2.3 Discussion critique de la littérature &
problématique
Comme nous lÕavons vu, la question de
lÕidentité est une preoccupation essentielle des organisations et
cÕest aussi un concept clef pour comprendre les organisations modernes
(Gioia et all., 2000). En ce sens, Cheney et Christensen (2001) concluent leur
chapitre du New Handbook of Organizational Communication en notant que
le défi pour les chercheurs en communication aujourdÕhui est de
réussir à conceptualiser la réalité complexe des
organisations contemporaines.
La revue de littérature a montré quÕil
nÕest pas simple de définir lÕidentité
organisationnelle car ce concept est encore (et sera sans doute toujours)
à lÕétat de discussion et de réflexion pour de
nombreux chercheurs qui se sont attelés à le définir.
Néanmoins, nous avons réussi à faire ressortir plusieurs
points intéressants à noter et à prendre en compte dans le
cadre de lÕétude de cette question. Ainsi, nous retiendrons que
lÕidentité organisationnelle se construit dans
lÕinteraction entre les individus eux-mêmes et dans leur rapport
à lÕenvironnement et quÕelle est donc a priori
multiple et dynamique. Sa construction passe par les images de
lÕorganisation qui apparaissent comme des miroirs reels ou choisis de
celle -ci. De plus, la question
de lÕidentité est toujours a priori
ouverte dans lÕorganisation, aussi bien du point de vue des membres sur
eux -mêmes, que vis-à-vis du sens que cette identité
projette à lÕextérieur. Cela peut donc aboutir à la
mise en place de strategies communicationnelles à lÕinterne comme
à lÕexterne, afin de garder le contrTMle des images que projette
lÕorganisation.
Quant à la réalité de
lÕidentité au niveau organisationnel, on ne peut la comprendre
quÕen prenant en compte ses definitions interne et externe, car elles
semblent indissociables et inséparables. Ajoutons que
lÕidentité organisationnelle appara»t comme un
phénomene discursif qui se construit dans lÕinteraction et qui se
raconte à lÕécrit comme à lÕoral, dans un
processus de narration. LÕidentité se construit ainsi tout au
long de la vie de lÕorganisation, avec des événements qui
marquent cette construction.
Apres avoir abordé les points essentiels de la
littérature sur le sujet, nous pouvons des lors faire le point et
determiner les manques à combler par la recherche, cela afin de
permettre une meilleure comprehension de la question. Ainsi, il apparait que le
phénomene dÕidentité est abordé dÕun point
de vue general et que trop peu dÕétudes empiriques
sÕattardent à démontrer la dimension non seulement
performative, mais egalement interactionnelle de la construction identitaire
dÕune organisation. Nous pensons quÕil serait donc productif de
sÕy intéresser dÕun point de vue plus micro oil
lÕidentité de lÕorganisation appara»t à
travers les interactions qui la font etre, se reproduire et évoluer, le
but étant dÕapporter une contribution à la fois
théorique pour la recherche et pratique pour la comprehension
organisationnelle. En effet, souvent les etudes portant sur
lÕidentité sont dÕordre quantitatif, mais notre recherche
qui est qualitative et se concentre sur les interactions quotidiennes offre une
vision plus communicationnelle/performative de cette question. Notre
approche
montre une dimension incarnée, une vision ancrée
sur les interactions qui se distingue donc des etudes basées sur des
entrevues, exposant la maniere dont les interviewés font sens de
lÕidentité organisationnelle. Notre recherche propose donc de
montrer et analyser lÕidentité organisationnelle en action, au
fil des interactions qui lÕincarnent. Quant aux contributions pratiques,
nous en ferons part dans la conclusion de cette recherche, avec notamment la
nécessité de former le personnel de lÕorganisation sur
lÕimportance de leur parole dans le quotidien de leurs activités
pour la construction de lÕidentité et lÕimage de leur
organisation. En effet, notre etude fera la demonstration du pouvoir que
peuvent avoir les mots dans le cadre de négociations implicites et
explicites qui sont le lot des interactions quotidiennes dans
lÕorganisation, influencant lÕimage que chacun peut avoir de
celle-ci et donc le cours des missions, pour une organisation comme
Médecins Sans Frontiéres.
En outre, Kerbrat-Orecchioni (1992) nous indique que
lÕinteraction est le lieu de négociations implicites et
explicites, ce point précis étant lÕobjet de notre
interrogation sur lÕidentité organisationnelle : Ç Tout
discours dialogue est le produit dÕun "travail collaboratif", les
partenaires en presence mettant en Ïuvre en permanence des processus de
négociations, dÕharmonisation de leurs comportements respectifs,
et de "synchronisation interactionnelle" » (p. 148).
Finalement, on peut supposer que lÕidentité
organisationnelle est (re)construite tous les jours et par tout le monde. En ce
sens, si lÕidentité organisationnelle fait lÕobjet
dÕune construction par des acteurs, on peut donc dire quÕelle est
performée, en particulier par la parole et lÕécrit, et que
lÕinteraction est le cadre de cette performance. En poursuivant cette
idée de performance et en lÕalliant avec lÕidentité
de lÕorganisation, nous nous sommes penchée sur le concept de
présentification. Pour Cooren, Brummans et Charrieras (2008) qui se sont
intéressés
à la notion de présence de l'organisation avec
des données sur Médecins Sans Frontières, cette
idée de performance renvoie à une facon de rendre présent
ou présentifier l'organisation, de la représenter. On peut donc
parler d'incarnation, voire d'incorporation. De plus, dans leur article, ils
disent : Ç Thus, while our view foregrounds the performative aspects of
presentification, this performance always involves processes of negotiation,
transaction, interpretation, translation, co - constructionÈ (p. 1346).
Cela nous amène donc à réfléchir sur la conception
d'une identité organisationnelle plus centrée sur la performance
des acteurs. En effet, qui dit performance, dit l'accomplissement de quelque
chose et ce quelque chose est accomplie notamment par le biais d'une
négociation ou d'une co-construction. De plus, comme nous sommes
fortement attachée à la dimension discursive et interactive d'une
définition de l'identité organisationnelle, nous pouvons alors
émettre l'idée d'une co-construction de l'identité
organisationnelle par le biais des performances discursives des acteurs de
l'interaction.
Il y a, par ailleurs, souvent un profond sentiment
d'attachement des acteurs vis-à-vis de leur identité et de
l'identité de leur organisation. L'identité, c'est ainsi quelque
chose qui est censé les définir, qui est censé être
propre mais qui se nourrit aussi de l'impropre, autrement dit de ce qui, pour
être approprié, doit d'abord être autre. On parle alors de
la rencontre de soi et de l'autre. Ajoutons que toute relation suppose une
appropriation et nous mettons donc ici en exergue une vision relationnelle de
l'identité. Dans le cadre d'une ONG comme Médecins Sans
Frontières, cela se manifeste, comme nous le verrons, par une
réaffirmation constante de l'essence même de sa mission
auprès de ses partenaires sur le terrain de l'action comme directement
dans ses différents sièges dans le monde. De plus, le principe
d'urgence de ce type d'organisation ajoute une difficulté
particulière à ces
interactions et aussi une certaine intensité.
Après avoir abordé la littérature sur la
question de l'identité organisationnelle et son application dans le
cadre de l'humanitaire, nous pouvons donc nous interroger sur sa construction
par le biais de la communication et plus précisément par la
parole. Retenons que cette identité peut aussi bien se construire que se
déconstruire et qu'il s'agit donc aussi de la négocier au fil des
interactions. De plus, la construction de l'identité peut être
associée au rituel de la danse dans un processus interactionnel entre
soi et l'autre, selon la métaphore initiée par Goffman (1967) et
qui est reprise dans une réflexion de Roth (1996) qui dit:
Construction of identity in interaction is a process that
engages both participants in a ritual dance or in a ritual contest (Goffman,
1967, pp.31 and 32). Dancelike aspects of identity construction are found when
participants cooperate (intentionally or not) in ceremonial rituals that are
embedded in everyday conversation. (p. 175)
Ainsi, la question qui nous animera tout au long de ce travail
sera d'évaluer par quels moyens les membres de l'organisation
construisent leur identité organisationnelle dans leurs interactions du
quotidien et comment ils agissent dans ce cadre ? Les questions de cette
recherche sont donc formulées de la manière suivante:
QR : Comment est ce que l'identité organisationnelle de
MSF est négociée dans la communication (interactions), soit entre
les membres de MSF, soit entre les membres de l'organisation et les gens
à l'extérieur ?
Chapitre 3: CADRE THEORIQUE
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Les questions et idées qui émergent de la revue
de littérature réalisée sur l'identité
organisationnelle nous amènent à identifier différents
concepts qui vont servir de cadre théorique à cette recherche. Il
existe de nombreuses approches en communication organisationnelle, a priori
aussi valables les unes que les autres, mais en choisir une, c'est comme
choisir un angle de vue pour sa recherche. En ce sens, la lunette
interprétative me semble la plus opportune. En effet, l'approche
interprétative considère que la réalité
organisationnelle est socialement construite à travers la communication,
c'est-à-dire les interactions entre les individus. On y retrouve aussi
l'idée de processus. De plus, nous emprunterons, pour les fins de cette
recherche, les lecons tirées de l'ethnométhodologie, un courant
de pensée né dans les années 1960 avec notamment comme
maitre d'Ï uvre, Harold Garfinkel (1967, 2002). Le principe de base qui y
est exprimé, c'est que le social se construit et se reconstruit sans
cesse dans les relations quotidiennes entre les acteurs. Au sein de ce courant,
nous trouvons aussi l'analyse de conversation (Boden, 1994; Sacks, 1992) et on
notera aussi une certaine influence de la théorie des actes de langages
d'Austin (1991), Ç Quand dire, c'est faire È, qui
considère le langage dans sa dimension performative et actionnelle.
Une notion étudiée et développée
par des chercheurs de l'École de Montréal a attiré notre
attention, soit celle de la ventriloquie car elle agrandit le champ de vision
de notre recherche, en identifiant tout ce qui est rendu présent dans
l'interaction, en plus de ceux qui le sont physi quement. Au premier abord, la
ventriloquie évoque pour tous, la capacité d'une personne
à faire parler une marionnette sans bouger ses
lèvres . On imagine donc aisément un spectacle
oü l'on s'amuse d'un petit être, une peluche, qui parle aux
spectateurs ou à la personne qui le manipule. Du latin ventris
ou venter qui signifie ventre et loqui qui signifie
parler, ce concept renvoie donc à l'idée da Çfaire
parlerÈ quelqu'un ou quelque chose. Nous reviendrons donc à cette
idée dans un aspect communicationnel, car il semble permettre
d'approcher, d'une certaine manière, les coulisses du discours, de la
parole en interaction.
Tout au long de cette étude, le concept clef qui
guidera ma réflexion sera celui de présentification car il nous
permettra d'observer comment MSF est rendu présente par ses acteurs et
ce, en vue de mieux saisir la construction de son identité
organisationnelle. Pour cela, je m'inspirerai de l'article de Cooren et al.
(2008) qui se conclut en notant l'intérêt d'une étude
portant sur l'identité organisationnelle à travers la lentille du
concept de présentification organisationnelle. De plus, leur cas
d'étude confirme que ce sont dans les interactions que cette
construction a lieu:
As É illustrated É what or who belongs (or does
not belong) to an organization (i.e. what is considered `in' or `out'), or how
an organization is perceived and experienced by `insiders' (identity) and
`outsiders' (image), is always a question of negotiation played out on the
terra firma of interaction. (p. 1361)
Ainsi, à travers l'interaction, c'est la confrontation
de plusieurs images qui peut produire l'identité, c'est-à-dire
que chacun (que ce soit des personnes à l'intérieur ou à
l'extérieur de l'organisation) mobilise implicitement ou explicitement
une ou plusieurs images ou identités de l'organisation et c'est au cours
des interactions que ces images/identités s'harmonisent ou non.
comprendre pleinement, il est nécessaire de le situer
dans un premier temps dans un cadre plus large, pour ensuite revenir sur ce
concept et lÕexpliquer avec plus de profondeur. Nous allons pour cela
nous intéresser aux réflexions de lÕÉcole de
Montréal, en commentant egalement certains concepts de la théorie
de lÕacteur- réseau, pour ensuite nous atteler à la
description de ce que lÕon entend par Ç présentification
organisationnelle È et la pertinence de cette notion dans le cadre
dÕune réflexion sur lÕidentité
organisationnelle.
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