L'espace public, produit
d'une vie économique et d'une mixité
Journaux, salons, cafés
On vient de le voir, nous préférons
appréhender l'espace public comme sortant des espaces minéraux ou
plantés pour être présent, de manière plus large,
omnisciente presque, dans les lieux et vecteurs de communication publique.
Ainsi les remarques de Jürgen Habermas (1962), philosophe
et sociologue allemand, présentent un intérêt certain. Il
cherche à caractériser l'espace public en identifiant sa
rémanence dans trois « formes » qui selon lui font
communication ; le journal, le salon et le café.
Le journal car il est issu de l'écriture, premier
médium de communication entre les hommes mais surtout premier lieu
d'expression après l'agora de la Grèce antique. Les journaux
véhiculent la pensée unique du pouvoir, lissée encore
davantage par la publicité, mais également les courants
alternatifs de pensée dite « libre », depuis les
républicains avant la révolution aux fanzines, journaux
spécialisés ou dits indépendants.
Le salon quant à lui, est le lieu
privilégié de l'échange d'information, depuis les cours
des rois aux salons littéraires tenus chez certaines grandes familles,
et de nos jours ce que l'on a coutume de nommer les « think
tanks », associations de professionnels, penseurs, chercheurs, qui se
réunissent afin de réfléchir et échanger sur un
sujet de société. On remarquera d'ailleurs que ces groupes de
réflexions existent depuis bien longtemps, si l'on considère par
exemple la franc maçonnerie dans sa pratique actuelle en Europe.
Enfin le café, qui est en quelque sorte le prolongement
naturel du salon accessible au plus grand nombre. Il est en effet ouvert
à toutes les catégories sociales, promeut la circulation des
idées, accepte la tenue de réunions à caractère
public, assure la promotion d'un artiste... Ainsi pendant longtemps la paie des
marins était distribuée dans les bars des ports, avec les
atmosphères enivrées de jour de paie qui s'en suivaient. Ce sont
dans ces lieux que les ouvriers inventeront le syndicalisme, que les artistes
dénonceront l'académisme et lanceront de nouveaux courants
artistiques. Paquot dira qu'avec les cafés, « c'est l'esprit
de la ville qui se répand sur territoire, et avec lui, les conceptions
politiques et la reconnaissance de l'opinion publique. C'est une balise dans
l'océan agité de la grande ville ». Il citera
Champfleury, qui dans ses Souvenirs et portraits de jeunesse, dira que
« le café est plus qu'un café, il correspond à
un prolongement de l'habitation et à un entre-deux, à la
frontière entre la sphère publique et la sphère
privée ». On retrouve encore maintenant certains cafés
qui sont le lieu de la discussion, de l'échange de points de vue, de la
démocratie finalement, en dehors des lieux privés. Cafés
d' « after work » entre collègues, cafés
de Flore ou Deux Magots pour les intellectuels parisiens, cafés dits
« alternatifs » que l'on retrouve souvent dans les villes
ou quartiers engagés politiquement. Cafés proposant une connexion
internet ou cyber-cafés également, qui installent une part de
bureau (personnel ou professionnel) dans la vie publique. L'inverse n'est pas
systématiquement valable, mais on constate souvent que l'absence de tels
lieux de rencontres peut, en partie, être tributaire des désordres
sociaux que l'on retrouve régulièrement dans les quartiers de
grands ensembles par exemple, ou de la distension des liens sociaux qui
s'opère dans les quartiers pavillonnaires des périphéries
urbaines.
Ce qu'il est intéressant de remarquer dans cette
approche c'est qu'on est ici en présence de trois formes d'espaces
publics qui ne sont pas du ressort de la puissance publique, mais apparaissent
spontannément, et sont bien souvent la conséquence d'un quartier
vivant. Vivant dans le sens où le lien social existe entre les
habitants, qui se réunissent pour discuter, jouer, se rencontrer, etc.
Ces espaces pourraient donc, d'une certaine manière,
constituer un des marqueurs d'un quartier ou d'une ville qui favorise
l'échange. On remarquera ainsi que bien souvent les quartiers
monofonctionnels présentent peu de médium de communication :
le grand ensemble en est souvent peu ou pas pourvu ; une zone
d'activité est un agrégat de parkings et d'entrepôts qui
prête peu à la rencontre ; une zone de bureau présente
souvent les mêmes carences ; et les zones industrielles, du fait des
distances importantes entre chaque bâti et de la dimension des parcelles,
en sont encore davantage dépourvues. Cette carence est également
une conséquence de l'absence de diversité de fonctions dans un
territoire. Zones d'activités, industrielles ou de bureaux souffrent
bien souvent du syndrome du « 9h-18h », car leurs
« résidents »... n'y résident pas, et se
contentent de faire la navette chaque matin et chaque soir.
Il s'agira donc pour le Bas Chantenay, territoire
« asocial » de par l'absence d'espaces publics vivants, de
retrouver un dynamisme, qui, l'agence Urban Act le remarque dans sa note
d'intention, existait il y a quelques dizaines d'années, lorsque
l'activité économique était florissante :
« le Haut Chantenay accueillait auparavant les ouvriers travaillant
en bas, dans les usines, les chantiers, les ateliers. Cette vie
économique suscitait également une vie festive et sociale : des
cafés et des bars, des guinguettes (300 au maximum contre 3
aujourd'hui). Il y avait un lien, aujourd'hui très distendu, entre le
Haut et le Bas Chantenay. Le quartier emploie en effet moins de main d'oeuvre,
l'activité s'y est réduite et les friches sont plus nombreuses,
un processus de gentrification relative s'est développé sur le
Haut Chantenay (...). Il y a aujourd'hui une déconnexion sociale et
économique entre le Haut et le Bas, déconnexion qui a
accentué le processus de dévalorisation des quartiers du Bas
Chantenay ».
Cette remarque est intéressante car elle fait le lien
avec plusieurs des objectifs majeurs de ce projet de renouvellement : la
conservation et le redressement de l'activité économique dans le
quartier, et le développement d'une mixité de fonction, notamment
par l'apport de logements. Cet apport existait de fait, à
l'époque où l'industrie était florissante, car les
ouvriers habitaient un peu plus haut dans Chantenay, et descendaient à
pied tous les matins. Aujourd'hui ils ne sont plus, et leurs maisons
ouvrières, au coeur de Nantes, sont devenues des biens immobiliers
prisés par les classes supérieures.
On peut donc envisager que ces trois enjeux, espaces publics,
activité économique et habitat, sont intimement liés, et
que la réussite d'une vie sociale dans le quartier passera
nécessairement par un renouveau de sa vie économique ainsi qu'un
retour des habitants sur le territoire. On retrouve ce type de réflexion
dans les divers fascicules de recommandations sur l'aménagement de
l'espace public en France. Ainsi, le livret « Revisiter les espaces
publics pour changer la ville », publié par la Direction
régionale et interrégionale de l'équipement et de
l'aménagement d'Ile-de-France (2011) est introduit par les propos
suivants : « Les espaces publics de la ville situent les
terrains et les constructions privées dans la ville, en font la
vocation, la valeur, l'intérêt, l'usage, l'ambiance. Ils
permettent que s'établisse un lien social entre ceux qui y vivent, qui y
travaillent ou les visitent ». Plus loin on lira même qu'
« un espace public qui est défait par la pauvreté de
ses usages, l'insécurité ou l'ambiance qui y règne n'est
que la moitié du système composé des pleins et des vides
de la ville, des fonctions urbaines qui s'y logent, des flux qui le traversent
».
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