Chapitre 6 : RESULTATS DES ANALYSES &
DISCUSSION
Malgré son apparente longueur, le chapitre
précédent comportait plusieurs passages qui, même
sÕils nÕabordaient pas tous directement la question
précise de lÕidentité organisationnelle, contribuaient
selon nous à participer de la (re-)productio n identitaire de MSF. Dans
ce chapitre, nous montrerons comment les analyses proposées peuvent etre
mises en lien avec la question de recherche qui nous anime et ainsi
démontrer la valeur de notre démarche analytique.
6.1 Résultats des analyses
6.1.1 Une identification par la negation et la
différenciation
Au cours des différentes analyses, nous avons
remarqué que le discours de Max pour qualifier MSF était à
plusieurs reprises performé par la negation de type Ç on
nÕest pas ca È. Ainsi lÕorganisation est identifié,
par exemple, comme nÕétant pas un bailleur de fond ou comme
nÕétant pas une université. Le chef de mission fait donc,
en quelque sorte, un travail de défiguration en conjurant des images
auxquelles il ne souhaite pas que son organisation soit associée. Ainsi,
comme le dit Belay (1996) : Ç The process of elaboration of collective
consciousness involves contrasting one's cultural group to another. In other
words, identity does not exist by itself, in isolation, but is co-created in
relationship to others. We are defined in part as being different from
how they are. È (p. 322).
Ce travail de défiguration correspond, notamment dans
lÕanalyse de la reunion dÕinformation de lÕhTMpital de
Mumba, à une sorte de jeu de questions/réponses pour
répondre à dÕéventuelles critiques ou images
préconçues de ses interlocuteurs sous prétexte
dÕinformer. On peut donc dire, dÕune certaine maniere, que Max y
conjure des fantTMmes, cÕest-à-dire des figures qui, même
si elles sont peut-être présentes à lÕesprit de ses
interlocuteurs pour qualifier lÕaction de MSF et ce quÕelle
serait, ne correspondrait pas, selon Max, à la réalité de
cette organisation, ce qui revient à réduire du même coup
ces attributs à des Ç figures de lÕesprit È de ses
interlocuteurs. Nous sommes donc ici face à un travail de
défiguration ou de deconstruction des figures invoquées ou
attribuées par Ç lÕautre È.
Certains de ces fantTMmes peuvent etre, par exemple, issus des
origines culturelles de lÕorganisation. Ainsi comme Fox (1995) le dit,
Ç lÕaction humanitaire sans-frontiériste est fortement
imprégnée de la culture de son pays dÕorigine et de
"lÕarrogance" quÕon lui prete souvent È (p. 83 ; cite dans
Queinnec, 2004). Aussi, Max, en disant que MSF nÕest pas quelque chose,
fait intervenir, implicitement, donc sans le dire ouvertement, ce
quÕelle est censée etre. Ainsi lorsquÕil dit que MSF
nÕest pas destructrice de son environnement, il est aussi en train de
dire quÕelle est respectueuse de lÕordre établi, altruiste
et généreuse. Nous notons alors que lÕutilisation de la
negation dans le discours peut permettre, dÕune certaine maniere, de
sÕauto complimenter sans para»tre prétentieux au regard de
lÕautre. Cependant, en disant sans cesse que lÕon nÕest
pas quelque chose, on peut aussi avoir tendance, a u contraire, à rendre
plus présente cette figure dont on essaye de se débarrasser
(cÕest le paradoxe de la conjuration, voire de lÕexorcisme).
DÕautre part, on peut aussi considérer que MSF démontre
aussi une éthique dans ses
relations interpersonnelles par cette même
négation, notamment dans la conversation entre Eric et Max, oü Max
dit à Eric <<on ne peut pas imposer les choses >>. Ë ce
sujet, Picard (2008) dit: << Respecter les autres, c'est leur donner la
place et la considération qui leur reviennent et ne pas s'imposer
à eux. Cela se traduit par des marques de déférence et de
tact>> (p. 139).
De plus, nous avons aussi pu constater dans les analyses que
Max s'employait à justifier la présence de MSF, ce qui laisse
entendre qu'elle pourrait être condamnée. Autrement dit, il semble
qu'aux yeux de Max, MSF pourrait représenter quelque chose de
négatif pour << eux >>, ses partenaires et interlocuteurs,
un quelque chose contre lequel il faut donc se battre. En ce sens, il est donc
en train d'essayer d'affirmer une certaine identité en disant
<<voilà ce que nous sommes et voilà ce que nous ne sommes
pas >>. C'est donc dans cette même démarche que notamment
Max dissocie clairement son organisation du gouvernement francais, faisant
ainsi un travail de désidentification. MSF, comme beaucoup d'autres
organisations, a donc une forte tendance, à travers les interventions de
Max, à se définir par ce qu'elle n'est pas, par sa
différence, ce qui participe d'une démarche d'individuation
(Lipiansky, 1992). Dans cet esprit de différenciation, le discours de
Max, lorsque celui -ci présente MSF, s'évertue à
identifier son organisation à la notion d'urgence. En ce sens, il la
distingue des organisations centrées sur le long terme, rappelant ainsi
que MSF ne fait pas du développement dans le cadre de son action.
Comme nous l'avons noté dans nos analyses, cette
justification récurrente de la présence de MSF sur le terrain de
ses missions passe aussi par un travail de légitimation et/ou
d'argumentation. Ainsi, lorsque Max dit à ses interlocuteurs du
Ministère de la
santé du Congo que MSF n'est pas une université
et qu'elle ne fait pas l'école, on observe tout un travail de
requalification de l'organisation qui l'amène à écarter
l'idée de formation que ses interlocuteurs avaient
évoquée, mettant de l'avant la notion d'apprentissage par
observation, de facon non formelle. De cette manière, Médecins
Sans Frontières, par l'intermédiaire de Max, montre son
désir de maitriser et contrôler son image, rejetant, dans ses
interactions, toute image qui ne correspondrait pas à celle qu'elle veut
mettre de l'avant.
Le désir de singularisation de MSF est également
palpable par sa facon de donner ses propres définitions aux choses qui
l'entourent. Ainsi, on voit comment Max donne sa propre définition de
l'urgence et présente le cadre d'intervention de son organisation, aussi
identifiée comme organisation médicale d'urgence. De plus, un des
principes forts de MSF est celui d'indépendance et on voit comment il
est présenté à la fois par la différenciation et
avec l'aide de définitions donnée par Max. Ainsi être
indépendant aux yeux de MSF, c'est ne pas être dépendant
d'un quelconque gouvernement, de forces militaires et surtout d'un financement
par des fonds publics. MSF, à travers Max, marque et confirme donc son
identité en donnant ses propres traductions des principes auxquels elle
souhaite être assimilée.
De plus, ce besoin de se différencier et d'être
clair sur ce que l'organisation est et fait semble relié à
l'idée de ne pas être confondu avec une autre organisation qui
pourrait par exemple prendre part au conflit. Comme nous avons pu le remarquer,
à la question Ç Qui sommes-nous ? È, MSF par
l'intermédiaire d'un de ses membres, pourrait raisonnablement
répondre Ç nous ne sommes pas celaÈ et comme nous le dit
Mucchielli (1986) à propos de l'identité individuelle: Ç
L'identité se construit normalement par la
negation dÕun certain nombre de traits identitaires
attribues par lÕenvironnement social. " Non, je ne suis pas (nous ne
sommes pas) celui (ceux) que lÕon croit. " È (p.86).
6.1.2 Une construction dans la répétition
Les données analysées nous ont egalement
montré lÕimportance de la répétition dans la
construction de lÕidentité. Cette répétition se
déploie, semble-t-il, selon deux modalités: (1)
réitérer constamment le même discours, les mêmes
idées et les mêmes exemples, mais aussi dans le sens dÕune
transmission, (2) assurer le passage de relais, comme lors dÕune course
sportive.
SÕil existe une pratique établie chez
Médecins Sans Frontières, il semble que cela soit
dÕassurer une certaine continuité dans lÕimage
véhiculée en envoyant toujours le même message tout le
temps et à tout le monde par le biais dÕintermédiaires
comme Max (voir aussi Cooren et al., 2007 ; Cooren et al., 2008). Ce message
sÕapparente à un travail identitaire oil
lÕintermédiaire rappelle sans cesse les valeurs et les principes
de Médecins Sans Frontiéres. Remarquons que cette conception de
la communication ne consiste pas nécessairement à etre à
lÕécoute de lÕautre et/ou à sÕadapter
à un public donné, mais à lui adresser continuellement le
même message avec quelques variations. Chez MSF, au vu des extraits que
nous avons analyses, le même discours semble etre construit et
répété dans lÕesprit dÕune diffusion assez
uniforme.
Ainsi, le discours de Max est resté identique à
quelques ajustements interactionnels prés dans les quatre extraits
auxquels nous nous sommes intéressées et nous pouvons même
aussi dire la même chose à partir des différentes videos
que nous avons visionnées de lÕensemble de la base de
données, que la situation sÕavére
interactive ou non. Aussi, tel une cassette
enregistrée, Max semble constamment ventriloquiser le discours officiel
de MSF, toujours prêt notamment à parer
dÕéventuelles critiques de ses interlocuteurs. Nous notons tout
particulierement lÕutilisation des mêmes exemples dans les
extraits, comme par exemple lorsque Max présente le financement de
lÕorganisation par des dons de particuliers, se mettant lui même
en scene ainsi que ses interlocuteurs et leurs familles. Ce discours identique
et recurrent chez MSF est ainsi utilise dans le but dÕinformer Ç
lÕautre È des programmes existants, témoignant ici du
faire de lÕorganisation, mais aussi de son identité,
renvoyant ici à son 'etre.
LÕun des extraits que nous avons analyses et qui
concerne la réunion informelle entre Max et Eric nous a aussi
montré à quel point le témoignage et les anecdotes
semblent souvent mobilisées par les membres de MSF pour encourager
lÕautre à agir dÕune certaine façon ou du moins etr
e en adéquation avec une certaine vision privilégiée. Ceci
confirme que lÕidentité est quelque chose qui se construit dans
le temps et, comme nous lÕavait apprit la revue de littérature,
que lÕidentité dÕaujourdÕhui est construite gr%oce
aux histoires et anecdotes dÕhier, notamment par le témoignage
chez MSF. Ces narrations participent à construire lÕimage de MSF
aussi bien auprès de ses membres que vis-à-vis de son
environnement, oil elle est présentifié comme une organisation
résiliente, patiente et persévérante, ceci étant
démontré par la répétition dÕun même
discours et dÕhistoires.
Ë ce propos, Cheney et Christensen (2001) disent que les
constructions narratives ont une importance dans la gestion de
lÕidentité organisationnelle aussi bien au niveau interne
quÕexterne. Elles permettent aux membres de se voir comme dans un
miroir, mais elles possedent aussi des implications pour les relations
publiques. De plus,
nous avons aussi pu constater que la répétition
et l'insistance montrent que l'identité de MSF est quelque chose qui est
constamment protégée et construite, à la fois
prospectivement et rétrospectivement, les narrations apparaissant comme
des moyens très efficaces pour servir cette cause. Ajoutons qu'en ce qui
concerne la narration, Taylor et Robichaud (2007) disent: <<Narratives,
it has been argued, are motivated by the perception of a breakdown of some
sort, or a deviation from what was generally expected to happen>>
(p.11).
La répétition dans le sens d'une transmission a
en outre la vertu de participer à la construction d'une mémoire
collective en permettant à chacun de s'identifier et de se reconnaitre
dans les histoires qui sont racontées. De plus, comme le dit Brown
(1994; cité dans Giroux, 2002), elles font le lien entre les individus
qui s'identifient les uns aux autres et donne du sens à leur condition.
Mais, comme nous l'avons vu dans les analyses, il y a la
répétition d'un discours certes, mais il y a aussi la
répétition d'une action qui est valorisée chez MSF, le
passé et plus précisément les missions passées
servant de référence et validant, en quelque sorte, les missions
actuelles. Ces missions passées sont racontées de facon
informelle comme dans l'échange entre Max et Eric, oü le
témoignage fait part de l'expérience et montre le chemin à
suivre. Aussi, il semble que le passé serve de <<béquille
>> au présent tout en l'accompagnant. Nous constatons alors que
l'identité de Médecins Sans Frontières est construite et
ancrée dans l'action et dans le temps.
Ajoutons aussi que la comparaison incite la
répétition d'une facon de faire. Ainsi, lors de l'interaction
entre Max et Eric, l'idée qui semble être véhiculée
est que s'il y a de bons résultats pour l'intervention de MSF à
Laika, il va sans dire que cette facon de faire
peut être réitérée à Mumba,
car c'est aux même type de structure et d'us et coutumes que les
équipes de MSF font face. Il en ressort alors un constant aller et
retour entre le passé et le présent.
|