Le pouvoir de la pucelle est une croyance populaire
ancestrale qui a encore toute sa force au XVIe siècle. La
virginité est valorisée dans la société terrestre
tout comme dans la société divine où les vierges «
suivent immédiatement les martyrs » comme le fait remarquer
Aurélie Godefroy257. Jean Benedicti fait allusion à
cette croyance quand il aborde la question des superstitions. Il accepte que
les croyants se munissent de billets258 portant des prières
ou des inscriptions à condition « qu'on ne regarde à la
maniere de l'escriture, en disant qu'ils les faut escrire en parchemin vierge,
ou quand le Soleil se leue, ou qu'on les attache auec tant de filets, &
qu'ils soyent attachez d'vne pucelle, ou escrits d'vn enfant vierge, &c.
»259. La virginité, à laquelle il fait trois fois
allusion ici, semble bien trouver un écho auprès du peuple
catholique. La pucelle n'est pas une simple jeune fille. Mais qu'est-ce tout
d'abord qu'une « jeune fille » ? L'introduction au livre
dirigé par Gabrielle Houbre nous la présente ainsi : elle «
se définit par sa virginité et son rapport au mariage. Elle n'est
''jeune'' que lorsqu'elle en a l'âge - douze ans ou plus - mais
''vieille'' quand elle s'obstine dans le célibat et une virginité
qui n'importe plus à aucun soupirant »260. Que
pouvons-nous savoir de sa condition d'après l'oeuvre de Benedicti ? Nous
aborderons ci-après trois aspects de la vie d'une jeune fille
exposés dans La somme des pechez et le remede d'icevx.
Premièrement, nous verrons quelle est la place de la vierge dans la
société de la fin du XVIe siècle et quels
dangers pèsent sur
257Aurélie GODEFROY, Les religions, le
sexe et nous, Paris, Calmann-Lévy, 2012, p.54.
258Certains croyants portaient sur eux de petits
papiers sur lesquels était écrite une prière censée
leur apporter protection.
259Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.44.
260BRUIT ZAIDMAN, Louise (dir.), HOUBRE, Gabrielle
(dir.), KLAPISCH-ZUBER, Christiane (dir.), SCHMITT PANTEL,
Pauline (dir.), Le corps des jeunes filles de
l'Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001 (coll. Pour
l'histoire), p.12.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 75 -
elle. Puis nous nous pencherons sur la question des
modèles de virginité proposés aux jeunes filles. Enfin,
nous montrerons que la majorité d'entre elles sont destinées au
mariage, que nous étudierons en nous appuyant sur la vision qu'en a Jean
Benedicti.
Jean Benedicti consacre une sous-partie de son ouvrage
à la défense de la virginité. En effet, au chapitre VII du
livre I, « Du stupre & defloration d'une pucelle, espece de luxure
», il s'adresse directement aux jeunes filles vierges, dans un passage
à tonalité lyrique : « O ieunes filles regardez icy à
vostre honneur, & vous rementeuez de ce que l'Apostre dit que vous portez
ce beau thresor de virginité en vaisseaux de terre, c'est à dire,
en vos corps fragiles, lesquels estans rompus & deflorez demeurent
irreparables, ne plus ne moins que le verre ou le vaisseau de terre. [...]
Regardez donc chastes pucelles de ne croirez à ces pipeurs qui vous
veule[n]t rauir ce beau thresor, qui vo[us] fait paroistre en toutes bonnes
compaignies la teste leuee & sans rougir, autreme[n]t vous perdrez ce que
tous les Roys Empereurs & Monarques ne sçauroie[n]t iamais vous
re[n]dre. Aussi le Poëte le dit bie[n], que la virginité est
irreparable, & ne se perd qu'vne fois. Ce qu'estant consideré par
vne ieune fille, elle deuint en si grande tristesse & mela[n]cholie d'auoir
perdu, par vn seul plaisir de si peu de duree ce gra[n]d thresor de
virginité, qu'elle en mourut de regret »261. Nous
pouvons nous demander dans quelle mesure la virginité est un état
qui paraît si enviable à Benedicti. Il semble qu'il soit fait un
parallèle entre la virginité des jeunes filles et la
virginité de l'Église elle-même. Ainsi, Dietrich von
Hildebrand affirme : « Seules les personnes qui lui ressemblent à
ce point de vue capital peuvent développer sans limites en
elles-mêmes la vie sainte de l'Église. C'est à cause de la
ressemblance et de la conformité avec l'Église vierge, la propre
épouse du Christ, que la virginité signifie d'une façon si
marquée la relation de chaque personne avec le Christ
»262. Saint Paul pense quant à lui que la femme vierge,
celle qui n'est pas mariée, est plus proche de Dieu que les autres. Il
dit : « la femme sans mari, comme la jeune fille, a souci des affaires du
Seigneur, elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle
qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire
à son mari »263. La vierge a plus de chances de se
préoccuper de Dieu, elle a donc plus de chances de trouver grâce
à ses yeux. La supériorité de la virginité est
réaffirmée par le concile de Trente, qui tente de combattre les
positions protestantes sur la question. Ces derniers ont notamment
rétabli la
261Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.133.
262Dietrich von HILDEBRAND, Pureté et
virginité, Paris, Desclée de Brouwer, 1947, p.140.
263Bible de Jérusalem, op. cit. [note
n°6], I Cor. VII, 34.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 76 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
possibilité de se marier pour les
prêtres264. Les pères de l'Église s'attachent
donc à défendre le célibat et la chasteté. Yvonne
Knibiehler souligne que la « virginité en soi ne fait l'objet
d'aucun débat, mais des signes forts révèlent qu'elle est
revalorisée dans la pastorale. Ainsi les vierges martyres des premiers
siècles sont-elles mises à l'honneur. L'Église encourage
les fouilles pour retrouver leurs ossements et organiser leur culte. Ici et
là, elles supplantent des saints locaux »265.
Les jeunes filles désirant rester vierges sont
invitées par Benedicti à vouer leur virginité à
Dieu afin de clarifier cette situation et de la sacraliser. Dans son paragraphe
sur les « voeus », Benedicti affirme que « la fille qui a fait
voeu de garder virginité & la garde, merite plus que celle qui l'a
garde sans l'auoir vouee », puis, « une vierge merite plus, estant en
religion, que celle qui demeure au monde »266. La
cérémonie de la consécration d'une vierge est essentielle
puisqu'elle permet de faire passer la jeune fille de l'autorité de son
père à l'autorité de l'évêque. En effet,
« sur le plan juridique, le voeu de chasteté porte atteinte
à l'autorité paternelle, puisqu'il empêche le père
de marier sa fille à son gré »267 remarque Yvonne
Knibiehler. Des noces mystiques sont donc organisées qui permettent
à la vierge de se soumettre à un nouvel homme. La
virginité peut cependant être une forme de résistance de
certaines filles à l'autorité paternelle. Elles y trouvent
parfois un refuge contre le mariage non désiré.
Les vierges ont plus de chances selon Benedicti de
réaliser l'idéal chrétien. Il soutient en effet «
qu'il est beaucoup plus facile à vne pucelle de garder co[n]tine[n]ce
qu'à vne veusue : plus facile à vne veusue qu'à vne qui
est mariee absente de son mary : plus facile à vn religieux qu'à
celuy qui est marié : plus facile à celuy qui n'a iamais
experimenté ce plaisir qu'à ceux qui l'ont appris
»268. Benedicti insiste sur le fait qu'il faut garder la vierge
dans l'innocence de sa condition. Au paragraphe traitant de l'«
attouchement », il conseille : « le sage & bien aduisse
confesseur pourra interroger prudemment sur cest articles les penitens d'aage
competent, & rarement les ieunes enfans, & sur tout les filles &
pucelle [sic], de peur de leur apprendre ou occasionner vn desir de
sçavoir le péché, qu'ils ignorent »269. De
plus, les jeunes filles semblent devoir être surveillées de plus
près que leurs frères, peut-être afin de vérifier
qu'elles sont toujours dans l'état d'innocence attendu. En effet, Jean
Benedicti pense « sous correction
264Si l'interdiction du mariage pour les
ecclésiastiques fait jour dès le IVe siècle,
les prêtres catholiques gardent l'habitude de se
marier jusqu'à la réforme grégorienne du
XIe siècle.
265Yvonne KNIBIEHLER, La virginité
féminine : mythes, fantasmes, émancipation, Paris, Odile
Jacob, 2012 (coll. Histoire),
p.114.
266Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.65.
267Yvonne KNIBIEHLER, La virginité
féminine..., op. cit. [note n°265], p.71.
268Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.344.
269Ibid., p.528.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 77 -
toutesfois, qu'il seroit bon de communier les filles enuiron
douze ans & les fils à 14.ans au plus tard, consideré que les
esprits sont auiourd'huy plus aigus que iamais »270. La peur
d'une déviance plus précoce de la jeune fille est-elle
présente ? Serait-elle considérée plus apte à
pécher, ce qui justifierait sa communion prématurée ?
L'auteur n'explique pas cette différence d'âge.
Si l'on cherche tant à préserver l'innocence de
la jeune fille, c'est aussi que celle-ci est constamment en danger, ce qui
transparaît dans les écrits de Jean Benedicti. La violence des
hommes sur les femmes est palpable dans son ouvrage et les allusions au viol
sont multiples. Georges Vigarello tient à souligner dès le
début de son Histoire du viol le « parallèle avec
la violence familière et quotidienne [...]. Le viol, dans la France
ancienne, est en cohérence avec l'ensemble d'un univers de violence
»271. Si la jeune fille est parfois accusée d'être
consentante voire tentatrice, cela n'est en aucun cas une excuse à sa
défloration selon Jean Benedicti. Ce dernier affirme en effet que «
la fille ne peut bonneme[n]t consentir à tel acte. Pourquoy : Pour
auta[n]t qu'elle n'est pas maistresse de son corps, de son honneur, ny de sa
virginité, non plus que de ses membres »272. Dans ce
même chapitre traitant du « stupre & defloration d'une pucelle,
espece de luxure », le franciscain développe sa pensée sur
le viol d'une jeune fille : « Qviconqve deflore vne fille vierge, &
rompt le seau de sa virginité, peche griefuement : car premierement il
des-honnore la fille : secondement, il est occasion qu'elle ne trouuera pas bon
mariage : tiercement il la met au desespoir & au chemin de perdition :
quartement il fait des-honneur au pere & mere, freres & soeurs, &
parens de la fille »273. Selon Yvonne Knibiehler, la «
défloration est perçue comme un acte magique : à la fois
blessure sanglante et révélation du plaisir, elle est
supposée provoquer une mue décisive de la femelle humaine.
Consciemment ou non, le mâle humain attend avec émotion, la
métamorphose de la fille en femme, et tout l'imprévu qui pourrait
s'ensuivre... »274. Cette atteinte à la virginité
de la jeune fille fait basculer son statut social. De la vierge
valorisée ne reste qu'une femme corrompue, prête à
pécher à nouveau du fait de ce premier acte sexuel. Jean-Louis
Flandrin remarque que le « choix - courant - du terme "corrompue" pour
qualifier la fille qui a perdu son pucelage est lui-même significatif
»275. Vigarello rappelle quant à lui que les «
victimes demeurent physiquement stigmatisées,
dépréciées comme un fruit corrompu, blessure d'autant
plus
270Ibid., p.232.
271Georges VIGARELLO, Histoire du viol
XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1998 (coll.
L'univers historique), p.15.
272Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.132.
273Ibid., p.132.
274Yvonne KNIBIEHLER, La virginité
féminine..., op. cit. [note n°265], p.106.
275Jean-Louis FLANDRIN, Les amours paysannes :
XVIe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1993
(rééd.) (coll. Folio / Histoire), p.224.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 78 -
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 79 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
grave que la virginité peut faire la différence
entre les femmes qui comptent et celles qui ne comptent pas
»276. L'expression « fruit corrompu » est très
forte et renvoie aux espoirs que pouvait placer la famille en ses enfants. Un
fruit « abîmé », « souillé », n'a plus
les mêmes chances qu'avant et prend donc un mauvais départ. En
effet la victime d'un viol est mise en marge de la société
d'Ancien Régime. C'est pourquoi il importe que restitution soit
faite.
La restitution fait souvent l'objet d'un accommodement entre
les parties. Georges Vigarello souligne « la volonté
d'éviter le recours à une justice trop lointaine ou
inquiétante en multipliant les procédés infrajuridiques
»277. Jean Benedicti revient par deux fois, et assez
précisément, sur les moyens accordés au séducteur
pour restituer son honneur et sa dignité à une jeune fille
violée. Au chapitre concernant le « stupre & defloration d'une
pucelle, espece de luxure », il affirme : « A tout le moins il est
obligé de la prendre à femme, si les parens la luy veulent
bailler : & s'ils ne veulent il la doit doüer, & luy donner aussi
bon mariage que si elle n'eust point esté violee : & outre cela
satisfaire aux parens. Que s'il ne la veut prendre il doit estre chastié
corporelleme[n]t selon les loix, outre le douaire qu'il luy doit bailler
»278. Puis, au paragraphe concernant la « Restitution des
biens de l'ame, du corps, de l'honneur, & de fortune », il aborde en
tout premier le cas de la pucelle déflorée : « Quant aux
biens de l'Esprit, celuy qui a seduit vne pucelle, il est tenu de la prendre en
mariage, ou s'il ne la peut prendre de luy bailler douaire compete[n]t qui a
acoustumé d'estre donné aux filles du pays, & s'il ne la veut
espouser, il doit estre puny corporellement. Et si c'est vn prestre, il faut
pareillement qu'il la douë, & qu'il soit puny. Que si la fille
à volontairement sans aucune deception279 consenty à
sa defloration, il ne sera point tenu au fait de la co[n]science de la
doüer selon aucuns : mais ouy bien au iugeme[n]t politique, auquel on
presume tousiours qu'elle à esté desbauchee. Et s'il dit qu'elle
n'estoit pas vierge il ne sera pas creu, (sinon qu'il en feist preuue
suffisante) car le droit presume qu'elle est pucelle puisqu'elle est en l'estat
: & ainsi on presumera tousiours qu'elle aura esté seduite : car
comme dit la loy, n'estoit la malice des ho[m]mes, vn si grand peché ne
se co[m]mettroit pas Voyez icy vous autres qui debauchez les ieunes filles,
sous couleur de les prendre en mariage, en quoy vostre conscience est obligee.
Que si les lois estoient bien obseruees vous seriez forbannis du pays, la
moytié de vos biens co[n]fisquez, & fustigez : & si vous les
auez rauis par force vous serez pe[n]dus au gibbet »280. En
cela, Jean Benedicti
276Georges VIGARELLO, op. cit. [note
n°271], p.39.
277Ibid., p.29.
278Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.132.
279Une déception est une tromperie, une
ruse.
280Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.697.
Humeau Lucie | Master 1 CEI | maîtrise de
mémoire | juin 2013 - 80 -
semble suivre les décisions prises par l'ordonnance de
Blois de mai 1579, ordonnée par Henri III. En effet, l'article 42 de
cette ordonnance stipule que « ceux qui se trouveront avoir suborné
fils ou fille mineurs de vingt-cinq ans, sous pretexte de mariage ou autre
couleur, sans le gré, sçù vouloir ou consentement
exprès des pères, mères et des tuteurs, soient punis de
mort, sans espérance de grace et pardon : nonobstant tous consentemens,
que lesdits mineurs pourroient alléguer par après, avoir
donné audit rapt lors d'icelui ou auparavant [...] »281.
La peine de mort était donc autorisée dans ce cas, même si
elle semble avoir été très peu fréquente. La
dotation de la jeune fille était plus commune dans les cas où
cette dernière obtenait gain de cause. Selon Jean-Louis Flandrin, la
pression villageoise suffisait parfois à la réparation mais les
tribunaux jouaient aussi leur rôle en fixant le montant de la dot si la
jeune fille « établissait la vraisemblance de son accusation et
s'il [le séducteur] ne pouvait prouver qu'elle avait connu d'autres
hommes avant lui »282. Néanmoins, tous les historiens
soulignent que la jeune fille sortait souvent souillée d'un
procès où sa bonne foi était remise en cause, où un
examen délicat par une sage-femme lui était infligé mais
surtout où le regard était focalisé « sur la luxure
et le péché, aggravant sourdement la compromission de la victime,
un état d'indignité que la sentence pénale ne parvient pas
à effacer »283.
Il semble que Jean Benedicti pensait, comme la
société de son temps, qu'une jeune fille déflorée
allait suivre un chemin de débauche. Il écrit en effet : «
Celuy qui desbauche vne ieune fille, il peche doubleme[n]t, premiereme[n]t en
co[m]mettant le peché de luxure : secondement en faisant offenser ceste
pauure fille, & la mettant en voye de perdition »284.
Néanmoins, il semble qu'ait existé une sorte de commerce de la
virginité, ce que met en lumière Benedicti lorsqu'il dit : «
Item si le pere ou la mere, voulans vendre la pudicité de leur fille,
luy commandant de s'abando[n]ner pour leur gaigner quelque chose : la fille ne
leur doit aucunement obeir, ains plustost endurer la mort, quelque
pauureté que puissent auoir ses parens, & ainsi des autres enfans
»285. Aussi, si les parents et la famille de la victime d'un
viol sont atteints dans leur intégrité par cet acte, ils semblent
être parfois à l'origine d'un marchandage de cette denrée
rare qu'est la virginité. Le viol d'une vierge est dans tous les cas
dans La somme des pechez, et le remede d'icevx... soumis à
restitution et l'origine d'un discours désapprobateur car
281Ordonnance de mai 1579, citée dans
Georges VIGARELLO, op. cit. [note n°271], p.65.
282Jean-Louis FLANDRIN, Les amours paysannes..., op.
cit. [note n°275], p.292.
283Georges VIGARELLO, op. cit. [note
n°271], p.40.
284Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.113.
285Ibid., p.91.
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
« il appert que ce n'est pas petit peché de
deflorer vne ieune pucelle, qui est le te[m]ple du sainct Esprit, &
l'honneur de ses parens »286.
Afin de soutenir les jeunes filles dans leurs efforts pour
sauvegarder leur virginité, Jean Benedicti met à leur disposition
un certain nombre de modèles et de repoussoirs. Yvonne Knibiehler
rappelle que les pucelles « sont bien présentes dans la
littérature hagiographique. Les exempla et les miracula, récits
destinés à l'édification des fidèles, invoquent de
préférence les témoignages de très jeunes filles :
dès leur douzième année, leur nom est
précisé, elles sont écoutées avec attention, leurs
paroles sont retranscrites »287. Le modèle le plus fort
qui est proposé aux jeunes filles est bien sûr celui de la Vierge
Marie, mère de Dieu qui a su préserver sa chasteté tout au
long de sa vie malgré sa grossesse. Les débats qui entourent le
mystère de la conception virginale de Marie sont très
présents dans l'ouvrage de Benedicti et notamment dans l' « Espitre
Dedicatoire » qui précède La somme des pechez, et le
remede d'icevx... Sur deux pages seulement de cette épître,
nous pouvons relever vingt-cinq mentions de la virginité de Marie ; ce
thème est une sorte de leitmotiv. En effet, cette conception virginale
du Christ pose problème au sein même de l'Église
catholique. Jean Benedicti relate l'histoire de Siméon, qui accueillit
Marie au temple lors de la présentation de Jésus. Il est de
coutume à l'époque de présenter les enfants au temple
quarante jours après l'accouchement. La femme, purifiée, peut
alors offrir son enfant avec des présents. Siméon « tomba en
doute, s'il estoit possible en nature qu'vne Vierge enfantast : encores
quelques uns adioustent qu'il effaça ce mot de Vierge, & y
mis le mot fille iusques à trois fois, mais autant de fois il
trouua le nom de Vierge remis en son lieu »288. Jean
Benedicti prend tout l'espace de cinq pages de son « Espitre Dedicatoire
» pour défendre la thèse de la virginité mariale. Il
commence son discours par un appel à tous ceux qui remettent en cause
cette virginité : « Or venez ça Payens, Iuifs, Epicuriens,
Athees & Heretiques, qui calomniez la religion Chrestienne, apprenez que ce
que nous croyons de la pudicité de la mere de nostre Dieu n'est pas tant
esloigné de raison, qu'on n'ait creu autres choses aussi difficiles que
celle-cy »289. Puis il recense toutes les mentions connues de
lui à propos de l'annonce d'une vierge enfantant ou à propos de
vierges qui ont enfanté selon les croyances attribuées à
chacun de ces groupes qu'il interpelle. Ce travail accompli, il peut
réaffirmer la grandeur de Marie, la femme la plus admirable selon ce
fervent
286Ibid., p.133.
287Yvonne KNIBIEHLER, La virginité
féminine..., op. cit. [note n°265], p.92.
288Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], « Espitre
Dedicatoire ». 289Ibid., « Espitre Dedicatoire
».
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maîtrise | juin 2013 - 81 -
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mémoire | juin 2013 - 82 -
franciscain : « Voilà le premier miracle, ô
sacree Royne des Cieux, que nous remarquons, c'est que vous estes demeuree
vierge deuant l'enfantement, en l'enfantement, & apres l'enfantement
»290. Jean Benedicti réaffirme donc que Marie n'a pas
connu charnellement son époux Joseph : ce sont des époux
virginaux. Marie est restée vierge durant sa grossesse puisqu'elle a
été enfantée par l'Esprit saint. Enfin, Jésus
« sortit de sa mere comme les rayons du Soleil à trauers une vitre,
sans y faire ouuerture & fraction »291 : Marie est donc
toujours vierge après son accouchement. La figure de la Vierge Marie est
exaltée en de nombreux passages de l'oeuvre de Jean Benedicti et ce
dernier compte peut-être sur le renouveau des dévotions
consacrées à Marie pour faire d'elle un modèle de la
virginité accomplie. Yvonne Knibiehler souligne qu'à cette
époque « [l]'art baroque délaisse les représentations
de l'Annonciation et même celles de la Vierge à l'Enfant,
naguère si populaires ; il leur préfère l'image de
l'Immaculée Conception, où la Vierge est seule, Reine du Ciel,
plus vierge que mère »292.
Si la Vierge Marie est tant prise comme modèle,
d'autres jeunes femmes ont elles aussi ce rôle. Ainsi, il est important
de souligner que l'immense majorité des saintes approuvées par la
religion catholique sont de véritables vierges. Jean Benedicti fait
allusion à « saincte Catherine de Senes, & [...] saincte
Christine, lesquelles ne pouuoient endurer la puanteur des pecheurs &
pecheresses parlans & co[n]uersans auec eux » à l'image de la
Vierge Marie qui elle non plus « ne pouuoit co[n]uerser auec vne creature
en peché »293. En ce qui concerne l'histoire des vierges
citées par Benedicti, nous nous appuierons sur le texte de La
légende dorée, de Jacques de Voragine, afin de
connaître les croyances des gens du XVIe siècle
à leur propos. En effet, ce texte est l'une des oeuvres les plus
imprimées à l'époque. Jacques de Voragine, au
XIIIe siècle, s'est proposé de recueillir en cet
ouvrage l'histoire de tous les saints de la religion chrétienne. Son
oeuvre s'est véritablement imposée comme une
référence avant d'être mise quelque peu à distance
au XVIIe siècle. Sainte Catherine est citée comme une
personne très pieuse qui communie tous les jours294. Si elle
est appelée aux côtés de sainte Christine, c'est que toutes
deux entrèrent en religion contre le voeu de leurs parents. Elles
menèrent toutes deux une vie très pieuse faite de souffrances
physiques : sainte Catherine de Sienne du fait de ses pénitences
extrêmement sévères, sainte Christine par l'énergie
que mirent ses tyrans à essayer de lui faire abjurer la foi
chrétienne. Christine est une grande figure de vierge martyrisée.
Jacques de Voragine raconte ses multiples supplices : son père lui
fait
290Ibid., « Espitre Dedicatoire
».
291Ibid., « Espitre Dedicatoire
».
292Yvonne KNIBIEHLER, La virginité
féminine..., op. cit. [note n°265], p.114.
293Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.27.
294Ibid., p.236.
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
déchirer les chairs et rompre les membres puis il la
fait attacher à une roue et allume un bûcher sous son corps, il
tente même de la jeter à la mer avec une pierre au cou. Elius, qui
devient son bourreau à la mort de son père, « la fit plonger
dans une chaudière allumée avec de l'huile, de la résine
et de la poix ; et il ordonna à quatre hommes de secouer la
chaudière, pour activer la flamme »295. Son dernier
tyran fut Julien, qui la fit plonger dans une fournaise ardente, lui trancha
les seins, « d'où jaillit du lait au lieu de sang
»296 puis lui coupa la langue avant de la faire transpercer de
flèches297. « [C]este bonne Vierge S. Christine
deplorant la corruption des corps humains »298 est un
modèle tout trouvé de persévérance dans sa foi et
dans ses convictions pour de jeunes demoiselles en quête d'un
idéal. Benedicti fait aussi référence à sainte
Marthe299, vierge qui accueillit chez elle le Christ lui-même.
En développant assez longuement l'histoire de sainte Marine, le
franciscain fait l'apologie de la patience qui caractérise les personnes
réellement pieuses. Il raconte en effet comment cette vierge,
placée en temps que garçon chez les moines par son père,
fut faussement accusée de la paternité de l'enfant d'une
villageoise mais récompensée de sa longue patience par la
reconnaissance tardive de son innocence : « car on trouua apres sa mort
qu'elle estoit fille & pucelle, & par conseque[n]t qu'vne fille ne
pouuoit pas auoir engrossé vne fille : & le tout fut descouuert
à la grande confusion de ses ennemis : car quoy qu'on attende, Patience
finalement gaigne »300. Enfin Benedicti assure que les jeunes
filles vierges peuvent compter sur le soutien de la Vierge Marie dans les
épreuves qui les attendent. Il attribue en effet la fin heureuse de
l'histoire de sainte Justine à l'intervention de Marie. Le mage Cyprien,
figure du séducteur peu scrupuleux, tente de s'attirer les bonnes
grâces de Justine, qui repousse ses attaques grâce au signe de
croix. La virginité de la jeune fille est mise en valeur dans le manuel
de confession de Jean Benedicti et « l'intercessio[n] de la glorieuse mere
de Dieu »301 est soulignée par deux fois : à ce
moment mais aussi dans l'« Espitre Dedicatoire » où Benedicti
interpelle la Vierge Marie ainsi : « saincte Iustine, que vous deliurastes
des charmes & enchantemens de Cyprian »302. Il semble donc
que les jeunes filles désireuses de persévérer dans leur
foi peuvent trouver des modèles dans
295Jacques de VORAGINE, La légende
dorée, Paris, Seuil, 1998 (rééd.) (coll. Points
Sagesses), p.351.
296Ibid., p.352.
297Le martyre est considéré comme un
« témoignage ». Sylvie Barnay affirme que le « martyr est
identifié au Crucifié, son sang
versé au sang versé par le Christ sur la Croix
». Les nombreux supplices endurés par les saints sont
justifiés par le lien qu'ils
créent avec Dieu. Ce sont des modèles à
contempler et à vénérer. (Sylvie BARNAY, Les Saints :
des êtres de chair et de ciel,
Paris, Gallimard, 2004 (coll. Découvertes Gallimard,
Religions)).
298Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.142.
299Ibid., « Espitre Dedicatoire
».
300Ibid., p.361.
301Ibid., p.50.
302Ibid., « Espitre Dedicatoire
».
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maîtrise | juin 2013 - 83 -
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mémoire | juin 2013 - 84 -
les saintes dont elles connaissent les histoires mais aussi
une protection auprès de la plus sainte des femmes dans le discours de
Benedicti, la Vierge Marie.
Jean Benedicti mêle aussi à son discours des
figures qui doivent servir de repoussoir aux jeunes filles qui seraient sur le
point de pécher. Ainsi, il met en scène une jeune fille en danger
de pécher mortellement : « la pucelle qui desire sçauoir,
combien la delectation charnelle est grande, & cherche les moye[n]s de le
sçauoir, toutesfois sans volo[n]té d'auoir co[m]pagnie d'ho[m]me,
elle peche. Et si elle a le vouloir d'accomplir l'oeuure, pour en auoir
l'experience, elle commet deux pechez, l'vn de curiosité & l'autre
de luxure. Et si elle met la volonté en effect, c'est encores plus
gra[n]d peché »303. Les filles de Loth, figures
bibliques, sont elles aussi prises en exemple comme de mauvaises vierges
puisqu'elles n'ont pas foi en Dieu. Selon Benedicti, c'est en effet du fait
qu'elles « pensoient, voyans Sodome & Gomorre abismees, que le monde
estoit finy »304 qu'elles couchèrent avec leur
père, pensant perpétuer une espèce qui leur semblait en
danger. Néanmoins, elles commettent l'inceste, fortement
dénoncé par l'Église. Ces deux jeunes filles sont donc un
contre-exemple de l'espérance que tout croyant devrait placer en Dieu.
Enfin, Benedicti s'appuie sur la parabole des dix vierges pour mettre en garde
les jeunes filles. Cette parabole fait référence à une
coutume qui voulait que dix jeunes filles vierges raccompagnent les
époux nouvellement mariés chez eux où a lieu une grande
fête en l'honneur de leur union. Dans cette histoire racontée par
Matthieu (25, 113), dix jeunes vierges attendent donc le passage de
l'époux. Lorsque ce dernier arrive enfin, en retard, cinq des vierges
n'ont déjà plus assez d'huile pour l'éclairer sur le
chemin du retour. Seules les cinq vierges sages, qui avaient prévu de
l'huile en quantité, sont invitées à partager la
fête en l'honneur du mariage. Benedicti fait un parallèle entre un
vendeur d'huile et un séducteur qui cherche à inciter une jeune
fille à pécher : « les flatteurs sont les vendeurs d'huile,
qui deceurent & tromperent les cinq vierges folles »305. Il
peut être remarqué que dans la parabole de Matthieu, les vendeurs
d'huile ne sont pas présents, les cinq vierges folles, qui ont
oublié de se munir d'huile pour la veillée, ne doivent s'en
prendre qu'à elles-mêmes : elles sont exclues de la fête du
mariage du fait de leur manque de préparation. Ici, Jean Benedicti
introduit un nouveau paramètre : les cinq vierges folles auraient pu,
non pas seulement oublier de se munir d'huile, mais être trompées
par les vendeurs d'huile qui prennent un visage de séducteur. De
même, quelques pages plus tôt, Benedicti forgeait
déjà les traits de cette nouvelle parabole en affirmant : «
Or ceux qui s'addonne[n]t au plaisir d'iceux [des sens] sont les
303Ibid., p.249.
304Ibid., p.451. 305Ibid., p.530.
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
cinq folles vierge [sic] qui sont
forcluses306 du Royaume celeste, lesquelles seront tourmentees par
les mesmes cinq sens és prisons infernales »307. Le
franciscain semble ici se réapproprier une parabole biblique en la
travaillant selon le message qu'il désire faire passer auprès des
vierges de la société du XVIe.
Malgré la place laissée à la figure de
la vierge dans La somme des pechez, et le remede d'icevx, la
majorité des jeunes filles au XVIe siècle suivent les
voies du mariage. Cette union semble être pour Jean Benedicti l'issue la
plus naturelle pour une jeune fille. En effet, il présente le «
mariage de quelque pauure orpheline »308 comme un acte
charitable capable de racheter un voeu qu'on a fait sans pouvoir l'accomplir.
Or le franciscain est extrêmement sévère avec ceux qui ne
tiennent pas leurs voeux. De même, il affirme que « marier les
pauures filles »309 est possible pour le pécheur qui
souhaite faire pénitence. Ce mariage lui permettrait d'être
libéré du poids de son péché. Il semble donc que,
tout du moins pour les gens de basse catégorie, les pauvres, le mariage
soit une voie vers le salut, ce qui pourrait arriver de mieux à une
jeune fille guettée par le désespoir et, peut-être, par la
tentation du péché. Sous l'Ancien Régime, le mariage
était une sorte d'échange, un pacte entre les familles. C'est
pourquoi Jean Benedicti trouve mal placé pour un jeune homme de refuser
de « prendre la femme sage & ho[n]neste que son pere luy veut bailler,
& signamment pour quelques bons respects, comme de faire paix & accord
entre les maisons & familles, assopir les vielles [sic] querelles
»310. Jean-Louis Flandrin souligne quant à lui que
« [d]ans le français d'autrefois, les mots "alliance" et "mariage"
étaient quasiment synonymes, ce qui ne saurait être sans
signification. La fonction politique du mariage, primordiale dans la plupart
des sociétés, l'était aussi dans l'aristocratie
européenne - c'est évident - et elle n'était sans doute
pas ignorée dans des milieux plus modestes »311. Au vue
de cette fonction attribuée au mariage, de nombreuses personnes essaient
de le réglementer.
L'Église au XVIe siècle entame un
bras de fer avec le pouvoir royal français sur cette question. Les rois
successifs tentent d'imposer leur juridiction concernant les modalités
du mariage. La papauté quant à elle résiste et veut
montrer qu'elle est la véritable autorité en la matière.
Tout commence en 1556 alors que Diane de France, fille légitimée
du roi Henri II, doit épouser François de Montmorency, fils d'un
puissant
306Forclore signifie exclure, écarter
quelqu'un de quelque chose.
307Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.523.
308Ibid., p.75.
309Ibid., p.658.
310Ibid., p.93.
311Jean-Louis FLANDRIN, Les amours
paysannes..., op. cit. [note n°275], p.31.
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maîtrise | juin 2013 - 85 -
connétable, c'est-à-dire du chef souverain des
armées de France. Or, la veille du mariage, on apprend que ce dernier
avait déjà épousé en secret Jeanne de Halluin,
demoiselle de Piennes et fille d'honneur de la reine Catherine de
Médicis. Jacques Poumarède explique : « Sous l'effet du
scandale, et face au refus opiniâtre du pape Paul IV d'accorder une
dispense pour non consommation du mariage, Henri II fit publier l'édit
de février 1556 sur les "mariages clandestins" qui pose le principe
d'une majorité matrimoniale de trente ans pour les fils et de vingt-cinq
ans pour les filles. [...] À titre de sanction, l'édit permettait
aux parents d'exhéréder les enfants mariés sans leur
consentement, et envisageait même contre les coupables et leurs complices
des peines laissées à l'arbitraire des juges
»312. Or le « droit canon313 avait fait du
mariage un contrat consensuel, fondé donc sur le seul consentement des
époux, pour diminuer le nombre des unions illicites en facilitant la
conclusion du mariage »314. Il existe alors une friction, une
distorsion entre la juridiction de l'Église et celle que tente d'imposer
le pouvoir royal français, entre le droit canonique et le droit civil.
Cela se ressent grandement dans La somme des pechez, et le remede
d'icevx. En effet, Jean Benedicti est nourri de ces deux juridictions et
ne semble pas à première vue avoir tranché en faveur de
l'une plus que l'autre.
Ainsi, le franciscain affirme à la fois le pouvoir du
père et plus largement des parents dans le mariage de leur fille mais
aussi l'importance du consentement de cette dernière. Benedicti affirme
au début de son ouvrage : « l'enfant est tenu de pre[n]dre la femme
que son pere luy a choisie, quand elle est digne de luy. Et iaçoit que
le pere ne puisse des-heriter sa fille qui se marie à son plaisir
co[n]tre sa volonté, toutesfois elle peche en cela, à raison de
son inobedience enuers le pere, & le peu de respect qu'elle luy porte.
Voire mais les mariages des enfans de famille contractez contre le gré
& consentement de leurs peres, sont-ils vallables ? »315.
En ces quelques phrases, Benedicti soulève les problèmes
discutés à son époque. Il dit savoir que les familles ne
peuvent déshériter leur fille si elle leur a
désobéi en choisissant son époux alors qu'il cite
l'édit de 1556 qui stipule « Nous auons dit, statué, &
ordonné, disons, statuons & ordonno[n]s per edict, loy, statut,
& ordonnances perpetuels & irreuocables que les enfans de famille ayans
contracté, & qui contracteront cy apres mariages cla[n]destins
contre le gré, vouloir & consentement, & au desceu de leurs
peres & meres, puissent pour telle
312Lucien BELY (dir.), op. cit. [note
n°46], article « Mariage ».
313Le droit canon ou canonique est l'ensemble des
lois adoptées par l'Église catholique auxquelles doivent se
conformer tous les croyants. Depuis l'avènement du pouvoir royal, le
droit canon se heurte au désir des rois de définir
eux-mêmes les lois dans leur royaume.
314Jean-Claude BOLOGNE, Histoire du mariage en
Occident, Paris, Hachette, 1995 (coll. Pluriel), p.213.
315Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.94.
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Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 87 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
irreuerence & ingratitude, mespris & contemnement de
leurs dits peres & meres, transgression de la loy, & commandement de
Dieu, & offense contre le droit de l'honnesteté publique,
inseparable d'auec l'vtilité, estre par leurs dicts peres & meres,
& chacun d'eux exheredez & exclus de leurs successions, sans esperance
de pouuoir quereller l'exheredation que ainsi aura esté faite
»316. Benedicti pose aussi la question de la nullité des
mariages faits sans le consentement des parents. Il souligne que « la
question est fort agitee par plusieurs, Iurisconsultes & Theologie[n]s,
entre lesquels il y en a qui tiennent que ce n'est point mariage, les autres en
douttent fort, & croient plustost que le mariage est nul qu'autrement. Ie
mettray icy en bref leurs raisons et puis j'e[n] bailleray la resolution
»317. Il commence par affirmer qu'au « nouueau Testament
il est dit qu'il est en la volonté du pere de marier sa fille, ou de la
garder ainsi »318. Puis il cite « le decret d'Euariste
Pape par cy deuant allegué, qui dit, le mariage n'estre legitime si la
fille n'est demandee à ceux qui sur elle ont seigneurie & puissance,
comme sont les parens, & les nopces autrement contractees doyuent estre
appellees adulteres, stupres & fornications »319. Il en
arrive donc à la conclusion que « personne n'attente de rauir ou
prendre la fille d'autruy, sans le consentement de ses parens
»320. À ce point de sa démonstration, il
insère le décret promulgué par Henri II en 1556
déclarant qu'une fille sous l'âge de vingt-cinq ans ne peut se
marier sans l'accord de ses parents. Il faut ici remarquer que, tout comme pour
l'âge de la première communion, la jeune fille est soumise plus
précocement que ses frères à certains devoirs ou obtient
plus tôt qu'eux certains droits. De même, elle peut se marier
à « [v]nze ans & demy au moins » tandis qu'un jeune homme
doit patienter en quelque sorte jusqu'à « treize ans & demy
»321. La conclusion de Benedicti est donc qu'« il n'y a
aucun doutte que tels enfans qui n'estans encores emancipez, se marient ainsi
contre la volonté de leurs parens n'offensent mortellement, comme ie
l'ay dit au lieu cotté : mais quant au second, à sçauoir
si le mariage ainsi contracté demeure valide, ie dy que ouy, sans qu'il
se puisse aucunement ro[m]pre, ne separer, au moyen qu'il ayt esté
celebre par vn prestre en presence de tesmoings »322. Le
franciscain semble donc se ranger à l'avis de l'Église et
finalement nier la nullité d'un mariage clandestin que veut obtenir
à tout prix le pouvoir royal français. Il pourrait
s'arrêter là et pourtant, il réintroduit l'idée du
libre consentement des enfants qui vont se marier en citant « le Pape
Luce, qui declare celuy qui a raui vne
316Ibid., p.480.
317Ibid., p.479. 318Ibid., p.479.
319Ibid., p.480. 320Ibid., p.480.
321Ibid., p.473. 322Ibid., p.481.
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femme & l'a espousee de son consentement ne deuoit estre
appellé rauisseur, puis qu'il a le consentement de la femme : & dit
que c'est vray mariage, encores que les parens y contredisent. Voilà vne
constitution Canonique qui doit preualoir à la ciuile en matiere de
mariages : la connoissance desquels appartient à l'Eglise & non pas
au Magistrat. L'escriture monstre que le consentement de ceux qui se marient
est requis, comme il se lit des parens de Rebecca qui dirent qu'il failloit
auoir le consentement de la fille pour faire le mariage : & l'Apostre le
monstre clairement aux Corinthie[n]s »323. Ainsi, malgré
un discours qui se veut assez consensuel, Jean Benedicti réaffirme la
primauté des canons de l'Église sur les lois civiles et il tente
de clore le débat sur ces mots : « Et ne me faut alleguer les loix
ciuiles : car en ce point elles cedent au droit Ecclesiastique
»324.
Le manuel de confession présente les
différentes étapes qui doivent rythmer le mariage de deux jeunes
gens : « il faut, à fin que le mariage soit legitime, que celuy
qui veut auoir la famme en mariage qu'il la demande à ses parens, &
ceux qui ont charge d'elle : & puis au temps des nopces qu'elle soit
beniste (auec son mary) par le prestre, comme nous l'auo[n]s appris
des Apostres & de leurs successeurs : & puis faut que le mary & la
femme vaque[n]t deux ou trois iours à prieres & oraisons deuant que
de coucher ense[m]ble, afin qu'ils engendrent des enfans beaux & agreables
à Dieu. Que si les mariages se contractent autrement, sçachez
qu'ils sont plustost adulteres & fornicatio[n]s, que vray mariage, &c
»325. Jean Benedicti n'offre aucune description plus
précise de la cérémonie qui se déroule dans
l'église, de l'échange de voeux entre les mariés et du don
d'un anneau du mari à sa femme. Le franciscain n'insiste pas non plus
sur les récents traités qui imposent la présence de
témoins lors du mariage. Ainsi, la XXIVe session du concile
de Trente, du 11 novembre 1563 avait insisté sur la
nécessité de la présence d'un curé et de deux
témoins, sorte de concession au pouvoir royal français.
Néanmoins, les articles du concile de Trente n'ont jamais
été reçus en France, du fait des grandes tensions existant
entre la papauté et la royauté. Une ordonnance royale s'inspire
cependant du décret conciliaire : « La grande ordonnance de
réformation dite de Blois (1579), prise à la suite des
États du même nom, exigea (art.40) la publication préalable
de trois bans successifs, sans qu'aucune dispense ne puisse être
accordée, sauf motif légitime, puis une célébration
par le curé devant quatre témoins, et non pas deux seulement
»326.
323Ibid., p.481-482.
324Ibid., p.482.
325Ibid., p.456.
326Lucien BELY (dir.), op. cit. [note
n°46], article « Mariage ».
Humeau Lucie | Master 1 CEI | mémoire de
maîtrise | juin 2013 - 89 -
Femmes et société dans le manuel de
confession du père Jean Benedicti.
Benedicti s'intéresse surtout aux questions de dot mal
acquise ou aux raisons de casser des fiançailles. Ainsi, il affirme par
deux fois la nécessité de restituer une dot acquise grâce
à un père usurier : « la fille qui a receu son douaire que
son pere luy a donné de ses vsures est tenuë à restitution,
elle & son mary, s'ils sçauent bien que cela est mal acquis
»327 dit-il. Puis, il réaffirme : « la fille qui a
receu douaire de son pere, sçacha[n]t bien qu'il est acquis par vsure,
& que son Pere n'a aucun moyen de restituer, tant elle que son mary, sont
obligez à restituer »328. Ces deux allusions à la
dot, ou douaire, d'une fille mettent en relief le problème que cette
dernière constituait dans les familles, quel que soit leur degré
d'aisance. Afin de conserver intact le patrimoine foncier, une somme d'argent
était donnée à la jeune épouse. Or, s'il y avait
trop de filles dans une même famille, cela déséquilibrait
les plans de leurs parents. Le placement des cadettes, ou des filles les moins
gracieuses, dans des couvents était une pratique fréquente dans
les hautes strates de la société afin de libérer des
possibilités financières pour marier les autres filles. Jean
Benedicti tente aussi de réguler la pratique des fiançailles.
Ainsi, il développe longuement les possibilités offertes à
un homme qui « par faintise a ainsi contracté »329
de se dégager de ses promesses. Ce dernier devra réparer
l'honneur de la demoiselle à qui il a promis le mariage et les jeunes
gens devront se présenter à un confesseur qui seul pourra
décider s'ils sont aptes à se remarier chacun de leur
côté. Dans ce passage, nous pouvons retrouver un des arguments
utilisés par les séducteurs pour obtenir les faveurs d'une jeune
fille. En effet, Benedicti dit : « une autre coniecture, est quand il y a
grande disparité entre luy & la femme, comme s'il est gentilhomme
riche & opulent, & la femme soit roturier, pauure ou de bas estat, de
sorte qu'il est vray semblable qu'il n'a iamais eu intention de l'espouser,
sinon pour auoir iouissance d'elle : ce que arriue souuent entre ces
gentilshommes & gens riches qui dissimulent de contracter mariage auec les
filles des marchands & laboureurs, à fin de iouyr de leur
beauté »330. La jeune fille n'a ici qu'un rôle
secondaire puisqu'il revient à l'homme qui lui a promis le mariage de
faire les démarches s'il veut casser les fiançailles. Jean
Benedicti n'adopte pas de plus un ton réellement désapprobateur
face à ces hommes qui promettent le mariage afin de coucher avec une
jeune fille. Cela peut dénoter une certaine banalité ce qui est
visible dans l'ouvrage de Jean-Louis Flandrin Les amours paysannes :
XVIe-XIXe siècle. En effet, l'auteur y montre
la fréquence de telles déclarations dans les archives judiciaires
: afin d'obtenir dédommagement pour les frais de grossesse, les
327Jean BENEDICTI, La somme des pechez, et le
remede d'icevx..., op. cit. [note n°170], p.318.
328Ibid., p.706. 329Ibid., p.473.
330Ibid., p.473.
jeunes filles déclarent souvent que leur
séducteur leur avait promis le mariage331. Le jeune homme
peut aussi faire marche arrière s'il « connoit auoir fiancé
vne corrompuë, laquelle il pensoit estre vierge, ou la trouue heretique,
sorciere ou magicienne, il n'est pas tenu de la prendre, nonobsta[n]t les
fia[n]çailles »332. Se trouvant dans la situation
inverse, la jeune fille ne semble pas avoir son mot à dire. Ici
réapparaît le thème de la virginité, finalement
indissociable du mariage. En effet, selon Yvonne Knibiehler, « [d]ans le
cadre du mariage chrétien, déflorer une épouse vierge est
le droit et le devoir du mari durant la nuit de noces. Ce n'est pas une simple
prise de possession de la femme par l'homme, c'est la confirmation charnelle
d'une union sacrée, bénie par Dieu, indissoluble. C'est
l'inauguration de la vie d'un couple qui se propose de procréer
»333. Virginité et mariage semblent se rejoindre pour
inaugurer une nouvelle vie, celle d'une femme mariée.