6.1.3 Un discours qui mobilise pour affirmer
l'originalité de son être
Les analyses ont fait état de nombreuses mobilisations
ou invocations au cours des interactions, Max faisant alors appel à de
nombreuses figures pour présenter son organisation. Nous avons donc vu
que MSF semblait être une organisation protocolaire avec l'invocation de
figures apparemment très actives comme les protocoles d'accord, les
principes et les guides cliniques qui normalisent la pratique médicale
lors de missions. Ces figures présentifient donc l'organisation comme
une entité stable et structurée. Cepen dant, nous avons pu
également constater que MSF est, à travers ses
représentants, souvent amenée à improviser, ce qui,
à nos yeux, l'identifie à un savoir faire pratique et adaptable.
Ce paradoxe montre qu'il s'agit d'une organisation qui laisse place à l'
imprévu, tout en essayant de le minimiser. Elle possède donc une
identité dynamique, ce qui nous renvoie au concept d'instabilité
adaptable développé par Gioia, Schultz et Corley (2000).
Comme nous avons pu le constater, MSF, c'est donc à la
fois des règle s, des principes, des protocoles et une identité
structurée qui dit à ses acteurs ÇVoilà ce que nous
sommes et ce que nous devons être È, mais c'est aussi la
réalité du terrain, des partenaires et un environnement complexe.
Tous ces éléments forcent à la négociation et
nécessite une forme d'appropriation et de traduction personnelle de la
part de ses représentants. On se retrouve donc dans une sorte
d'opposition entre une voix officielle
et la voix du terrain, qui nécessite une conciliation
pour être efficace et opérationnel. D'une certaine manière
aussi, on a pu se rendre compte, au cours des analyses, d'une sorte de Ç
schizophrénie È de la part de MSF, l'organisation se battant dans
son discours avec plusieurs identités, mobilisant plusieurs
Çêtres È. En effet, on a pu remarquer cela notamment
lorsque l'organisation, par l'intermédiaire de Max, s'évertue
à construire par le discours un ensemble alors qu'en même
temps, elle fait une distinction entre le nous et le vous
(voir aussi Chaput et al., sous presse). D'autre part, on peut aussi
retrouver ce type de paradoxe lorsque MSF clame haut et fort qu'elle ne veut
pas faire partie de convois militaires et être associée aux
militaires, quelle que soit leur bannière, même si, en même
temps, Max rend visite aux officiers de la MONUC et glisse dans la conversation
ce que fait et où se trouve MSF dans la région, afin, semble-t-il
d'obtenir une protection non-officielle de leur part ou du moins susciter leur
intérêt.
Évoluant dans un environnement complexe, MSF semble
engagée dans un combat incessant pour maintenir tant bien que mal une
structure dans un milieu d'action déstructuré (Matte, 2006).
Comme la littérature sur la question de l'identité
organisationnelle et celle sur l'identité individuelle nous l'a fait
remarquer, il n'y a donc pas une identité, mais bien des
identités (Gioia et all., 2000 ; Mead, 1933/1963, cité dans
Marchal, 2006) et c'est l'expression de cette multiplicité
d'identités qui apparait bien dans le discours de son porte-parole, Max.
Ce travail de positionnement de l'organisation et de son identité s'est
souvent révélé dans les analyses par des effets de
ventriloquie, permettant de présenter l'organisation comme une
entité très structurée par le biais de l'invocation de
principes, habitudes, protocoles et politiques, qui peuvent avoir tendance
à désarmer l'interlocuteur et produire un effet massif sur
celui-ci.
De plus, nous avons constaté que l'identité,
c'est aussi être animé par des choses, comme le souci
d'indépendance, par exemple, un souci qui pousse à agir d'une
certaine manière et dans notre cas à ne pas se joindre à
des convois militaires, par exemple. Le travail identitaire consiste à
affirmer son originalité par la mobilisation d'attributs qu'on
considère particuliers comme, pour MSF, son financement, sa
clarté et son indépendance. Le discours de MSF mobilise aussi le
facteur temps pour s'identifier, concluant en cela que la construction de
l'identité porte les stigmates d'hier, d'aujourd'hui et de demain, comme
c'était d'ailleurs signifié dans notre revue de la
littérature. En effet, nous avons vu comment Max en revenait toujours,
dans ses interventions, à la fondation de l'organisation en 1971 par des
médecins francais pour présenter MSF, comme nous avons pu le
constater dans la réunion d'information à Mumba et lors de la
rencontre avec les militaires de la MONUC.
En faisant cela, il pose de solides bases à son
discours et présente MSF comme une entité qui dure dans le temps,
qui est établie, instituée. De plus, il mobilise aussi
implicitement la figure du ÇFrench doctorÈ dans l'imaginaire de
ses interlocuteurs. Cette figure correspond à la représentation
d'un humanitaire indépendant, qui prTMne le droit d'ingérence,
qui soigne tout le monde en toute impartialité (Verna, 2007). Ë la
suite de cela, Max enchaine généralement sur la présence
internationale de l'organisation, la présentant donc implicitement comme
une organisation très structurée.
Comme en contrepoint à sa dimension internationale, MSF
est aussi présentée comme une organisa tion à
échelle humaine quand Max fait appel à la figure du donateur en
lui donnant le visage de quelqu'un de familier qui donne des petites sommes
d'argent à l'organisation. Ainsi, cette mobilisation sert à
montrer que les missions de
l Õ organisation sont financées par Ç
Monsieur et Madame tout le monde È, renvoyant à une
responsabilité financiére de lÕorganisation oil chaque
dollar doit etre dépensé consciencieusement, ce qui exige une
réciprocité de ce comportement de la part de ses partenaires.
De plus, nous avons aussi remarqué que la mobilisation
de principes, de politiques et de la presence de MSF a pour finalité de
générer lÕaction qui est souvent synonyme de changement et
de nouveauté pour ses collaborateurs. Ajoutons que Max mobilise aussi la
figure du patient dans son discours à Mumba en démontrant
lÕobjectif commun avec ses partenaires de sauver des vies, sous
entendant en cela que MSF est une organisation préoccupée et
attentive aussi bien aux patients quÕaux soignants. En outre, nous avons
remarqué à plusieurs reprises que lÕorganisation cherche
à normaliser son action dans un contexte instable et représente
cela, à travers son discours, par la mobilisation de guides et
dÕoutils cliniques, en plus de participer à la construction
dÕune mémoire organi sationnelle dans le but dÕagir et de
transmettre.
Ce besoin de normalisation exprime ainsi le caractére a
priori raisonnable et prévoyant de lÕorganisation. De plus, nous
constatons la mobilisation dÕhistoires et exemples anecdotiques de la
part de Max, histoires et exemples qui contribuent à un travail de
normalisation de la situation assez tendue qui existe entre Eric et le docteur
Joseph de lÕhTMpital de Mumba. Ë ce propos, Witten (1993 ; cite
dans Giroux & Marroquin, 2005) dit que : Ç les histoires servent
à enseigner aux employés leurs obligations ainsi que les normes
de comportements jugées acceptables par la direction È (p. 27).
Nous tenons, par ailleurs, à mettre lÕaccent sur le fait que dans
ces histoires et anecdotes invoquées, la normalité pour MSF
semble etre synonyme de difficulté, mais
tout autant de réussite. Aussi, Max valorise
l'obstination des acteurs de MSF, une obstination qui finit par payer
lorsqu'ils réussissent leurs missions, cela à force de patience,
de diligence et de détermination. On reconna»t alors que c'est le
type d'attitude qui est attendue chez MSF, une organisation qui se construit
par l'exemple. Nous notons alors que d'une certaine manière la culture
organisationnelle de MSF est mobilisée telle une boite à outils
pour répondre à de possibles problèmes (Hatch et Schultz,
2002).
D'autre part, la mobilisation du protocole par Max dans les
discussions avec ses partenaires renvoie à une certaine
opérationnalité de l'organisation, son identité
étant ainsi inscrite dans l'action par une mise en acte qui se
matérialise par la signature d'un contrat. Quant aux exemples
invoqués de la réorganisation de la gestion de la pharmacie et
des horaires des infirmiers à l'hTMpital de Mumba, il confirme que pour
MSF, l'urgence appara»t aussi bien comme un cadre opérationnel
qu'une facon d'être, car il faut prévoir et agir vite pour
être efficace, donc répondre à la mission première
de MSF. Par ailleurs, de cette argumentation construite à l'aide
d'exemples, de mobilisations de nature humaine et non-humaine, Max fait la
démonstration de ce qu'est et fait son organisation, comme, par exemple,
lorsque Max invoque le Docteur Luc, dans sa conversation avec ses partenaires
du Ministère de la Santé congolais, pour leur montrer que MSF
fait déjà de la formation non officielle avec lui alors que c'est
ce qu'ils demandent. Finalement, Max en mobilisant le rapport d'activité
trimestriel de MSF dans ses discussions avec les hommes de la MONUC et ceux du
Ministère de la santé congolais, sous-entend que la
présence de son organisation est efficace et qu'elle donne des
résultats, mais c'est aussi une invocation qui plaide en faveur du
principe de transparence de l'action de MSF et pour démontrer qu'elle
n'a rien à cacher.
Pour finir, il est à considérer qu'avec chaque
figure invoquée, viennent des traits ou des caractéristiques de
son identité. Aussi, ce travail de mobilisation dans le discours permet
de témoigner de son être. Les mobilisation et invocations montre
implicitement des aspects de la « personnalité » de MSF dans
son discours et elles servent donc à la fois à participer
à la construction de l'identité/image de l'organisation et
à adresser un message à l'autre quant aux attentes qu'une telle
identité implique.
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