question
montrent clairement que la loi de 1975 appréhende l'acteur «
ménage » comme un être profondément irrationnel : ce
dernier sollicite le recours à l'action publique pour le
débarrasser de ses ordures tout en refusant de contribuer au financement
d'une taxe qui servirait à cet effet. Ainsi, les usagers sont
caractérisés par une irresponsabilité puérile et
doivent ainsi rester cantonnés à une simple place de
destinataires d'une politique publique « "globale" et "cohérente"
»56. Cette conception a également servi à
légitimer une réappropriation publique de la gestion des
déchets ménagers en vue du développement de grands groupes
industriels de l'environnement : en obligeant les collectivités
territoriales à mettre en place un système public
d'élimination des déchets, le législateur ouvre de
nouveaux marchés publics à ces entreprises. La question des
ordures ménagères n'est donc abordée que sous un angle
technique relevant des sciences de l'ingénieur et « toute
connaissance issue du rapport pratique aux déchets est ainsi purement et
simplement ignorée ou délégitimée.
»57.
Avec le développement des collectes sélectives
suite à la loi de 1992, nous assistons à une redéfinition
de la figure de l'usager sur fond de montée en puissance de la question
écologique. Parallèlement à l'invention de la notion
d'écocitoyenneté émerge la figure de l'usager
trieur. D'abord évincé des politiques publiques de
gestion des déchets ménagers, l'usager devient le premier acteur
à mobiliser dans la chaîne du recyclage alors que, paradoxalement,
il est le plus déconnecté des enjeux inhérents à la
politique de recyclage qui touchent d'abord les industriels et les
collectivités territoriales compétentes. Situé au
début de cette chaîne, il doit désormais adapter ses gestes
quotidiens aux consignes de tri imposées en bout de chaîne selon
les capacités techniques des industriels du recyclage58. Les
années 1990
55 PANAFIT Lionel, « Les déchets, un
bien public, un mal privé. » in PIERRE Magali [dir.], Les
déchets ménagers, entre privé et public. Approches
sociologiques., Paris : L'Harmattan, 2002, p. 19-45.
56 Ibid., p. 21.
57 Ibid.
58 TAPIE-GRIME Muriel, « Coopération et
régulation dans les collectes sélectives des ordures
ménagères », in Sociologie du travail, 1998 : vol.
40, n°1, p. 67.
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marquent un mouvement de responsabilisation du citoyen
à travers toute une production discursive institutionnelle promouvant
l'adoption d'éco-gestes au quotidien. Derrière ce nouveau vocable
et ces orientations politiques se cache l'idée selon laquelle la
transition écologique59 ne peut s'opérer qu'en
modifiant la demande du consommateur qui, conséquemment, obligera les
industriels à adapter leur offre à des critères de
production plus écologiques. En effet, face à un système
de production globalisé revêtant une organisation complexe et
défendant ses intérêts propres à travers une intense
action de lobbying, il semble qu'agir sur la consommation soit plus
aisé.
Le Grenelle de l'Environnement a achevé la
consécration de cette nouvelle figure de l'usager en adoptant des
objectifs ambitieux en matière de développement durable, comme la
réduction à la source des déchets (principe de
décroissance)60, qui peuvent, à certains
égards, paraître antithétiques aux logiques
économiques à l'oeuvre dans nos sociétés de
croissance. Ce paradoxe se résume dans ce que Yannick Rumpala nomme
« le dilemme de la consommation durable », c'est-à-dire qu'il
faut « arriver à discipliner le consommateur sans toucher à
la dynamique de consommation qui est censée nourrir la croissance
économique. »61. De fait, à la figure du
consomm'acteur responsable (promue par la vision du
développement durable) qui effectue des choix de consommation rationnels
basés sur une information pure et parfaite accordant autant de
considération aux critères économiques, sociaux,
environnementaux, s'oppose celle du « consommateur pulsionnel »
(promue par le marketing) qui consomme sans discernement pour répondre
au despotisme de ses affects alimentant ainsi la croissance
économique.
De façon concomitante à cette construction
sociale de la figure de l'usager, qui reste largement chimérique, se
pose la question de la mise en place matérielle des collectes
sélectives et de la façon de s'attacher l'adhésion de
l'usager à ce nouveau système.
59 JUAN Salvador, La transition
écologique, Toulouse : Érès, 2011, 286 p.
60 Rappelons que la création
d'Eco-Emballages en 1992 avait pour objectif de redonner une
légitimité à un système de production et un type de
consommation de plus en plus critiqués pour le gaspillage qu'il
alimente. De fait, le développement des collectes sélectives a
permis de prolonger la croyance selon laquelle nos sociétés
peuvent connaître une croissance continue du gisement d'ordures
ménagères dans la mesure où elle dispose des
capacités techniques pour les recycler. Or, le recyclage n'est pas la
panacée : la plupart des matières ne sont pas recyclables
à l'infini et l'impact énergétique lié à ce
mode de traitement est loin d'être moindre. Ainsi, l'objectif de
décroissance du flux d'ordures ménagères posé par
la Grenelle de l'Environnement peut donc apparaître comme le
prélude d'une remise en cause de notre système de production et
de nos modes de consommations.
61 RUMPALA Yannick, « La « consommation
durable » comme nouvelle phase d'une gouvernementalisation de la
consommation », in Revue française de science politique,
5/2009 : Vol. 59, p. 969-970.
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