6.1.4 Le rapport entre soi et l'autre et la question de la
co-construction
MSF et l'autre Les extraits que nous avons
analysés et plus particulierement l'analyse de la réunion
d'informations à l'hTMpital de Mumba ont fait état de la
présence et de la mobilisation constante d'un certain esprit
d'équipe chez MSF, notamment par l'utilisation dans le discours du
on et du nous, pour généralement déboucher
sur le ensemble, symbole de collaboration et d'union dans l'action
avec les partenaires. Nous remarquons donc que la parole met en scene le
collectif, un collectif qui représente l'organisation car c'est lui qui
est invoqué pour présenter l'organisation. Mucchielli (1986)
démontre que l'esprit de groupe ou d'équipe est avant tout un
sentiment d'appartenance : « On trouve dans l'esprit de groupe
l'adhésion aux normes et objectifs, l'entraide et la solidarité,
la loyauté, la confiance dans le groupe, la fierté de
l'appartenance et la valorisation des liens communautaires. Toutes ces
conduites se trempent dans la participation affective » (p. 50). Ce
sentiment d'appartenance des membres de MSF semble même être
exacerbé avec l'utilisation fréquente d'un on exclusif
qui suppose un rapport exclusif à l'autre ou au partenaire. Donc, si
l'on poursuit cette logique, le discours a apparemment pour but de projeter une
image et non de la construire avec l'autre. C'est, en quelque sorte, une
logique d'émetteur à récepteur, un
nous versus un vous. On peut alors
eventuellement se poser la question de savoir si cette logique se retrouve
autant dans le discours que dans lÕaction de MSF.
En effet, il reside une idée récurrente chez MSF
de faire ensemble, dÕessayer autant que possible de faire du sur mesure
et dÕexpérimenter des solutions avec les autres.
LÕorganisation démontre alors quÕelle a conscience
quÕil y a une marge entre les Ç grandes lignes È,
lÕexpertise/expérience et le terrain, sous entendu la
réalité de cas particulier, contextuellement et humainement
parlant. Dans ses interventions, Max présente donc souvent MSF comme une
organisation consciente de son environnement, de l'autre et qui
souhaite agir avec lui. Aussi, il répéte sans cesse quÕil
nÕest pas question de Ç casser le système È,
témoignant de son respect pour le pays hTMte tout en répondant
à une des critiques classiques adressées à
lÕendroit de son organisation. DÕailleurs, Max
répéte à ce titre que MSF se concentre sur les soins
secondaires à Mumba, sÕinsérant ainsi dans le systeme de
soins congolais. Ë propos du rapport à lÕautre et les
reactions de defense qui peuvent se manifester, Mucchielli (1986) dit dans une
réflexion sur lÕidentité individuelle :
LÕanalyse systématique des reactions
(individuelles ou groupales) aux menaces sur lÕidentité fait
appara»tre trois grandes categories de conduites : les mises à
distance (lÕautre menacant est attaqué, intimidé ou fuit)
; les immobilisations (on sÕinhibe, se dissimule ou se rétracte
devant la menace pour lÕéviter) et les rapprochements (on se
conforme ou se justifie pour neutraliser la mise en cause). (p. 113)
positionnerait plutôt dans la catégorie des
rapprochements, si l'on en croit, en tout cas, son travail de justification
assez courant. En outre, nous avons noté, au cours des analyses, que Max
tente souvent de ne pas offusquer l'autre tout en lui faisant passer
son message, montrant ainsi par exemple son caractère a priori
respectueux. A cela, il faut ajouter que MSF semble s'attendre à ce que
ses partenaires reconnaissent la valeur des outils qu'elle met à leur
disposition avant que ceux-ci ne lui demande quoi que ce soit d'autre. Un des
aspects identitaires qui est aussi projeté dans le discours est que MSF
fait tout par elle-méme, ce qui appara»t comme un synonyme
d'autonomie de l'organisation.
D'autre part, dans la réunion d'information de Mumba,
on voit Max faire tout un travail de traduction de la pensée de ses
interlocuteurs lorsqu'il laisse entendre qu'ils ont déjà
constaté par eux-mémes les problèmes que MSF veut
régler à l'hôpital. Nous notons qu'en disant cela, Max
accomplit un travail de légitimation de la présence de MSF
(<< vous aviez besoin de nous È), tout en responsabilisant ses
partenaires. Mucchielli (1986) déclare à ce propos et dans une
méme réflexion sur l'identité individuelle: <<Par
son regard, puis par ses attitudes envers moi, autrui m'attribue une
identité et me pousse à me comporter de manière à
répondre à cette définition qu'il donne de moi. "L'enfer
c'est les autres" a aussi pour signification que la relation à autrui
est, d'une certaine manière, aliénante È (p.111).
Par ailleurs, nous avons aussi pu constater au cours de
l'analyse de l'interaction entre Max et Eric qu'il existe chez MSF, à
l'interne et d'une certaine manière, au moins deux visions de
l'identité et surtout deux visions de la relation à
l'autre, le partenaire. Il est ainsi ressorti de cette analyse une
possible identité en tension de MSF et un soi
multiple, avec deux types de profils organisationnels
incarnés par Max et Eric. Ainsi, selon Eric, les perpétuelles
discussions avec les partenaires ou plus précisément dans son
cas, avec le docteur Joseph, sont considérées comme une perte de
temps et donc dÕefficacité. Tandis quÕaux yeux de Max, ces
mêmes discussions sont un facteur clef pour réussir une mission.
Aussi, en tant que porte-parole de lÕorganisation, il prTMne la
communication avec l'autre ou plutTMt une certaine
persévérance dans cet exercice.
On notera cependant quÕau delà de leurs
differences, Max et Éric présentent MSF comme détentrice
dÕun savoir, savoir que nÕont pas les autres, qui sont ceux qui
ne savent pas et quÕil faut donc guider. En même temps, au cours
de la reunion dÕinformation de lÕhTMpital de Mumba, MSF est
présenté par Max comme étant ouverte au dialogue et
à la négociation avec lÕautre, reconnaissant ainsi sa
capacité à informer lÕaction de MSF. Ceci semble donc
correspondre à lÕidée dÕune construction de
lÕidentité avec une vision externe que nous avions relevé
dans la revue de littérature, avec une projection stratégique
dÕimages qui servent à maintenir et confirmer son ou ses
identités dans le but de plaire à lÕautre en
légitimant son action et en tentant de lÕe nrTMler (Cheney et
Christensen, 2001). Cependant, comme le disait Jenkins (1994 ; cite dans Hatch
et Schultz, 2002), cÕest dans la rencontre des definitions internes et
externes de lÕorganisation que lÕidentité est
créée, donc la vision que MSF a dÕelle même et celle
quÕautrui peut avoir de lÕorganisation.
L'autre et MSF Nous souhaitons maintenant
nous intéresser au regard de lÕautre sur MSF et sa participation
à la construction de son identité, gr%oce à ce que nous
avons pu apercevoir dans les analyses des interactions. Nous disons bien
apercevoir, car il est souvent difficile de bien se rendre compte de ce regard
et de cette action. Cependant, le
choix des mots, conscient ou inconscient, nous permet tout de
méme de faire un point sur ce sujet. Lors de la rencontre entre Max et
les messieurs du Ministère de la santé congolais, nous avons
remarqué que le discours de Tony mettait en scène le
vous, en parlant de MSF et de sa façon de faire centrée
sur le patient, le nous, c'est à dire le Ministère de la
santé du Congo et sa façon de faire identique à celle de
MSF, avec en plus ce qu'il appelle un appui du système. Pour finir, le
discours de Tony se clTMt sur le ensemble avec l'annonce du souhait
que MSF se joigne à la vision du nous qu'il vient de
présenter.
Ë pro pos de l'utilisation du Nous dans le discours,
Callon et Latour (2006) disent : << Dés qu'un acteur dit "nous",
voici qu'il traduit d'autres acteurs en une seule volonté dont il
devient l'âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs
et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. >> (p. 16). Ainsi,
Tony en parlant au nom de MSF et en définissant sa façon de
faire, prétend que c'est quelque chose que MSF pourrait faire,
qu'implicitement ça lui correspond. Nous remarquons alors que les
partenaires se donnent un pouvoir de proposition tout comme MSF le fait en
modifiant les structures dans lesquelles elle intervient. De plus, nous nous
rendons compte qu'ils utilisent la même rhétorique du
<<Vous, Nous, Ensemble>> que MSF met en scène dans ses
discours de mobilisations.
Par ailleurs, comme Benwell et Stokoe (2006) nous le font
remarquer en citant un article de Fairclough et Wodak (1997) qui ont
analysé les discours de Margaret Thatcher, l'utilisation du pronom
nous démontre une certaine ambigu ·té en
envoyant différents messages : <<"We" was sometimes used
inclusively, to convey solidarity with the général
public ("We do enjoy a standard of living that was undreamt of then"), and
sometimes exclusively to convey an institutionalised
sense of "we", the party ("After we returned to power")È (p. 115). Comme
nous l'avons dit, le langage nous permet d'entrevoir comment MSF est percue par
autrui et donc quels sont les traits identitaires qui ressortent. Aussi, MSF
est présenté implicitement et explicitement par ses partenaires
du Ministère la santé congolais, incarnés par Guy et Tony,
comme détentrice d'un savoir à transmettre à l'autre sur
le terrain, élément qui est confirmé par Max.
Ainsi, implicitement, MSF est alors percue par ses partenaires
comme une aubaine à saisir et à exploiter, car elle
représente une opportunité pour la formation des jeunes
médecins congolais. Ë cela, il faut ajouter que les partenaires
reconnaissent donc implicitement l'expérience pertinente de MSF. Nous
notons donc que la présence de MSF est vue comme une chance à ne
pas rater par ses collaborateurs locaux et est assimilée à une
possibilité d'améliorer l'avenir. MSF est
présentifiée par ses partenaires comme une possibilité de
faciliter des projets de changement et d'amélioration des
systèmes locaux. Finalement, on peut dire que les partenaires tentent de
modifier la pensée de MSF en ajoutant le fait de penser au futur,
c'est-à-dire à l'après intervention de MSF, en exprimant
leur désir que MSF forme des médecins de facon formelle.
Implicitement, les partenaires tentent donc de redéfinir l'action
possible de MSF par rapport à leurs propres intérêts, mais
c'est une tentative qui s'avère avortée pour eux car le
porte-parole de l'organisation ne conclut pas vraiment dans ce sens.
Cependant, nous notons tout de même de la part des
partenaires la formulation d'une argumentation solide oü ils expriment une
réflexion élaborée sur ce que MSF est et fait. Tony et Guy
présentent ainsi leur requête en la qualifiant de
nécessaire et cette nécessité est dü à
l'intervention de MSF à Mumba, car sa présence augmente le
travail à
faire et que le Docteur Joseph est débordé. MSF
est donc présentée par les acteurs locaux du terrain de sa
mission comme une charge supplémentaire de travail. Il semble donc
quÕici, MSF soit synonyme de changement Ç perturbateur È
et cela même si dans le discours de MSF, lÕorganisation dit
quÕelle propose, mais nÕimpose pas les changements.
Par ailleurs, nous nous sommes rendue compte dans les
analyses, quÕen suivant ce raisonnement, les partenaires poursuivent un
travail de responsabilisation de MSF face aux consequences de son intervention,
des changements quÕelle déclenche et finalement de son
ingérence. Ainsi, elle se doit d'être responsable et notamment de
répondre positivement à leur requête afin de donner une
contrepartie à sa presence. De plus, nous avons note la mise en
Ïuvre dÕun travail dÕappropriation de la requête
à lÕencontre de MSF, en disant que celle-ci aurait pu etre
proposée par MSF elle-même. On peut penser que le format de la
presence de MSF au titre de partenariat/collaboration pousse à ce genre
de réflexion, dans la mesure oil cela peut induire une sorte de relation
dÕégal à égal.
En réalité, on sait que cette relation est
presque impossible car cÕest MSF qui amene le financement et les moyens
dÕaction, ce qui lui confére donc un pouvoir supérieur
à celui de ses partenaires. Ajoutons que les partenaires semblent etre
conscients de cette réalité et que cÕest sans doute pour
cela quÕils semblent trés prudents et précautionneux dans
la formulation de leur requête. Finalement, on peut dire que cÕest
par un mélange de plaintes et de marques de reconnaissance que
sÕexprime le regard de Tony, Guy et le Docteur Joseph sur MSF, une
organisation qui sÕavére etre pour le ministére de la
sante et la population congolaise quÕils représentent, une
opportunité en terme de savoirs, mais aussi en terme financiers. Quant
aux deux hommes de la
MONUC avec lesquels Max sÕentretient dans une de nos
sequences analysées, leur regard marque une certaine reconnaissance
envers MSF et le travail que ses acteurs accomplissent dans la region.
Que dire de la co-construction et de la
négociation ? Aprés avoir présenté le
rapport que MSF entretient avec autrui et nous etre penché sur le regard
dÕautrui vis à vis de MSF, nous sommes naturellement
amenée à nous interroger sur la question de la co-construction de
lÕidentité de MSF. Dans lÕanalyse de lÕextrait sur
la reunion dÕinformation MSF, le public semble etre là pour
prendre acte des dires de Max, les comprendre et si possible adhérer aux
principes de MSF. En effet, dans son discours, il fait appel à des
principes quÕil présente comme fondateurs,
cÕest-à-dire quÕimplicitement il signifie à ses
interlocuteurs quÕils ne peuvent pas faire lÕobjet dÕune
négociation. Aussi, il semble difficile de parler de co-construction de
lÕ etre dans cette situation, contrairement à celle
du faire, cÕest-à-dire de lÕaction, qui fait
lÕobjet dÕune demande explicite de la part de Max, le
porte-parole.
Cependant, on peut imaginer une co-construction de
lÕidentité de lÕorganisation entre les membres de ladite
organisation, car dans cette même sequence, Max invite les membres de la
mission à participer à la presentation de lÕorganisation.
Cette démarche para»t logique, étant donné que la
structure de lÕorganisation est associative. Il semble donc y avoir un
esprit associatif chez MSF oil le soi appara»t comme synonyme
dÕesprit dÕéquipe, qui semble lui-même etre synonyme
du droit à la parole de tous, matérialisé par
lÕutilisation récurrente du on et du nous dans
le discours. De plus, Max fait intervenir les figures de lÕécoute
et de la comprehension face à son partenaire, mais cela ne signifie pas
pour autant une co -construction. En effet, comme nous lÕavons remarq
ué, le discours
de MSF vis à vis de ses partenaires s'apparente au type
Çnous versus vous È. Sous entendu, on va faire
les choses ensemble, mais c'est nous qui décidons. Vous devez accepter
cette idée-là, néanmoins nous sommes ouvert à la
communication.
D'autre part, nous avons constaté que la formulation
d'une requête par les partenaires de MSF pouvait être vue comme une
tentative de modification de l'action de celle-ci, donc de son être et
donc une tentative de participation à sa construction. Face à
cela, MSF, par l'intermédiaire de Max, n'a pas dit non mais a bien
reprécisé l'identité de MSF, une identité qui
semblait être redéfinie par ses interlocuteurs. Max a ensuite
poursuivi en s'attachant à requalifier les propos de ses partenaires. De
ce fait, il montre qu'il n'est pas possible de faire faire quelque chose
à MSF. Nous avons aussi pu voir, au fil des séquences, que c'est
une organisation qui souhaite ne pas dévier de sa trajectoire et avec
qui on ne marchande pas facilement. Aussi, être partenaire de MSF ne
signifie pas pour autant qu'on puisse se mettre à la
redéfinir.
On remarque donc que l'identité de MSF fait l'objet de
contrôle de la part de ses représentants dans ses interactions
avec ses interlocuteurs, un contrôle quotidien, une sorte d'obsession.
Cependant, nous avons pu aussi constater un travail de responsabilisation de
l'autre, MSF considérant qu'autrui a a priori un avis à formuler
et qu'il se doit de le manifester pour que le partenariat soit constructif. Il
y a donc invitation à un rôle actif, donc quelque part, un
désir de co-construction de la part de MSF. Ajoutons que parler à
tout le monde appara»t comme un leitmotiv au sein de MSF et qu'en parlant,
en étant en situation d'interaction, on prend le risque de l'implication
de l'autre.
Ainsi, comme le dit Kerbrat-Orecchioni (2008) dans une
réflexion sur la communication interpersonnelle et l'analyse des
conversations : << La proposition d'identité effectuée par
l'un des participants sur lui-même ou sur son partenaire peut être
ratifiée par ce dernier, ou au contraire contestée, ce qui va
enclencher le processus négociatif.>> (p. 132). La
co-construction, selon MSF, semble être un jeu compliqué d'aller
et retour oü dans l'interaction et la relation avec l'autre,
l'identité peut y être niée, réaffirmée ou
modifiée (Marc, 1997; cité dans Giroux, 2002). L'avis de l'autre
peut ainsi être intégré de facon épisodique à
la construction du soi à certaines conditions. Mais, il arrive aussi que
celui-ci s'autorise à participer à cette construction sans y
être invité au préalable. Aussi, MSF maintient une distance
tout en étant proche, il s'agit alors de garder la bonne distance afin
de ne demeurer ni en rupture ni en fusion avec l'autre. Mais, d'une certaine
manière, on peut parler d'un jeu de miro ir entre soi et l'autre en ce
qui concerne MSF, une organisation qui se construit au regard de son
environnement.
Nous avons pu remarquer que pour MSF, il y a un besoin de
l'autre pour la construction de l'action, du faire, mais pas
forcément de l'être. Cependant, comme le soi c'est
logiquement ce que nous sommes et ce que nous faisons, il appara»t que MSF
se trouve au sein d'une dualité identitaire ou une certaine
schizophrénie, comme nous l'avons expliqué
précédemment. De plus, nous ajouterons, pour repre ndre la
métaphore initiée par Goffman (1967) faisant le parallèle
entre le rituel de la danse et la construction de l'identité, un
parallèle développée par Roth (1996): << If the
interaction dance is to be graceful, the other participants must honor the line
that he establishes by showing deference>> (p. 175).
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