La privatisation de la sécurité: un dessaisissement des fonctions régaliennes de l'Etat( Télécharger le fichier original )par Michaël VISEUX Université Jean Moulin Lyon 3 CLESID - Master 2 Recherche en science politique relations internationales sécurité et défense 2010 |
Chapitre 1 : Le recours aux SMP : une norme internationale inéluctableLe contexte de la norme : diverses approches du phénomène mondial « La réduction générale des forces armées consécutive à la fin de la guerre froide [...] met sur le marché surabondance d'hommes et de matériel. » Richard Banégas, docteur en Sciences Politiques, 199849. La fin de la Guerre Froide puis l'abolition de l'Apartheid laissent du jour au lendemain plusieurs centaines de milliers de soldats sans profession. En outre, en Europe, la fin des années 90 marque la suspension de la conscription pour la plupart des pays européens, exception faite de l'Italie et de l'Allemagne. En effet, selon Jean-Jacques Roche, la fin de la guerre froide s'est traduite pour beaucoup de pays par un mouvement général de professionnalisation. Plusieurs points sont à l'origine de ce phénomène : - la disparition de la menace directe aux frontières ; - la prise en compte des besoins pacifiques de la société ; - la sophistication croissante des matériels ; - la multiplication des opérations extérieures et des crises régionales. En outre, la convergence des modèles économiques sous l'influence du modèle anglo-saxon a largement contribué à l'accélération de la privatisation. L'hégémonie du système américain (au sein duquel s'est développé le mercenariat entrepreneurial) et le triomphe de l'économie libérale ont poussé les autres Etats à imiter le système américain. Les Etats-Unis ont dès le début des années
1990 privilégié le développement des SMP sous 49 BANEGAS Richard, «Le nouveau business mercenaires», Critique Internationale, n°1, automne 1998. pour effet de propager les principes de fonctionnement de l'économie dominante, à savoir le modèle américain. Dès lors, ce modèle a été imité par tous. Les deux raisons développées en préambule ne suffisent pas à expliquer l'essor des SMP à l'échelle planétaire. Trois autres axes d'approche vont être envisagés à présent. I. Approche économiqueLorsqu'il s'agit de justifier publiquement le recours à l'externationalisation des missions de sécurité, l'argument phare avancé par les décideurs politiques réside dans l'aspect économique des services proposés. Ces arguments sont d'ailleurs très largement repris par les sociétés militaires privées, qui sont de véritables entreprises commerciales. Depuis la fin de la guerre froide et la disparition pour les puissances occidentales de la menace à l'Est, force est de constater que la réduction des budgets de la défense va de paire avec le dégraissage massif du format des armées. Entre 1987 et 1997, les effectifs cumulés de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de la Russie sont passés de 5,23 à 1,24 millions d'hommes50. Comme les chiffres le montrent, les puissances occidentales sont engagées dans une réduction progressive des budgets de défense. Bien qu'ils atteignent encore des sommes astronomiques, des coupes sévères vont encore avoir lieu. En cette période de troubles planétaires marquée par la crise qui affecte les marchés financiers, les pistes d'économie sont activement recherchées. Ainsi les économies potentielles liées à l'outsourcing militaire (terme américain pour la privatisation) permettraient de dégager des millions d'euros chaque année. Cet argent pourrait être réinjecté dans la conduite des politiques sociales ou dans le secteur de l'enseignement, voire de la recherche. A titre d'exemple, des études ont été menées, dès 2000, sur le coût réel de l'emploi de SMP par rapport à des troupes régulières. En effet, les firmes privées ne sont rémunérées que lorsqu'elles sont employées. Les soldats professionnels sont soldés tout au long de leur carrière ou de leur contrat dans les forces. Qu'ils soient en opération, à l'entraînement, en permissions ou en congé maladie, les soldats constituent une charge terrible pour les Etats qui les emploient, au sens de la masse salariale que ces soldats représentent. Les employés des SMP, quant à eux, ne sont à considérer que comme des intérimaires ; leurs services sont loués. Cette idée de location de la sécurité à 50 IISS, The military Balance, 1987-1997. moindre coût rencontre de nombreux soutiens, que ce soit dans la sphère publique comme dans le privé. Déjà en 2006, Jean-Marie Vignolles écrivait : « le contrat passé entre la Sierra Leone et Executive Outcomes, en 1995, a certes coûté 35 millions de dollars au gouvernement de Freetown pour huit mois d'intervention [...] mais cette somme semble bien dérisoire quand on la compare aux 247 millions que le déploiement précédent et finalement inefficace d'observateurs de l'ONU avait coûté, pour une mission d'une durée totale de vingt et un mois51. » Ainsi, le Department of Defense américain a estimé pouvoir récupérer près de 60 milliards de dollars pour la période 2006-2012. Cette somme colossale serait épargnée en remplaçant les unités régulières américaines par des troupes composées d'employés de 60 sociétés privées, toutes américaines. L'effectif global de ces soldats de location serait porté à 30 000 hommes et femmes. L'économie espérée est considérable. Afin de comprendre le mécanisme de cette économie, nous allons nous appuyer sur les travaux du chercheur français Georges-Henri Bricet des Vallons. Dans son ouvrage, Irak, terre mercenaire, il met en balance le coût d'une unité d'infanterie de l'Army américaine et de celui de l'équivalent privé52. Pour ce faire, il utilise les publications du Congress Budget Office (CBO) et s'appuie sur un contrat, juteux, passé entre la société Blackwater et le Pentagone. Ce contrat concerne la fourniture de 189 hommes. En considérant le format standard de l'US Army, à savoir une unité sur le terrain pour deux unités en base arrière, le coût total de la force régulière s'élève à 110,1 millions de dollars. L'unité fournie par Blackwater coûtera 98,5 millions de dollars. Ce coût estimé comprend les dépenses en personnels, en équipement, en véhicules mais également en assurance. Car le coût de l'assurance pèse fortement dans la balance et sera développé plus loin dans l'étude. L'économie réalisée pour le contribuable américain est de 11,6 millions de dollars53. Le recours aux SMP comme moyen de se soustraire aux lourdeurs des dépenses de défense semble attractif. Toutefois, très peu d'études ont à ce jour été publiées. Les sociétés ne communiquent que rarement sur le montant des contrats passés avec les gouvernements et ces derniers ne s'expriment pas sur le sujet. Si l'emploi de SMP en temps de paix permet de dégager
des économies, cette vérité est loin 51 VIGNOLLES J-M, « De Carthage à Bagdad, le nouvel âge d'or des mercenaires », Editions des Riaux, Paris, 2006, p.88. 52 BRICET des Vallons, Ibid. p.166-168. 53 Congress Budget Office, Contractor's Support of US Operations in Iraq, août 2008. la guerre clausewitzien et l'incertitude qu'il engendre sur la durée du conflit et sur son intensité, ne permettent pas de livrer une étude comptable précise. Les contrats qui courent sur plusieurs années engendrent des coûts difficilement quantifiables. En outre, le montant des services proposés par les SMP est fonction du cours des matières premières, notamment du pétrole et de l'acier. De même, les prix sont également liés à la dangerosité du théâtre ou encore aux catastrophes naturelles. Cas de l'Afghanistan Ce phénomène de surcoût a été constaté en Afghanistan. En effet, les troupes de l'OTAN ont de plus en plus recours à des entreprises privées pour l'acheminement et la sécurisation des flux logistiques. Le flux logistique repose à 60 % sur un transit par le Pakistan, depuis le port de Karachi et via le passage de Khyber, jusqu'à Kaboul puis Bagram. Les entreprises doivent régulièrement payer une taxe routière et doivent négocier de longues heures avec les douaniers pakistanais avant de pénétrer sur le sol afghan. En outre, les convois sont épisodiquement attaqués par des milices privées, par des groupes de combattants insurgés, ou par des soldats pakistanais (ces derniers cherchant à compléter un faible salaire payé irrégulièrement). Le trafic routier a été fortement entravé l'été dernier lors des inondations survenues au Pakistan à l'été 2010. Les routes principales au centre et à l'ouest du pays ont été fermées. Les axes secondaires ont rapidement été submergés par le flot de véhicules en attente le long de la route vers Kaboul. En outre, des milliers de réfugiés ont fui les zones dévastées, augmentant par leur nombre les difficultés de circulation. L'OTAN a par conséquent perdu quantité de produits et a dû faire circuler ses convois sur des couloirs logistiques de variantement. Le Northern Distribution Network a donc rapidement pris de l'ampleur au cours de l'été 2010 afin de palier au manque de fluidité des couloirs logistiques du sud. Ce virage logistique a induit un surcoût énorme pour l'OTAN et les pays contributeurs54. Dans le cas de longs conflits exigeants, la rentabilité constatée en temps de paix, n'a plus lieu. Outre cette différence de régime entre temps de paix et temps de guerre, le coût de l'assurance est un autre paramètre du coût de la guerre. Pour étudier ce facteur, nous utiliserons le cas des Etats-Unis. 54 Articles disponibles sur le site de l'ISAF, http://www.isaf.nato.int En effet, Georges-Henri Bricet des Vallons rapporte que les « frais liés aux pensions d'invalidité des anciens combattants pourraient se chiffrer entre 400 et 700 milliards de dollars à l'horizon 201755. » Les contrats qui lient les Etats-Unis aux firmes de sécurité privées qu'ils emploient, stipulent que les salariés doivent obligatoirement avoir souscrit une assurance. Le Defense Base Act (DBA), une police d'assurance américaine, impose aux dirigeants des sociétés privées de souscrire une assurance pour leurs employés. Semblables aux polices d'assurances françaises, elles couvrent les frais médicaux en tous genres. Toutefois, si la blessure ou le décès résulte de acte de guerre ou de terrorisme, c'est le gouvernement américain qui rembourse les frais directement à l'assureur. Les compagnies d'assurances, peu scrupuleuses, invoquent régulièrement le DBA afin de dégager des marges substantielles. De fait, c'est bien le contribuable américain qui paie les factures d'assurances des salariés du privé. Les trois facteurs développés dans ce point mènent à la conclusion que le recours aux SMP présente des avantages économiques certains, qui nécessitent toutefois de véritables études de marché. De fait, l'argument économique est à considérer avec réserve. Toutefois, d'un point de vue de l'analyse économique, la notion de « patriotisme économique » peut être abordée. Avec la mondialisation et la libéralisation des marchés, les nations sont à présent en compétition sur le terrain économique. Gagner des parts de marché est devenu primordial pour survivre dans la jungle capitaliste. Dans ce contexte, les entreprises sont forcées de se prémunir de la concurrence malveillante d'autres sociétés avides. La notion d'intelligence économique, l'engouement national pour cette discipline et le développement de sociétés de conseil en intelligence économique témoignent de la volonté des pouvoirs publics de déléguer au privé la charge de protéger les entreprises qualifiées d'intérêt stratégique pour la nation. En France, cette délégation est encore au stade du balbutiement puisque la Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense (DPSD), a entres autres la mission de veiller à la sécurité du personnel, des informations, des matériels et des installations sensibles relevant de la défense nationale. Toutefois, nous pouvons rappeler la lutte des services de veille économique de la société Dassault, lors de la tentative de vente du Rafale au Brésil. 55 BRICET des Vallons, Ibid. p. 169. |
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