c. Diodore de Sicile
Les témoignages de Diodore de Sicile et de Strabon,
s'ils semblent moins probants que ceux de Cicéron et d'Hermodore, n'en
sont pas moins incontournables. Diodore nous lègue une importante
Bibliothèque historique qu'il aurait composée entre 60
et 50 avant notre ère. Il y confirme dès le premier livre la
réalité d'un voyage d'étude de Platon, comme de nombreuses
autres figures du panthéon philosophique grec, en terre des pharaons
:
Après nous être étendu sur ces divers
sujets, nous dirons un mot des Grecs qui, célébrés pour
leur sagesse et leurs lumières, ont autrefois voyagé en
Égypte afin de s 'instruire dans les lois et la science de cette nation.
Les prêtres égyptiens affirment, sur la foi des livres
sacrés, qu'on a vu chez eux Orphée, Musée, Mélampe,
Dédale ; ensuite le poète Homère, Lycurgue le Spartiate,
Solon d'Athènes, Platon le philosophe ; enfin Pythagore de Samos, Eudoxe
le mathématicien, Démocrite d'Abdère et Oenopide de Chio.
Pour prouver que ces hommes ont voyagé en Égypte, ils montrent
soit des portraits, soit des lieux et des édifices portant leurs noms ;
chacun est jaloux de montrer que tous ces sages, qui font l'admiration des
Grecs, ont emprunté leurs connaissances aux
Égyptiens.19°
Toujours à propos des prêtres égyptiens,
Diodore poursuit en affirmant que « comme témoignage de toutes ces
visites, ils montrent des uns les statues, des autres les endroits ou
édifices qui portent leur nom »191. Si ce passage, dont
nous ne restituons ici qu'une bribe, revêt pour nous une importance
particulière, c'est que les dires de l'historien sont
indépendamment corroborés de trois manières, à
l'aune de documentations spécifiques. Nous connaissons ainsi un texte de
Strabon dans lequel ce dernier soutient qu'on lui aurait fait visiter dans la
cité d'Héliopolis le lieu ou auraient séjourné
Platon et Eudoxe de Cnide. Ce genre de pèlerinage organisé
n'était pas rare, et les guides, il est vrai, manifestaient peu de
scrupules à tromper les touristes en leur faisant passer des vessies
pour des lanternes. H se pourrait que les locaux aient fortement
contribué à renforcer le mythe du voyage de Platon afin d'attirer
le chaland. Cela ne retire rien au fait que pour qu'une telle stratégie
-- s'il s'agit là d'une stratégie -- s'avère payante, il
incombait a minima que la légende fût suffisamment connue
des
190 Diodore de Sicile, Bibliothèque
historique, L. I, 96, 2 (trad. F. Hoefer, 1851). Nous soulignons.
191 Diodore de Sicile, ibid.
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Grecs. Assez, du moins, pour qu'on ait eu l'idée d'en
désigner des simulacres de preuves et que Strabon, un auteur averti, ait
pu les prendre pour argent comptant.
Pour ce qui concerne les statues évoquées par
Diodore, nous héritons du règne de Ptolémée Ier
Sôter, daté de la fm du We s. avant notre ère, un exemple
archéologique probant avec l'hémicycle du Sérapéum
de Saggâra. Fait significatif : cet hémicycle est constitué
de diverses statues juxtaposées à l'effigie de différentes
figures d'autorité de la Grèce antique. Les photographies prises
par J.-Ph. Lauer et Ch. Picard192 nous laissent apercevoir un
défilé d'illustres personnages dont la plupart,
précédemment cités par Diodore de Sicile, sont
susceptibles d'avoir effectué un voyage en Égypte. Aux hommes de
loi répondent les dramaturges, aux orateurs les philosophes ; et qui
mieux que Platon pour incarner les philosophes ? Pour ce qui nous concerne,
cette découverte archéologique signifie que moins d'un
siècle après le possible voyage Platon en Égypte, les
Égyptiens et les touristes étrangers pouvaient déjà
admirer son buste dans la grande nécropole memphite. Et probablement
même dans d'autres lieux où il se serait rendu. Cette
découverte du buste de Platon au sein de l'hémicycle du
Sérapéum étonna plus d'un helléniste, et c'est
à A. Burton que nous devons d'avoir risqué le premier ce
rapprochement avec le texte de Diodore193.
La troisième pièce en mesure d'illustrer la
citation de Diodore consiste en un corpus de vies de Platon
rédigées en langue arabe. L'usage que nous pourrions faire
à ces biographies dans l'économie de notre argumentaire reste
toutefois tout relatif, dans la mesure où ces dernières
n'apportent pas d'élément nouveau par rapport à celles que
nous tenons des Grecs. Le fait est néanmoins que l'on n'a pu
jusqu'à présent déceler aucun lien direct d'inspiration ou
de reprise entre les Vies de Platon rédigées par les Grecs et
celles de facture arabe ; ce qui tendrait à témoigner de
l'indépendance de ces deux sources. En d'autres termes, les Arabes
d'Égypte auraient frayé leur propre tradition biographique sur le
fondement de connaissances qu'ils n'auraient pas pu recueillir d'informateurs
ou de documents grecs. Vies grecques et arabes se recoupent néanmoins
sur une majorité de points -- dont le séjour de Platon en
Égypte. Un recensement critique des nombreuses biographies arabes de
Platon peut être consulté dans l'ouvrage d'A.S. Riginos,
Platonica : Anecdotes Concerning the Life and Writings of Plato
194, document fort utile à qui voudrait tenter de
reconstituer le paysage les échanges transculturels du point de vue
arabe.
192 J. Ph. Lauer, Ch. Picard, « Les statues
ptolémaïques du Sérapéion de Memphis », dans
Publications de l'institut d'art et archéologie de
l'université de Paris, Paris, 1955, p. 143 sq.
193A. Burton, « Diodorus Siculus, L. I. A
commentary », article en ligne dans EPRO 29, Leyde, 1972, p. 275
sq.
194 A. S. Riginos, Platonica : Anecdotes Concerning the
Life and Writings of Plato, Londres, Brill, 1976, p. 216 sq.
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Sans aller jusqu'à offrir des preuves formelles et hors
de cause de l'existence d'une tradition égyptienne concernant un
séjour de Platon en Égypte, d'une version des
événements qui se serait transmise localement par-delà les
générations, le texte de Diodore mentionne toutefois suffisamment
d'indices laissant penser que les Égyptiens hellénisés ou
les Grecs égyptianisés de cette époque avaient conscience
de l'importance que l'Égypte revêtait aux yeux de Platon. Assez,
à l'évidence, pour attirer la curiosité des visiteurs
grecs en lui élevant des statues dans les lieux significatifs où
ce dernier aurait été. Semblable « culte », même
entretenu pour des raisons plus financières qu'honorifiques, serait
difficilement pensable si Platon, dans l'esprit des Grecs, ne s'était
rendu en Égypte et n'y avait longuement séjourné.
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