Chapitre troisième :
DU DROIT DE RESISTANCE
3.1. Introduction
Comme nous avons eu à le dire
précédemment, il peut arriver qu'un gouvernement abuse de la
confiance du peuple. Et pour ne pas se laisser anéantir, que peut faire
le peuple ? Il est invité à résister, dit John Locke. En
développant cette question du droit de résistance, nous allons
considérer comment l'état de guerre réapparaît et
élit domicile dans une cité régie par l'arbitraire et
l'absolutisme. Quand bien même doit-on résister, comment le faire
? Une opposition au pouvoir peut-elle être légitime ? Telles sont
les questions auxquelles ce chapitre tentera aussi de répondre.
3.2. Réapparition de l'état de guerre
Dans la théorie de Locke, le droit de résistance
découle de la notion d'état de guerre. L'état de guerre
quant à lui, est le résultat historique d'actions humaines
particulières. Il est produit par ces actions, que celles-ci soient
accomplies dans l'état de nature ou dans le cadre d'une
société moderne. Dans les deux cas, cet état peut
survenir. Nous allons d'abord développer la conception de l'état
de guerre afin de parler avec plus de précision du droit de
résistance tant défendu par Locke.
L'état de guerre est déclenché par
l'utilisation de la force. Ainsi, la violence d'une personne à
l'égard d'un autre produit l'état de guerre, dans une
circonstance où il n'y a sur la terre nul supérieur commun,
à qui l'on puisse en appeler. Pour signifier et qualifier cet
état de guerre, John Locke, dans son Second traité du
gouvernement civil parle de la force et de la violence. Ce sont des termes
qui apparaissent tout au long de l'ouvrage pour désigner les instruments
de rupture de la paix dans l'état de nature et de dissolution de la
légitimité dans la société politique62.
L'état de guerre s'installe quand il y a une violence injuste et
soudaine. C'est donc l'emploi de la force illégitimement, et lui seul,
qui place un homme, dans l'état de guerre.
Considérons la manière dont l'état de guerre
s'installe dans l'état de nature. Il faut souligner qu'au départ,
l'état de guerre, selon Locke, est un état d'inimitié et
de destruction.
62 Second Traité, §. 19, pp. 156-157.
« Celui qui déclare à un autre, soit par
paroles, soit par actions, qu'il en veut à sa vie, doit faire cette
déclaration, non avec passion et précipitamment, mais avec un
esprit tranquille : et alors cette déclaration met celui qui l'a fait,
dans l'état de guerre avec celui à qui il l'a faite. En cet
état, la vie du premier est exposée, et peut-être ravie par
le pouvoir de l'autre, ou de quiconque voudra se joindre à lui pour le
défendre et épouser sa querelle : étant juste et
raisonnable que j'aie droit de détruire ce qui me menace de destruction
; car, par les lois fondamentales de la nature, l'homme étant
obligé de se conserver lui-même, autant qu'il est possible ;
lorsque tous ne peuvent pas être conservés, la sûreté
de l'innocent doit être préférée, et un homme peut
en détruire un autre qui lui fait la guerre, ou qui lui donne à
connaître son inimitié et la résolution qu'il a prise de le
perdre : tout de même que je puis tuer un lion ou un loup, parce qu'ils
ne sont pas soumis aux abus de la raison, et n'ont d'autres règles que
celles de la force et de violence. On peut donc traiter comme des bêtes
féroces ces gens dangereux, qui ne manqueraient point de nous
détruire et de nous perdre, si nous tombions en leur
pouvoir63.»
Ce long passage qui commence le chapitre troisième du
Second traité du gouvernement civil consacré à
l'état de guerre, aide à tirer la conséquence selon
laquelle, quiconque tâche d'avoir un autre en son pouvoir absolu, se met
par-là dans l'état de guerre avec lui. Et quand un pouvoir aussi
absolu et arbitraire s'impose sur les hommes dans l'état de nature comme
dans la société civile, on ne peut que constater que son moyen
propre est la force, la violence physique ; aussi entre lui et le reste de
l'espèce humaine, la seule relation qui existe ne peut être que la
guerre. Ce qui prévaut en ce moment là, c'est le désir de
soumettre l'autre à son pouvoir, de le placer sous sa domination sans
son consentement. Cependant, personne ne peut désirer avoir son proche
en son pouvoir absolu, que dans le but de le contraindre par la force à
ce qui est contraire au droit de sa liberté.
Or, la liberté est ce qu'il y a de plus important, ce
dont tout homme vivant selon la loi de nature devrait jouir. Personne n'a le
droit de porter atteinte à la liberté et à la vie d'autrui
sans raison valable. Les droits à la vie et à la liberté
sont indéniables et donnent tout le reste. Quiconque veut s'en emparer
et les ravir à un autre, doit être considéré comme
établit dans l'état de guerre avec ses prochains.
Ce qui vient d'être dit aide à poser qu'un homme,
dans l'état de nature est autorisé de se défendre
légitiment pour sa conservation. Et quiconque introduit l'état de
guerre s'expose à un traitement semblable à celui qu'il a
résolu de faire subir à un autre, et risque sa vie64.
« Quand la violence illégitime perturbe la paix qui est de rigueur
dans l'état de nature, chacun se dresse à bon droit contre
l'agresseur, non pas en raison de l'universalité de la menace du point
de vue du droit naturel, mais parce que l'agresseur a attenté à
l'unité biblique de la
63 Second Traité, §. 16, pp. 154-155.
64 Ibid., § 18, p. 156.
famille tribale et qu'il porte par conséquent la marque
de Caïn65 >>. L'état de nature, s'il est
respecté, préserve la paix et la << sécurité
>> des hommes. Partout où des délits enfreignent cet ordre,
la possibilité s'offre à tous les hommes de prendre des mesures
pour restaurer son intégrité66.
Pour éviter l'état de guerre, où l'on ne
peut avoir recours qu'au ciel, les hommes ont formé des
sociétés politiques, et ont quitté l'état de nature
: il y a une autorité ayant un pouvoir sur terre et auquel on peut faire
appel en cas des différends. C'est ainsi que John Locke marque la fin de
l'état de guerre qui a surgi dans l'état de nature.
Cependant, dans la société politique,
l'état de guerre peut aussi réapparaître. Et cet aspect,
John Locke le prend en compte ; il a prévu cette possibilité. Il
sait que le pouvoir, c'est de la violence potentielle : << plus
élevé est ce pouvoir plus grande est la violence
67>>. Ayant fait l'expérience des structures de
domination sociale de la société dans laquelle il a vécu,
il rejette les abus avec une intensité remarquable. Même dans une
société politique, il est tout à fait possible que le
charme vienne à être rompu ; des structures stables, qui offrent
une protection si rassurante, peuvent devenir un danger mortel. Le droit qui
est la barricade qui protège la paix d'une société
politique et procure la certitude peut être violé. Le bien
être et la liberté peuvent se changer en angoisse et en
assujettissement, auxquels ils s'opposent, suite à une violation du
droit.
Un individu ne doit pas en principe reconnaître la
légitimité du pouvoir absolu qui est au-dessus de lui, que ce
soit dans l'état de nature ou dans une société politique.
Au cas contraire, c'est ses droits juridiques, non sa force physique, qu'il
perd. L'utilisation de la force pour créer pareille dépendance,
quelles que soient les intentions réelles de celui qui l'exerce, peut
être interprétée comme l'ultime exploitation possible de ce
pouvoir simplement en vertu du fait qu'il s'agit d'un rejet de la loi de
nature68. Même dans la société politique, qui
est le remède apporté aux imperfections de l'état de
nature, un tel usage de la force, en l'absence d'un tribunal disponible
auprès duquel la victime d'une agression puisse effectivement recourir
pour son soulagement laisse le droit de guerre contre un agresseur à la
disposition de tous les hommes69. Quand il y a quelque injustice qui
se fait jour dans le chef des juges, il est mal aisé d'envisager ces
déviations et ce désordre autrement que comme un état de
guerre. Si
65 John DUNN, La pensée politique de John Locke,
Paris, PUF, 1991, p. 176.
66 Second Traité, §. 7, p. 146.
67 John DUNN, La pensée politique de John Locke,
Paris, PUF, 1991, p. 175.
68 Second Traité, §. 18, p. 156.
69 Ibid., §. 20, pp. 157-158.
on n'agit pas de bonne foi, on fait la guerre à ceux qui
souffrent. Le seul exercice de la force maintient l'état de guerre dans
la société politique.
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