b. Les voies de l'injuste
Incriminé par la pesée, l'injuste de chez les
Égyptiens, est condamné à voir son « coeur »
ib dévoré par la Mangeuse Âmmet6°5
Or, certains textes laissent présager d'un autre sort possible pour les
âmes condamnées. La « seconde mort » pourrait donc
n'être réservée qu'à une fraction d'entre elles,
soit qu'elle se trouvent avoir été supérieurement
mauvaise, soit qu'elles se soient rendues coupables de certaines infractions
bien spécifiques (conspiration, meurtre, régicide). Les autres
âmes, autrement criminelles, seraient promises à la terrible
« salle d'exécution » ou « d'abattage » où
règnent les « accroupis, les agents de la mort
»606. Prospèrent dans cette vallée des larmes
différentes catégories de démons chargés de faire
appliquer les peines dévolues à chacun. La cruauté et
l'imagination de ces entités ne semblent pas connaître de limites,
et l'indifférence dont Osiris fait preuve à l'égard des
âmes infortunées laisse peu d'espoir quant à sa
compassion607. Toutes les méthodes sont bonnes à ces
auxiliaires pour neutraliser les méchants, allant de l'emprisonnement
aux mutilations en passant par une panoplie de sévices divers et
variés608. Osiris n'est pas essentiellement un Dieu
bienveillant ; c'est un dieu juste qui punit dans l'au-delà les offenses
commises ici-bas. Ici réside peut-être la plus grande
différence qui départit les conceptions platoniciennes et
égyptiennes de l'eschatologie : le Dieu platonicien ne peut être
mauvais. Il n'a pas les passions que lui prêtant Homère. Les
souffrances qu'il tolère, il les tolère en vue de
l'édification des âmes vouées à se
réincarner. Les supplices provisoires châtiant les fautes
vénielles ont vocation à supprimer le mal de manière
« homéopathique », selon la loi antique du contrapasso.
Les supplices éternels qu'endurent les âmes fautives,
coupables de crimes imprescriptibles, remplissent toujours dans cette optique
une fonction dissuasive. Ils sont, en tout état de cause, « utiles
».
604 Cf. A. Moret, Le rituel du culte divin
journalier en Égypte (1902), Paris, Slatkine Reprints, 2007, p.
138-147.
6°5 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap.
VIII, § 208: « Le royaume d'Osiris ».
606 P. Barguet, op. cit., p. 188.
607 J. S. F. Garnot, J. Zandee, « De Hymnen
aan Amon van Papyrus Leiden 1350 », dans Revue de l'histoire des
religions, vol. 153, n° 2, 1958, p. 246-249.
608 P. Barguet, op. cit., p. 168.
186
Rien de comparable dans le sort de l'injuste tel que
l'appréhendait (dans les deux acceptions du terme) l'Égypte
ancienne. Tout est définitif, la seconde mort comme les tourments de la
salle d'abattage. Ni mise en scène ni purification. Ni dissuasion, ni
rédemption. Une âme damnée doit disparaître ou
souffrir seule, dans l'ombre, sans spectateurs, et pour
l'éternité. Ce qui, par conséquent, semble manquer
à la scénographie égyptienne de la damnation pour
concorder précisément avec celle de Platon est la présence
d'un « purgatoire » pour amender les âmes ou pour les dissuader
de s'adonner au mal. Or, l'existence d'un purgatoire ne se peut justifier que
dans la perspective -- si ce n'est d'un pis-aller vers le royaume des morts --,
à tout le moins d'une « seconde chance ». Autrement dit, d'une
réincarnation ; doctrine qu'aucun écrit sacré, depuis les
Textes des Pyramides jusqu'au Livre des morts, n'a jamais mentionné.
Pour autant que l'on en puisse juger, les Égyptiens n'ont jamais cru, au
cours de millénaires d'histoire et de réformes religieuses, que
les âmes défuntes étaient appelées à d'autre
vies terrestres. On peut encore prendre la chose par son aspect logique. Ainsi
a-t-on pu dire que la réincarnation était dans la pensée
de Platon un corrélât de l'immortalité de l'âme. Ceci
dans la mesure où si les âmes n'avaient qu'une vie, lors chaque
nouvelle naissance verrait l'apparition d'une nouvelle âme ;
subséquemment, chaque mort l'intromission d'une nouvelle âme dans
le Tartare ou au séjour des bienheureux. Un Platon pythagorisant n'eut
pas laissé de faire ses comptes. L'éternité de l'âme
sans réincarnation aurait conduit en moins de rien à une
saturation problématique des au-delàs. Rappelons, de fait, que
même les incurables ne sont pas détruits. H y avait en revanche,
à travers la condamnation à l'anéantissement
défmitif (la « seconde mort ») que réservaient les
doctrines égyptiennes aux âmes les plus
détériorés, une solution bien plus économique
à ces arias démographiques.
La mort selon Platon n'est pas nécessairement une fm.
La mort est « un beau risque », une opportunité pour
l'âme qui s'en est montrée digne de renouer avec ses origines
divines, ou bien, pour celle qui ne le mérite pas, de s'amender, en
subissant dans Tartare « la peine qui lui convient »609
Les âmes coupables ne sont pas vouées à la disparition,
mais leurs tourments peuvent être temporaires ou éternels selon la
gravité de leur faute. Les fautes vénielles sont
sanctionnées par un séjour plus ou moins long dans le Tartare
:
[Rhadamanthe] voit [l'âme de l'injuste toute
cicatrisée de parjures], et de suite il l'envoie ignominieusement
à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée,
qu'elle éprouvera les châtiments convenables. Or quiconque subit
une peine, et est châtié d'une manière raisonnable, en
devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux
autres, qui, témoins des
6°9 Platon, Gorgias, 526b.
187
tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et
s'améliorent. Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir
s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les
souffrances que l'expiation s'accomplit et profite, ici ou dans l'autre monde :
car il n'est pas possible d'être délivré autrement de
l'injustice.610
Les juges ont ainsi la possibilité de modérer la
condamnation ; pour certains dont les fautes peuvent être expiées,
la relégation au Tartare n'est que provisoire. La durée de leur
séjour est estimée en proportion de la nature et de l'ampleur des
crimes perpétrés sur la terre. Platon précise dans le
Phédon qu'à l'inverse des âmes pures qui vivent
« dans la compagnie des dieux », les âmes «
souillées » n'entrent pas l'Hadès61 Cette
proscription des âmes impures, reléguées à
l'écart des âmes justes, se retrouve à la même
époque chez le poète comique Aristophane, lequel évoque un
vaste bourbier ou végétaient les criminels en attendant
d'être délivrés de leur sort. L'état de l'âme
retournée dans l'Hadès pour s'être montrée
«négligente, [avoir] mené une vie sans équilibre
» nous est décrit dans le Timée comme celui d'un
« être inachevé et insensé »612. La
République apporte quelques précisions
supplémentaires concernant le devenir des âmes impures mais
rémissibles devant expier leur faute dans le Tartare613. A ce
séjour intérimaire succède une réincarnation,
précédée par le choix d'un destin faisant de l'âme
elle-même l'unique responsable des nouvelles peines qu'à son insu,
elle s'apprête à connaître sous sa nouvelle identité.
Cette thèse s'inscrit dans le cadre plus vaste de la pérexistence
de l'âme à travers différentes hypostases que Platon
récupère probablement des traditions orphiques ou
pythagoriciennes614 Si ce lieu d'expiation évoquée par
Platon peut être dans une certaine mesure assimilée à la
« salle d'abattage » égyptienne, le parallèle
s'arrête là où commence la réincarnation. Celle-ci,
nous l'avons dit, n'est pas présente dans les textes égyptiens :
le mort est mort, ne vit qu'une fois et n'a qu'une vie.
Il n'a qu'une vie, mais pas nécessairement qu'une mort.
Si chez les Égyptiens, la première mort fait entrer le
défunt au royaume d'Osiris, la seconde mort détruit son âme
et le condamne à l'anéantissement définitif. L'injuste se
voit condamné à être livré en pâture à
la déesse Ammet qui se tient près de la balance. Figurée
par un monstre chimérique, elle dévore l'âme du criminel,
lui
610 Platon, Gorgias, 525a-b. 61 Platon,
Phédon, 80e-81d.
612 Platon, Timée, 44c.
613 Platon, République, L. X, 614a-621a.
614 Platon, Phédon, 72a-73a.
188
infligeant ainsi cette fameuse « seconde mort » qui
correspond à sa disparition615 Or s'il n'y a pas ou ne semble
pas y avoir chez Platon, annihilation totale de l'âme des criminels, la
gravité des fautes peut toutefois entraîner la
perpétuité exemplaire des supplices infligés dans le
Tartare. Ainsi Platon assigne-t-il aux juges dans le Gorgias, en sus
de la fonction de juger de l'innocence ou de la culpabilité de
l'âme, la tâche de décider en cas de culpabilité si
l'âme est rémissible. Lorsqu'un coupable « tombe entre les
mains de ce Rhadamanthe [...] il le relègue au Tartare, après lui
avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de
guérison »616. A ceux qui n'en sont pas capables, «
qui ont commis les derniers crimes, et qui pour cette raison sont incurables
», Platon réserve un autre sort, autrement plus profitable aux
autres âmes que l'annihilation pure et simple. Il condamne ces coupables
au supplice éternel en sorte que leurs tourments, s'ils ne leur
profitent directement, aient une valeur d'exemple et fassent jurisprudence pour
dissuader quiconque de s'adonner à l'injustice :
Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce
qu'ils sont incapables de guérison ; mais il est utile aux autres, qui
contemplent les tourments douloureux et effroyables qu'ils souffrent à
jamais pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers,
et servant tout à-la fois de spectacle et d'instruction à tous
les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archélaüs
sera de ce nombre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre
tyran qui lui ressemblera. Je crois même que la plupart de ceux qui sont
ainsi donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des potentats, des
politiques. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils sont
revêtus, commettent les actions les plus injustes et les plus
impies.617
Ainsi le mal doit-il toujours servir au bien. Force est alors
de constater que si Platon a pu s'inspirer de l'eschatologie égyptienne
pour envisager la destinée des âmes damnées et des
âmes justes ; si l'on retrouve effectivement dans les dialogues, en sus
de cette bifurcation, un second embranchement déjà
envisagé dans le Livre des Morts permettant aux âmes justes de se
réaliser dans la contemplation divine à un plan supérieur,
il réforme néanmoins la conception égyptienne en
déniant l'anéantissement définitif de l'âme et en
conditionnant l'accès à la béatitude un procès de
purification devant s'étendre sur plusieurs cycles d'existence. Le
parallèle, à l'exclusion de ces menues divergences pour
l'essentiel comptable de traditions orphiques ou pythagoriciennes, demeure
néanmoins frappant. Assez pour nourrir substantiellement la somme des
arguments qui permettraient d'authentifier à nouveaux frais un
réinvestissement platonicien de doctrines égyptiennes.
615 Cf. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., chap.
VIII, § 221: « Le voyage du soleil dans le monde souterrain
».
616 Platon, Gorgias, 526b--d.
617 Platon, Gorgias, 525b--d.
189
L'âme en question
D'autant que la représentation de l'âme
séparée du corps que Platon décrit dans le
Phèdre 618 a beaucoup en commun avec sa figuration
égyptienne. Ce qui se rapproche le plus de l'âme dans
l'anthropologie religieuse égyptienne consiste dans le ba, un
principe spirituel qui n'apparaît qu'à la mort du défunt.
Ce ba se manifeste iconographiquement sous l'apparence d'un oiseau
anthropocéphale.
Le ba sur le corps momifié dans son
sarcophage619
Or, il est fort possible que Platon, pour sa composition du
Phèdre, ait gardé à l'esprit la
représentation orphique ou pythagoricienne de l'âme, pouvant
elle-même être inspirée de traditions égyptiennes, ou
bien l'ait emprunté directement aux représentations
observées en Égypte. Nous avons peu d'informations concernant la
figuration que les orphiques ou les pythagoriciens pouvaient se faire de
l'âme. Robert Turcan nous la décrit dans un article daté de
1959 comme celle d'un oiseau à tête humaine prenant son envol.
Image qui, selon lui, feraient songer à « ces revenants
ailés que les sirènes [étaient] à l'origine
»620 tel qu'on les trouve entre autres dans le bestiaire
homérique.
618 Platon, Phèdre, 246 seq.
619 Planche extraite du Livre des morts d'Ami. On
peut y voir le bâ du défunt s'élever au-dessus de sa
dépouille (djet) reposant dans son sarcophage. Il porte au
creux de ses serres un anneau « shen », symbole
d'éternité.
620 R. Turcan, « L'âme-oiseau et
l'eschatologie orphique », dans Revue de l'Histoire des Religions
(RHR), t. 155, Paris, Armand Colin, 1959, p. 33.
190
Sirène et Ulysse Stamnos (480-470 avant JC)
L'association de l'âme-oiseau à la figure de la
sirène ne saurait être tout à fait fortuite dans la mesure
où le pythagorisme concevait l'âme sous le rapport de
l'harmonie621. Or c'est l'harmonie, précisément,
à l'harmonie des sphères que Platon associe la figure des
sirènes dans le mythe d'Er622.
621 Qu'elle soit mathématique, psychique, cosmique ou
politique, la notion d'harmonie paraît avoir été l'une des
pierres angulaires des enseignements pythagoriciens. L'harmonie pythagoricienne
consiste en un certain rapport de composition d'éléments
séparés, lequel est exprimable en termes numériques (--
d'où, par ailleurs, un certain désarroi consécutif
à la découverte des « irrationnelles », des rapports
non commensurables). Elle s'applique donc à l'âme, convient autant
à l'âme qu'à la musique et au cosmos, et permet par
là-même de tisser des analogies entre ces différents
niveaux de réalité. L'harmonie musicale peut ainsi revêtir
une valeur protreptique : elle dispose l'âme à épouser ces
rapports de convenance, la met « au diapason » des harmonies
cosmiques, et la prépare ainsi à s'affranchir de la
matière. Avec ses sept cordes symbolisant les sept sphères
cosmiques (où demeurent les sirènes, muses de la mort), la lyre
apparaissait comme l'instrument tout désigné pour remplir cette
fonction. Un symbolisme qui perdurera au moins jusqu'à Kepler. Sur les
résurgences dans les dialogues de Platon des conceptions pythagorisantes
de l'âme comme harmonie et sur la pertinence du paradigme de l'instrument
de musique, cf. J. Figari, « L'âme harmonie dans le Phédon :
une théorie pythagoricienne ? », dans J.-L. Périllié
(dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de philosophie ancienne,
n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.
622 Ce ne sont plus, avec Platon, les sphères qui
« chantent » en se mouvant comme chez les pythagoriciens, mais les
sirènes elles-mêmes. Parvenu au-devant des moires, Er
aperçoit un dispositif constitué d'un fuseau autour duquel se
déploient huit pesons : « Sur le haut de chaque cercle se tient une
sirène qui tourne avec lui en faisant entendre un seul son, une seule
note ; et ces huit notes composent ensemble une seule harmonie. Trois autres
femmes, assises à l'entour à intervalles égaux, chacune
sur un trône, les filles de la Nécessité, les Moires,
vêtues de blanc et la tête couronnée de bandelettes,
Lachésis, Clôthô et Atropos, chantent, accompagnant
l'harmonie des Sirènes (Platon, République, L. X,
617b-e). La présence de Sirènes accompagnant le champ des Moires
pourrait faire référence à l'épisode du «
conte à Alcinoos » au cours duquel Ulysse relate sa brève
rencontre avec ces créatures ailées (Homère,
Odyssée, L. XII, 37-200). Mais à la
191
Et c'est bien d'harmonie qu'il est question dans le
Phédon, dialogue sur l'âme mettant en scène
Socrate délibérant avec des pythagoriciens. Sirènes qu'il
associe dans le Cratyle au royaume de l'Hadès623. Et
c'est encore cette même image d'oiseau androcéphale que Jamblique
néoplatonicien de l'école de Rome, associe à la
tétraktys et Proclus624, néoplatonicien de
l'école d'Athènes aux âmes incorporelles625.
Sophiste du He s. après J.-C., Maxime de Tyr, concède enfin
à Pythagore d'avoir été le premier penseur grec --
ce qui ne préjuge rien des sages «barbares » -- à
avoir soutenu qu'« une fois envolée, l'âme
échappera à la vieillesse et à la mort
»626. Qu'il nous suffise, pour l'heure, de retenir cette
convergence de vues entre les pythagoriciens pour figurer l'âme
séparée du corps, c'est-à-dire
différence des sirènes homériques, les
sirènes de Platon ne cherchent pas à égarer, «
charmer », « ravir » (dans les deux sens du terme), leurs
victimes consentantes pour la conduire à l'« affreuse mort »
sans sépulture. Agents de l'harmonie cosmique, les sirènes de
Platon ne seraient pas à redouter, mais, au contraire, à imiter.
Elles ont en cela une valeur édifiante, incitative, apagogique ; elles
fournissent au lecteur l'exemple -- sinon la « forme », l'Idée
ou l'archétype -- de l'harmonie auquel il doit se conformer dès
ici-bas, dans son existence propre. Manière de dire que l'harmonie
cosmique domptée par les sirènes serait à l'harmonie de
l'âme ce que la belle jeune fille et l'Idée de Beau. Pour ce qui
concerne les divergences d'interprétation philosophiques de la figure
mythologique de la sirène chez Homère et chez Platon, cf. Carine
Van Liefferinge, « Les Sirènes : du chant mortel à la
musique des sphères. Lectures homériques et
interprétations platoniciennes », article en ligne dans Revue
de l'histoire des religions (RHR), n°4, 2012, p. 479-501.
623 « Affirmons donc que nul ne veut quitter l'autre
monde pour revenir ici-bas, pas même les Sirènes en personne, mais
qu'un charme les retient enchaînées, elles et tous les autres ;
tant sont beaux, semble-t-il, les discours que sait tenir Hadès !
D'après notre thèse, ce dieu est un sophiste accompli, et grand
bienfaiteur de ceux qui sont à ses côtés, lui qui,
même aux habitants d'ici-bas envoie des biens si nombreux, tant il a
là-bas de richesses en réserve ! C'est ce qui lui a valu le nom
de Pluton. Que, d'autre part, il refuse de vivre dans la société
des hommes, tant qu'ils ont leur corps, et qu'il ne se mêle à eux
que quand leur âme est purifiée de tous les maux et désirs
corporels » (Platon, Cratyle, 403d-404a). Produs identifie trois
sortes de sirènes dans le discours platonicien, selon que ces
dernières habitent les espaces ouraniens, le monde terrestre ou le
séjour des morts. C'est aux sirènes chthoniennes, suivantes de
Perséphone -- par ailleurs responsable de leur métamorphose et,
d'après la légende, captive et reine six mois l'année du
royaume souterrain -- que songe Produs lorsqu'il réfère à
ce passage. Il s'agirait expressément de « celles qui aident
à la génération ; [de] celles qui purifient,
placées sous le pouvoir d'Hadès » (Produs, Commentaire
sur le Cratyle, 167, trad. M. Boissonade, 1820).
624 Successeur de Platon à l'Académie, Produs
hérite de son mentor Syrianos, lui-même disciple de Plutarque
(fondateur, aux alentours de 380-400 après J.-C., de l'école
néoplatonicienne d'Athènes) d'une vision « concordiste
» des différentes doctrines, philosophies, théologies en
apparence incompatibles. Homère, Orphée, Platon, etc., tous
ont leur part de vérité (cf. Produs, Théologie
platonicienne, L. I, 5). Tous sont dépositaires d'un fragment de la
révélation première ou de la sagesse originelle, jadis
intègre, désormais dispersée. Cf. à ce sujet A.-J.
Festugière, « Proclus et la religion traditionnelle », dans
Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à
André Piganiol, vol. III, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes,
1966, p. 1581-1590 et J. Pépin H. D. Saffrey (dir.), Proclus lecteur
et interprète des anciens, Actes du colloque international du CNRS,
Paris, 2-4 octobre 1985, Éditions du CNRS, 1987.
625 Cf. à ce sujet l'article de J. Figari, «
L'âme-harmonie dans le Phédon », dans J.-L.
Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers
de philosophie ancienne, n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008, p. 135.
626 Maxime de Tyr, Dissertations, X, 2, p. 112, 6-8
hobein (trad. J. J. Combe-Dounous, 1802).
192
libérée de son tombeau
(sèma)627, sous les traits d'un oiseau à
tête humaine. Cela étant, quel rôle pourrait avoir
joué l'Égypte dans le choix de cette représentation ?
Peut-être aucune ; méfions-nous cependant des réponses
péremptoires et des jugements hâtifs. Bien des auteurs depuis
l'Antiquité ont fait le rapprochement, et ce bien avant nous. Ainsi, sur
la question d'éventuelles influences égyptiennes sur la doctrine
orphique -- doctrine que pourrait notamment avoir connue Platon --, on ne
saurait trop en appeler notre lecteur au témoignage de Diodore de Sicile
:
Ainsi, au rapport des Égyptiens, Orphée a
rapporté de son voyage les cérémonies et la plupart des
rites mystiques célébrés en mémoire des courses de
Cérès, ainsi que le mythe des enfers. Il n'y a que la
différence des noms entre les fêtes de Dionysos et celles
d'Osiris, entre les mystères d'Isis et ceux de Cérès. La
punition des méchants dans les enfers, les champs fleuris du
séjour des bons et la fiction des ombres, sont une imitation des
cérémonies funèbres des Egyptiens. Il en est de même
de Mercure, conducteur des âmes, qui, d'après un ancien rite
égyptien, mène le corps d'Apis jusqu'à un certain endroit
où il le remet à un être qui porte le masque de
Cerbère. Orphée fit connaître ce rite chez les Grecs, et
Homère en parle ainsi dans son poème : « Mercure le
Cyllénien évoqua les âmes des prétendants ; il
tenait dans ses mains la baguette magique ». Et un peu plus loin il ajoute
: «Ils longent les rives de l'Océan, dépassent le rocher de
Leucade, et se dirigent vers les portes du Soleil et le peuple des Songes. Ils
arrivent aussitôt dans les prés verdoyants d'asphodèles
où habitent les âmes, images de ceux qui ne sont plus». Or,
le poète appelle Océan le Nil auquel les Égyptiens
donnent, dans leur langue, le même nom. Les portes du Soleil
(hélios) sont la ville d'Héliopolis ; et les plaines riantes qui
passent pour la demeure des morts, sont le lac Achérusia, situé
près de Memphis, environné des plus belles prairies, et
d'étangs où croissent le lotus et le roseau. Ce n'est pas sans
raison que l'on place dans ces lieux le séjour des morts ; car, c'est
là que s 'achèvent les funérailles les plus nombreuses et
les plus magnifiques. Après avoir transporté les corps sur le
fleuve et le lac Achérusia, on les place dans les cellules qui leur sont
destinées. Les autres mythes des Grecs sur les enfers s 'accordent avec
ce qui se pratique encore aujourd'hui en Égypte ; la barque qui
transporte les corps, la pièce de monnaie, l'obole payée au
nautonier, nommé Charon dans la langue du pays, toutes ces pratiques s
'y trouvent. Enfin, on raconte qu'il existe dans le voisinage du lac
Achérusia, le temple de la ténébreuse Hécate, les
portes du
627 « Certains définissent le corps
(sôma) serait le tombeau (sema) de l'âme
où elle se trouverait présentement ensevelie ; et autre part,
comme c'est par lui que l'âme exprime ses manifestations, à ce
titre encore il est justement appelé signe (sema)
d'après eux. Toutefois, ce sont surtout les orphique qui me
semblent avoir établi dans la pensée que l'âme expie les
fautes pour lesquelles elle est punie, et que, pour la garder, elle a comme
enceinte ce corps qui figure une prison ; qu'il est donc, suivant son nom
même, la geôle de l'âme jusqu'à ce qu'elle ait
payé sa dette » (Platon, Cratyle, 400c).
193
Cocyte et du Léthé, fermées par des
verrous d'airain ; et qu'on y voit aussi les portes de la Vérité,
près desquelles est placée une statue sans tête
représentant la Justice.628
Ce passage de Diodore, extrait du Livre I, est remarquable
à plus d'un titre. Le commenter n'est pas ici notre propos. Notons
seulement, pour résumer en quelques mots l'intention de l'auteur, qu'il
se livre ici à une attribution générale à la
tradition égyptienne des multiples éléments ressortissants
aux rites, doctrines et représentations orphiques et homériques
de l'au-delà et des cérémonies qui l'accompagnent. Un
simple syllogisme suffirait lors à attester que si d'une part Platon
avait usé de cet imaginaire orphique, et d'autre part que cet imaginaire
soit pour partie tributaire de doctrines égyptiennes, alors Platon --
essentiellement dans le Gorgias, Phèdre et la
République -- aurait pu transposer sans le savoir des doctrines
égyptiennes. Des doctrines telles que le jugement des âmes629,
mais également, par conséquent des images symboliques, comme
celle de l'âme-oiseau ; et notre parallèle trouverait alors sous
cette nouvelle lumière une légitimation supplémentaire.
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