c. Confessions négatives
Considérées dans l'économie d'un texte de
sagesse, les confessions ont moins pour but d'obtenir le pardon que de fournir
au lecteur des types ou des modèles éthiques à suivre. Il
s'agit d'informer sur les bons comportements à adopter et sur les crimes
à ne pas commettre pour espérer accéder à l'au-
567 Platon, Gorgias, 524d-525b.
568 Planche extraite du papyrus d'Hounefer,
découvert à Thèbes. H. 39 cm. XIXe dynastie, vers 1275
avant J.-C. N° inv.: EA 9901/3. British Museum.
176
delà. C'est à cette fin que certaines versions
du Livre des Morts égyptien mettent en scène une double «
confession négative » ; double, en ce qu'elle s'adresse d'abord
à Osiris, le juge en titre du tribunal des morts, puis dans un second
temps, aux 42 jurés qui l'assistent au cours du procès. A Osiris,
tandis que Thot procède à la pesée, le défunt
énumère 42 actions répréhensibles qu'il certifie ne
pas avoir commises. Ces forfaits épousent le canon d'interdits des
enseignements moraux des textes de sagesse. En affirmant ces interdits, en
prétendant n'en avoir transgressé aucun, le défunt met en
valeur sa pureté morale et rituelle en même temps que celle-ci se
voyait établie. Ainsi, écrit Assmann, « le mort se
débarrassait de toutes charges et se purifiait de toutes les nuisances
morales qui pouvait entraîner son anéantissement afin
d'accéder à l'autre monde dans un état de pureté
inaltérable »569 En sorte que la confession rejoint la
plaidoirie, la plaidoirie répercutant l'enseignement moral quand la
déclaration décrit en creux les conditions requises pour franchir
avec succès l'épreuve de la psychostasie :
Salut à toi, grand dieu, maître des deux
Maât ! Je suis venu vers toi, (ô) mon maître, ayant
été amené, pour voir ta perfection. Je te connais, et je
connais le nom des quarante-deux dieux qui sont avec toi dans cette salle des
deux Maât, qui vivent de la garde des péchés et s
'abreuvent de leur sang le jour de l'évaluation des qualités
devant Ounnefer. Vois : Celui des deux filles, celui des deux Meret, le
maître des deux Maât est ton nom. Voici ce que je suis venu vers
toi et que je t 'ai apporté ce qui est équitable, j'ai
chassé pour toi l'iniquité.
Je n'ai pas commis l'iniquité contre les
hommes. Je n'ai pas maltraité (les) gens. Je n'ai pas commis de
péchés dans la Place de Vérité. Je n'ai pas
(cherche à) connaître ce qui n'est pas (à
connaître). Je n'ai pas fait le mal. Je n'ai pas commencé de
journée ayant reçu une commission de la part des gens qui
devraient travailler pour moi, et mon nom n'est pas parvenu aux
fonctions d'un chef d 'esclaves. Je n'ai pas blasphémé
Dieu. Je n'ai pas appauvri un pauvre dans ses biens,
etc.57o
Cette première confession se voit
réitérée à l'attention des 42 assesseurs du
tribunal divin, représentant chacun un nome
d'Égypte57. Bien que la segmentation de l'Égypte en
différentes
569 J. Assmann, Mort et au-delà dans l'Égypte
ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 132. 57°
Livre des morts chap. CXXV.
177
provinces ait varié au cours du temps, le nombre de 42
fut fixé comme une convention. Devenu canonique, il prend une valeur
cosmologique et sacrée censée refléter la totalité.
Le mort doit en effet témoigner de son innocence à la face du
monde, c'est-à-dire devant le pays entier. Les 42 assesseurs,
originaires de différentes localités d'Égypte
représentent ainsi l'ensemble du pays et confèrent à la
confession, en sus de sa transparence, sa plus large
publicité572. A la dimension morale de la confession
s'associe donc une dimension politique et cosmologique, deux ordres qui ne
pouvaient être séparés dans l'Ancienne Égypte.
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Les 42 juges de la psychostasie573
Cette utilisation du motif du jugement comme artifice
pédagogique ou comme propédeutique à la morale se retrouve
également chez Platon. Le jugement des morts est pour lui l'occasion de
dessiner des types et des canons éthiques à épouser pour
espérer gagner son droit à regagner sa place parmi les dieux dans
le séjour des bienheureux. Socrate s'adresse à Calliclès,
Platon s'adresse à son lecteur en incitant à respecter une
certaine qualité de vie fondée sur la justice. De la même
manière que le défunt de la version égyptienne de la
psychostasie décline un certain nombre de crimes rédhibitoires,
Platon
571 42 nomes d'Égypte et autant
d'assesseurs. Un nombre qui certes, a pu sensiblement varier au cours de
l'histoire égyptienne, mais qui renvoie toujours, dans une optique
mythologique, aux fragments d'Osiris éparpillés de par
l'Égypte par son frère Seth, puis rapiécés par son
épouse et soeur Isis. Manière allégorique de rendre compte
de l'unité (du territoire, du politique) transcendant la
multiplicité : l'autorité de Maât est partout agissante,
son royaume unifié, Osiris est et il n'est pas les 42 divinités
qui assistent au procès.
572 J. Assmann, op. cit.
573 Papyrus extrait du Livre des Morts du Papyrus de
Nebqed, daté de la XVIIIe dynastie, vers 1391-1353 avant J.-C.,
sous le règne d'Aménophis III. Document conservé au
Musée du Louvre, ref. 02/001. La scène centrale présente
Nebqed s'adressant aux 42 assesseurs du tribunal d'Osiris qui siègent
dans la salle des Deux Maât. La vignette se compose de deux registres
subdivisés en 42 colonnes. Le registre supérieur détaille
chaque juge, représenté coiffé de la plume de Maât
et surmonté d'une légende précisant son nom et sa
juridiction. Le registre inférieur décline les 42
dénégations qui constituent le plaidoyer performatif de
purification du mort.
178
énumère dans le Gorgias toute une
tératologie de fautes dont l'impétrant doit à toute force
se préserver : les parjures, les injustices, le mensonge, la
vanité, la licence, la mollesse, l'orgueil et
l'intempérance574. Forfaits auxquels s'ajoutent avec les
Lois, les violences faites aux parents575, ainsi, avec la
République, que les mythes mensongers qui travestissent les
dieux576. Ce funeste tableau appelle peut-être deux remarques.
En premier lieu, il semble que les valeurs sur lesquelles s'appuient le
jugement soient demeurées essentiellement liées à un
double registre de préoccupations : d'ordre social, c'est-à-dire
personnelles d'une part, et collectives -- donc politiques -- de l'autre, comme
il en va pour la confession égyptienne. Les longs développements
esquissés tant dans le Gorgias que dans la
République relativement aux fautes entraînant une
condamnation provisoire ou défmitive au Tartare se définissent
ensuite aux antipodes de la figure de « l'honnête homme »,
correspondant évidement à celle du philosophe :
Quelquefois, il (Rhadamanthe) voit une autre âme
qu'il reconnaît comme ayant vécu saintement dans le commerce de la
vérité, âme d'un simple citoyen, ou de tout autre, mais
plus souvent, Calliclès, si je ne me trompe, âme d'un philosophe,
qui s'est occupé de son office propre et ne s'est pas dispersé
dans une agitation stérile.577
L'antimodèle du criminel trouve ainsi son reflet
inversé en la figure de l'homme socratique, du juste justifié,
promis à l'acquittement et à la rédemption.
Par-delà les divergences qui se constatent dans la présentation
et dans le décorum retenu pour le procès, la même logique
ou la même rhétorique oeuvre en toile de fond dans le mythe
eschatologique selon Platon et la psychostasie des Égyptiens. Le mythe,
dans un cas comme dans l'autre, sert de prétexte à la
définition d'une morale pratique (à peu de choses près, la
même), une morale personnelle au premier chef mais débordant la
dimension strictement personnelle pour trouver son incarnation dans un
système de valeurs renvoyant à la vie en collectivité. Ni
chez Platon578 ni chez les Égyptiens, le souci de soi ne
saurait être déconnecté de la vie sociale.
574 Platon, Gorgias, 524e-525a.
575 Platon, Lois, L. IX, 881a.
576 Platon, République, L. IX, 386a seq.
57 Platon, Gorgias, 526c.
578 C'est à l'auteur du crime bien plus qu'à sa
victime que l'injustice inflige le plus de maux (cf. Platon, Gorgias,
474c). Or, l'homme est avant tout guidé par la recherche du bien
(eudémonisme). Il en résulte que l'injustice, toujours en dernier
ressort préjudiciable à son auteur, ne peut que témoigner
d'une erreur de jugement. Ainsi Socrate, comme il l'admet dans le
Phédon, et le confirme dans le Gorgias, se soucie
davantage de l'éthique personnelle en qualité de relations de
l'« individu introspectif » à ses propres actions que de la
morale de l'opinion qui condamne à l'aveugle (cf. Platon, Apologie
de Socrate) et sur des apparences. C'est tout du moins ce qui ressort de
l'analyse que propose Y. Lafrance de ce dialogue dans son article sur « La
problématique morale de l'opinion dans le Gorgias », publié
dans la Revue Philosophique de
179
Le verdict
Une fois décrites les circonstances et mis en
perspective les tenants et les aboutissants du jugement post-mortem,
reste à nous concentrer sur le verdict. Ici encore, des similitudes
entre les versions platonicienne et égyptienne de la psychostasie
peuvent être relevées. Dans les deux cas, la voie du juste et la
voie de l'injuste vont se dédoubler pour présenter respectivement
deux eschatologies, deux destinées auxquelles seront promises les
âmes à l'issue de leur examen. La destinée des âmes
ne saurait se réduire à à une pure alternative entre la
damnation et le salut. Existent encore des gradations, des degrés de
perfection ou d'abjection atteints dans le salut ou dans la damnation. H y a
des damnations qui sont définitives comme il y a des saluts divins ; et
d'autres qui sont des pénitences comme il y a des saluts qui sont de
simple prolongation de l'existence terrestre. On distinguera ainsi, tant chez
Platon que chez les Égyptiens, plusieurs issues possibles à
l'existence terrestre, entièrement tributaires des actions
perpétrées au cours de l'existence terrestre.
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