Chapitre deuxième : LES ABUS DE POUVOIR
2.1. Introduction
Là où vivent les hommes, malgré les lois
établies que tout le monde est appelé à respecter, il peut
arriver des violations graves compromettant l'avenir de la Communauté
politique. Il peut arriver qu'un Prince dirige l'Etat en fonction de ses
avantages et de ses intérêts propres, sans se
référer aux lois. L'on se demande alors : Que faut-il faire pour
éviter les abus de pouvoir ? En cas d'abus de pouvoir, que deviennent
les Institutions politiques ? Quelles sont les conséquences à
redouter pour le peuple ? Sans prétendre donner des réponses
parfaites à toutes ces questions, à la suite de John Locke, ce
chapitre tentera d'en apporter plus de lumière
2.2. Les limites du pouvoir
La structure et l'étendu du gouvernement civil
découlent de ses origines et de ses missions, qui lui assignent des
limites rigoureuses. Le résultat principal de l'institution du
gouvernement est donc de garantir la liberté, la sécurité
et la propriété des individus en les protégeant contre
l'arbitraire. Ceci n'est possible que si le gouvernement assure le règne
de la loi et non pas la domination d'un homme ou d'un groupe d'hommes. De
là, découle en premier lieu la place prééminente du
pouvoir législatif, qui est le pouvoir suprême et qui a pour
mission d'établir les règles auxquelles chacun doit obéir.
Même s'il peut être exercé par un monarque, ce pouvoir a sa
source dans la collectivité ( ou dans la majorité) puisqu'il
« représente » les hommes qui composent la
société. Pouvoir suprême, il reste néanmoins
limité : il ne peut agir que par le moyen de lois établies et
promulguées, qui ne garantissent que le bien du peuple ; il ne peut
percevoir d'impôts qui n'aient été consentis par le peuple
ou par ses représentants, il n'a « ni le droit ni la
possibilité d'aliéner la compétence en vertu de laquelle
il légifère41 ».
Subordonnés au pouvoir législatif, les pouvoirs
exécutif et fédératif ont aussi des tâches à
accomplir. Le pouvoir exécutif à faire aux individus en tant
qu'ils doivent être soumis à la loi. Et donc la tâche de ce
pouvoir est de garantir la permanence de l'exécution
41 Second Traité, § 142, pp. 249-250.
des lois. Le pouvoir fédératif quant à
lui, a la charge de la sécurité de la société dans
ses rapports avec les autres communautés ou avec les autres individus,
à l'égard de qui elle reste dans l'état de nature.
Le gouvernement civil doit donc être contenu dans les
strictes limites : il a une fonction essentiellement protectrice et il doit
respecter la liberté, l'égalité naturelle. C'est ainsi que
pour prévenir les abus de pouvoir, John Locke limite ce pouvoir. De ce
fait, le pouvoir législatif ne peut pas être absolument arbitraire
sur la vie et les biens du peuple. « Car, le pouvoir n'étant autre
chose que le pouvoir de chaque membre de la société, remis
à cette personne ou à cette assemblée qui est le
législateur, ne saurait être plus grand que celui que toutes les
différentes personnes avaient dans l'état de nature, avant qu'ils
entrassent en société, et eussent remis leur pouvoir à la
communauté qu'ils formèrent ensuite. 42»
Les limites du pouvoir s'expliquent essentiellement quand on
comprend que pour John Locke, il est incompréhensible et inadmissible
qu'un homme, ainsi qu'il a été prouvé, se soumette au
pouvoir arbitraire d'un autre. Dans l'état de nature, n'ayant point un
pouvoir absolu sur la vie, sur la liberté ou sur les possessions
d'autrui, son pouvoir s'étend seulement jusqu'où les lois de la
nature le lui permettent, pour la conservation de sa personne, et pour la
conservation du reste du genre humain. C'est ce que donne et que peut donner
cet homme à une société, et, par ce moyen au pouvoir
législatif. Ce pouvoir ne saurait alors s'étendre plus loin qu'il
ne le faille43. Il doit simplement se limiter au bien public. C'est
un pouvoir qui n'a pour fin que la conservation et par conséquent, il ne
saurait jamais avoir le droit de détruire, de rendre esclave ou
d'appauvrir le peuple.
L'autorité législatrice ou suprême n'a
point le droit d'agir par des décrets arbitraires, et formés
sur-le-champ, mais est tenu de dispenser la justice, et de décider des
droits des sujets par les lois publiées et établies, et par des
juges connus et autorisés. Contrairement à Hobbes qui pense que
pour résoudre des problèmes qui se posent fréquemment dans
l'état, il faut un pouvoir absolu et arbitraire sur les personnes et sur
leurs biens, Locke pense pour sa part qu'un pouvoir arbitraire et absolu, un
gouvernement sans lois établies et stables, ne saurait s'accorder avec
les fins de la société et du gouvernement. Ce serait se mettre
dans une condition pire que celle de l'état de nature, dans lequel on a
la liberté de défendre son droit contre les injures d'autrui, et
de se maintenir, si l'on a assez de force, contre l'invasion d'un homme ou de
plusieurs.
42 Second Traité, §. 135, pp. 246-248.
43 Idem.
Dans ce même ordre, il est à savoir que le bien
de la société seul constitue ce pourquoi le gouvernement est
constitué ou a été mis en place. Le pouvoir arbitraire ne
peut être exercé suivant le bon plaisir, mais suivant des lois
établies et connues ; en sorte que le peuple en même temps les
gouvernants, se tiennent dans de jutes bornes, et ne soient point tentés
d'employer le pouvoir qu'ils ont entre les mains, pour suivre leurs passions et
leurs intérêts, pour faire des lois inconnues et
désavantageuses à la société politique, et qu'elle
n'aurait garde d'approuver.
Une autre limite est que la suprême puissance n'a point
le droit de se saisir d'aucune partie des biens propres d'un particulier, sans
son consentement44. Ce qui engage les différentes personnes
à entrer en société politique, c'est entre autre la fin du
gouvernement qu'ils ont devant eux, à savoir, la conservation de leurs
biens propres. Ceci suppose que les biens propres du peuple doivent être
sacrés et inviolables. C'est donc une erreur flagrante que de croire que
le pouvoir d'un Etat pourra faire ce qu'il veut, et disposer des biens de ses
sujets d'une manière arbitraire ou de se saisir d'une partie de ces
biens comme il lui plaît.
C'est ainsi qu'une manière de remédier à
l'arbitraire du pouvoir législatif est de faire en sorte qu'il ne soit
pas sur pieds de manière fréquente ou permanente. Les membres
seront, après que l'assemblée a été
séparée et dissoute sujets aux lois communes de leur
pays45. Mais dans les gouvernements, où l'autorité
législative réside dans une assemblée stable, ou dans un
homme seul, comme dans les monarchies absolues, il y a toujours à
craindre que cette assemblée, ou ce monarque, ne veuille avoir des
intérêts à part et séparés de ceux de la
communauté ; et ainsi qu'il ne soit disposé à augmenter
ses richesses et son pouvoir, en prenant au peuple ce qu'il trouvera bon. Dans
ces gouvernements, les biens propres ne sont pas en sécurité.
Aussi, l'autorité ne peut pas remettre en d'autres
mains le pouvoir de faire des lois. Car cette autorité n'étant
qu'une autorité confiée par le peuple ; ceux qui l'ont
reçue n'ont pas le droit de la remettre à d'autres. Seuls ont le
droit de faire des lois, les personnes que le peuple a choisies librement ; des
gens en qui il a mis toute sa confiance, son trust.
« Et quand le peuple a dit, nous voulons être
soumis aux lois de tels hommes, et en telle manière, aucune autre
personne n'est en droit de proposer à ce peuple des lois à
observer, puisqu'il n'est tenu de se conformer qu'aux règlements faits
par ceux qu'il a choisis et autorisés pour cela.46 »
Le libéralisme de Locke trouve donc sa figure ultime et
sa dimension tragique,
lorsqu'il accepte simultanément la souveraineté et
le droit de résistance ; mais la grandeur de
44 Second traité, § 138, pp. 246-248.
45 Idem.
Locke est aussi d'avoir su intégrer ces deux logiques
apparemment antagonistes dans une théorie du gouvernement limité,
dont le but est de montrer à quelles conditions les hommes peuvent
établir un corps politique qui neutralise leurs conflits en
représentant leurs intérêts et leurs opinions et en
protégeant leurs droits47.
Telles sont les bornes et les restrictions mises en place pour
que le pouvoir donné en toute confiance par le peuple ne
dégénère pas en arbitraire et en absolutisme car, on
n'entre pas dans la société civile pour vivre sous le poids de
l'anarchie et des injustices. Les restrictions sont mises en relief pour que la
société civile se maintienne, qu'elle poursuive la fin pour
laquelle elle a été instituée afin d'éviter, autant
qu'on le pourra, des conséquences fâcheuses de l'arbitraire et de
l'absolutisme.
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