2.4. L'arbitraire et ses conséquences
Le pouvoir arbitraire absolu, loin d'apparaître comme
une garantie contre l'état de guerre, représente en fait
lui-même un état de guerre entre les princes et le peuple. C'est
pourquoi, la transgression par les pouvoirs publics des limites de leur
autorité constitue un acte de guerre ou de rébellion contre
lequel peut légitimement s'exercer un droit de résistance
à l'oppression.
<< Le plaidoyer pour l'état de droit que propose
Locke, en réfutant, dans le premier traité, le patriarcalisme de
Filmer et en soulignant, dans le second traité, les dangers de
l'absolutisme, est une réponse à la fois aux
événements de la doctrine et à la déraison de
l'histoire. Les sociétés humaines, généralement
sorties de la nécessité tout empirique qui a scindé la
communitas originaire en une pluralité de république, se
débattent le plus souvent, rappelle Locke en s'appuyant sur un contrat
historique, avec l'esclavage, la conquête, l'usurpation ou la tyrannie.
Parce que les hommes ne savent pas écouter la voix de la raison
raisonnable qui leur découvrirait la visée
téléologique de la loi de nature, ils installent de
pseudo-gouvernements qui, ne répondait pas aux requêtes juridiques
de l'état civil, les livrent à l'empire de la violence et de
l'injustice56. »
Quand le pouvoir se détourne de ses attributions
premières, une de plus grandes conséquences est que le peuple
devient esclave de ce pouvoir puisqu'il vit sous l'oppression. Il est alors
à souligner que l'esclavage qui naît de la guerre, de la
conquête ou de la tyrannie n'est, ici ou là, que le prolongement
de l'état de guerre avec lequel il est en parfaite
connaturalité57. Les hommes sont installés hors le
droit, ils perdent leur liberté ; << cette liberté par
laquelle l'on est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est
si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de
l'homme, qu'elle n'en peut être séparée que par ce qui
détruit en même temps la conservation de sa vie58. En
fait, le seul but du pouvoir absolu est précisément d'arracher de
force à l'individu sa propre liberté et de la livrer à une
exploitation immédiate et illimitée.
C'est aussi un état de non-droit qui s'installe
là où le règne de l'arbitraire et de l'absolu prend
racine. Rappelons que << là où finit le droit, commence la
tyrannie59 ». Ceci signifie la victoire de la force sur la
justice et sur la légalité. C'est une situation inconfortable et
insupportable pour le peuple car, le non-droit prend le dessus sur tout ce qui
peut concourir
56 Simone GOYARD-FABRE, « Pouvoir juridictionnel et
gouvernement Civil dans la philosophie politique de Locke », in Revue
Internationale de Philosophie, n°165, 2/1988, p. 209.
57 Second Traité, §§ 22-24, pp.
159-162.
58 Ibid.,§ 16o, pp. 263-264.
59 Ibid., § 202, pp. 292-293.
au bien de la Cité. Puisque les gouvernants font autre
chose que ce qu'ils sont sensés faire, le peuple quant à lui est
tout à fait déçu parce qu'il se voit
dépouillé de tous ses droits.
L'arbitraire ayant mis les gens dans une situation
inacceptable, non souhaitée, il s'ensuit une altération des
pouvoirs législatifs, exécutif et fédératif. C'est
dû au fait qu'il y a une rupture du pacte fondateur et abus de confiance.
Les hommes sont renvoyés à l'état de nature
pré-contractuel et anté-juridique ; ils n'ont
plus qu'à « en appeler au ciel ». Il y a comme
réapparition de l'état de nature.
En effet, la condition politique est annulée ; la
société civile n'existe plus. Par conséquent, les hommes
recouvrent leur droit de nature et, avec lui, leur liberté primordiale :
ils sont à nouveau, eux-mêmes pour eux-mêmes,
défenseurs et exécuteurs de leur droit de nature et,
déliés de toute obligation civique envers un gouvernement qui
n'existe plus, ils sont disponibles pour un nouveau trust et une
nouvelle législature60. Il y a une dissolution de la
légitimité dans la société politique ; il y a
dissolution des gouvernements61. Et une distinction reste
à faire chez John Locke, entre la dissolution de la
société et celle du gouvernement. Les lignes qui suivent
apportent plus de lumière sur cette question.
Une société est dissoute à l'invasion
d'une force étrangère qui subjugue ceux qui se trouvent unis en
société. Dans ce cas, chacun reprend sa liberté et
pourvoit seul à sa sécurité, comme il juge à
propos, en entrant dans quelque autre société. Et quand une
société est dissoute, il en est de même pour son
gouvernement.
Cette dissolution peut arriver lorsque la puissance
législative est altérée puisqu'elle est l'âme
de tout le corps politique. L'union d'une société consiste
à n'avoir qu'une même volonté et un même esprit. Et
c'est le pouvoir législatif qui est l'interprète et le gardien de
cette volonté et de cet esprit. L'établissement du pouvoir
législatif est le premier et fondamental acte de la
société, par lequel on a pourvu à la continuation de
l'union de tous les membres, sous la direction de certaines personnes, et des
lois faites par ces personnes que le peuple a revêtues
d'autorité.
Le pourvoir législatif est aussi altéré
lorsque le Prince empêche que les membres du corps législatif
s'assemblent quand il faut et agissent avec liberté. Ceci détruit
l'autorité législative et met fin au gouvernement. Quand le
Prince change par son pouvoir arbitraire ceux qui élisent les membres de
l'assemblée législative, le pouvoir législatif est aussi
changé. Lorsque le peuple est livré et assujetti à une
puissance étrangère, soit par le Prince, soit par
l'assemblée législative, le pouvoir législatif est aussi
changé et le gouvernement est dissout.
60 Second Traité, § 149, pp. 253-254.
Le gouvernement peut aussi se dissoudre. Premièrement,
quand celui qui a le pouvoir suprême et exécutif néglige ou
abandonne son emploi. Dans ce cas, les lois ne sont pas mises en
exécution ; c'est le désordre, l'anarchie. Deuxièmement
quand le pouvoir législatif ou le Prince agit d'une manière
contraire à la confiance qu'on avait mise en lui, et au pouvoir qui lui
avait été commis.
Ce qui a été dit au sujet du pouvoir
législatif vaut aussi pour le pouvoir exécutif qui a deux
avantages très considérables : avoir sa part dans
l'autorité législative, et faire souverainement exécuter
les lois. De ce fait, ce pouvoir se rend doublement coupable lorsqu'il
entreprend de substituer sa volonté arbitraire à son
crédit. Quand il corrompt les membres de l'assemblée
représentative.
Et toute personne investie d'une autorité qui
excède le pouvoir que la loi donne et qui se sert de la force soumise
à son commandement pour accomplir, aux dépens des sujets, des
actes illégaux, cesse par-là même d'être un magistrat
et, comme elle agit sans pouvoir, on a le droit de lui résister comme
à n'importe quel homme qui porte atteinte aux droits d'un autre par la
force.
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