6 . 1 . 5 Une identité qui agit ou l'utilisation
performative de l'identité organisationnelle
Lorsque nous nous sommes attelés à analyser les
séquences que nous avions sélectionnées, l'idée
était de chercher à voir comment l'identité
organisationnelle se construisait gr%oce à la parole dans les
interactions. Cependant, nous nous étions aussi donnée comme but
de nous laisser guider et inspirer par les données. Nous nous sommes
ainsi rendus compte qu'en effet, l'identité était bien construite
dans les conversations, mais que cette identité, aussitôt
re-construite ou réaffirmée, agissait en tant que telle. Par
conséquent, il s'est avéré que l'identité de
l'organisation pouvait servir dans l'interaction afin de refuser ou d'accepter
les choses, d'encourager des comportements et même d'inviter à en
accomplir par le biais d'invocations de figures de la part des acteurs de MSF
et de leurs partenaires.
La revue de littérature que nous avions établi
sur la question ne laissait pas apparaitre cette relation entre être et
agir. En parlant de son identité, donc de l'être, on fait quelque
chose, on agit, car dire ce que je suis a un effet d'action dans l'interaction.
Kaufmann (2004), à ce propos et au sein d'une grande réflexion
sociologique sur l'identité de l'individu nous dit: Ç "
identité" et " action " sont généralement rangés
dans deux catégories bien distinctes du savoir scientifiqueÈ (p.
173). Cependant, il ajoute que les considérer ensemble offre de
nouvelles perspectives non négligeables pour la recherche. Ainsi, il
envisage Çl'identité comme condition de l'action È, cela,
en s'appuyant notamment sur les dires de Mead (1963): Ç l'infrastructure
du soi se fond dans l'action en cours È (p. 233), mais aussi de Strauss
(1992) : Ç s'impliquer totalement dans un acte signifie s'y
intéresser, s'y attacher, s'identifier à luiÈ (p. 44) et
de Foote
( 1 95 1 ): Ç lorsque le doute sur l'identité
s'accroit, l'action est paralyséeÈ (p. 81).
En conséquence, par exemple, lorsque Max invoque dans
son discours les différentes antennes de MSF à travers le monde,
nous notons alors que par le biais de l'intervention locale, c'est la structure
internationale qui est présentée comme aussi agissante. Ces
invocations ont donc un effet massif dans l'interaction, offrant à cette
mission MSF, une assise internationale, une légitimité. Chez MSF,
il semble y avoir une identification par l'action, ce sont donc les actions qui
définissent l'organisation. Faire c'est donc être au
méme titre que dire c'est faire. Dans la réunion
d'information de l'hôpital de Mumba, à la question Ç Qu'est
ce que c'est MSF ? È Max y répond dans son discours par
ÇQui sommes nous? et Que faisons nous ? È, il met donc en exergue
une dimension totalement humaine de l'organisation, qui correspond ou peut se
traduire par le fait que MSF, c'est avant tout des personnes qui agissent.
En outre, nous pouvons noter qu'il existe un lien
marqué entre l'être et le faire de MSF dans les
interactions qui ont lieu dans la séquence A, oü il y a traduction
par le porte-parole de l'être par le faire avec l'aide
d'exemples locaux concrets. On dénote alors une volonté de
l'organisation de correspondre à la réalité, c'est
à dire que son être et son faire soient
envisagés seulement ensemble. Il semble y avoir pour MSF une
nécessité de faire les choses et de parler en adéquation
avec ses valeurs et ses principes car cela défin»t ce que nous
sommes, donc son identité. Notons que lorsque Max ventriloquise des
principes comme ceux de l'échange et de l'ouverture, il met en
perspective des traits identitaires au service d'une meilleure action.
utilisation de lÕidentité pour pousser à
lÕaction pouvait être faite de façon inconsciente par les
acteurs. En effet, les lapsus et hesitations dans le discours peuvent envoyer
des images inconscientes à ses interlocuteurs et ainsi transmettre des
images auxquelles on ne souhaite pas etre associés, ou faire
appara»tre des incoherence entre le discours et la
réalité. En ce sens, nous mettons le point sur le fait
de prendre en charge ou de supporter, lorsque Max parle de
lÕintervention de MSF à lÕhTMpital de Laika dans la
reunion dÕinformation à Mumba. Il est ici question dÕune
prise en charge versus une collaboration, ce qui nÕest pas la même
chose surtout pour les partenaires. Nous remarquons donc que
lÕidentité de lÕorganisation peut agir de manière
consciente ou inconsciente dans lÕinteraction en empruntant le corps et
la voix des acteurs qui se prêtent à cette performance et donc en
reaction induire une certaine action.
Lors de la reunion dÕinformation MSF à
lÕhTMpital de Mumba, nous nous sommes aussi rendue compte que les
invocations dÕautres projets ayant lieu dans la region servaient
à justifier et légitimer la presence de MSF à Mumba. Ainsi
en rendant compte dÕactivités qui participent de la definition de
ce quÕon est, on performe du même coup quelque chose au niveau
interactionnel, marquant un rapport assez clair entre lÕ
être et le faire. Ajoutons que le souci
dÕindépendance chez MSF la rend paradoxalement dépendante
de la reconnaissance de ses interlocuteurs. Ce souci qui lÕanime la
pousse, en effet, à véhiculer dans son discours cette idée
et cette image aux yeux de tous. Aussi, le discours officiel de
lÕorganisation, son être, rend lÕorganisation
dépendante dÕune certaine stratégie visant à
constamment réaffirmer cette indépendance.
LÕidentite de MSF agit et se force à agir donc sur
son environnement. Outre ce
obsession de sa présence et de son autonomie. Ajoutons
que la ventriloquie peut avoir un effet de suggestion pour l'interlocuteur dans
l'interaction, encourageant et invitant certains comportements. Par exemple,
lorsque Max ventriloquise les acteurs de l'hôpital de Mumba en disant
qu'ils sont heureux des réorganisations, il construit une
identité positive de MSF tout en prévenant qu'il peut y avoir
quelques incompréhensions. De plus, les anecdotes invoquées et
les narrations construites par Max durant sa conversation avec Eric, concernant
des équipes de MSF, ventriloquisent l'expérience de MSF et la
marche à suivre pour tous ses membres. Autrement dit, <<Faire,
c'est faire faire>> c'est-à-dire que les exemples cités
sont censés avoir un pouvoir de suggestion, marquant une construction
par l'exemple qui nait de l'expérience, du terrain, avec une
tolérance relative à l'erreur, car l'urgence et le terrain
impliquent certains <<bricolages >>.
L'identité de MSF agit aussi dans le sens oü elle
est utilisée comme un livre de prédictions car, par exemple, elle
sait que le changement est synonyme de difficulté, mais qu'il est tout
autant nécessaire, etc. Nous constatons alors un positionnement quelque
peu paternaliste de MSF, par l'intermédiaire de Max, dans son rapport
avec les locaux. En ce sens, Médecins Sans Frontières semble
souvent se positionner implicitement comme détentrice d'une sorte de
vérité omnisciente. Elle conna»t la réalité et
ses membres aussi et à ce titre, ils se doivent de communiquer pour
mettre en place leurs solutions et ainsi de voir les objectifs de
l'organisation se réaliser. Mais si elle propose des remises en
question, cela peut vouloir dire qu'elle est elle-méme en constante
remise en question. En effet, nous avons constaté que l'organisation
détient une force d'adaptation à chaque situation, en
déployant son savoir -faire, ses membres et ses outils. Aussi, la
constance de l'identité de MSF se retrouve dans son évolution
permanente, c'est-à-dire que la norme, c'est le
changement. De plus, encore une fois, on peut dire que l'identité de MSF
est dynamique car elle est présentifiée comme initiatrice de
changements.
Pour ce faire, nous avons vu que MSF communique tant à
l'oral qu'à l'écrit. En effet, l'organisation a l'habitude de
communiquer avec de nombreux interlocuteurs pour expliquer son action, non
seulement oralement, comme nous l'avons constaté au cours de nos
analyses, mais aussi par écrit, par le biais de son rapport
d'activités, par exemple, lequel est donné lors de la
réunion avec les officiers de la MONUC et via le protocole d'accord.
Dans cette idée, communiquer chez MSF, c'est tenter de rallier à
sa cause ses interlocuteurs afin de faciliter son action et de se
protéger.
L'identité de MSF semble ainsi être construite
selon une idée de projection à l'autre, une projection à
laquelle il doit adhérer, un aspect que nous avions identifié
lors de la revue de littérature. Mais il n'empêche que cette
vision appara»t comme trop simpliste à la lumière de nos
analyses et qu'il faut avoir en tête que celle-ci nécessite une
âpre négociation qui se matérialise notamment par un combat
de mots et d'images, comme en témoigne les échanges lors de la
réunion entre les représentants du Ministère de la
santé du Congo et Max. Ajoutons que Kaufmann (2004) dit:
ÇSchèmes incorporés et processus identitaires se
mélangent intimement pour déclencher l'actionÈ (p. 176).
Ainsi, les habitudes ou pratiques, l'être et le faire
sont interdépendants. De plus, nous avons remarqué que les
partenaires parlent aussi au nom de ce qu'est, selon eux, MSF, en qualifiant
l'organisation et en lui attribuant de potentielles pratiques, comme celles de
former des médecins congolais à Mumba oü elle intervient.
Ainsi l'identité de MSF est utilisée aussi bien par ses membres
que ses partenaires à des fins d'action.
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