"Aujourd'hui en Afrique, la médecine traditionnelle
n'est pas une alternative à la médecine conventionnelle. Elle
constitue la principale source de soins médicaux face aux besoins
croissants de la population et aux nombreux défis auxquels les
systèmes de santé sont confrontés et qui se
caractérisent par la faible performance des services préventifs
et curatifs, le coût élevé des prestations dans les
établissements hospitaliers, la forte dépendance vis-à-vis
de l'extérieur en matière d'approvisionnement en
médicaments essentiels, l'insuffisance du personnel, les pesanteurs
socioculturelles relatives à la perception, la prise en charge et la
prévention des maladies, etc." (Houngnihin, 2009, p.5).
Les études sur les médecines traditionnelles
sont très nombreuses. Elles sont menées par des disciplines
scientifiques diverses. Cependant, les études de type pharmacologique ou
ethno- pharmacologique sont des plus répandues. Il s'agit en fait, dans
le cadre de ces investigations, non seulement de répertorier, classer
les produits de la pharmacopée, mais aussi, de découvrir les
substances actives contenues dans ces produits. C'est dans ce registre qu'il
faut ranger par exemple, la présentation faite par De Souza (1994) de
quelques produits réputés de la médecine traditionnelle
béninoise, choisis sur les étalages du marché de Cotonou,
mais aussi, les travaux de Hodouto (1992), qui préconisent la
nécessité de rédiger un guide pour l'étude chimique
systématique des plantes médicinales.
Il est toutefois important de noter que les approches
pharmacologiques de la médecine traditionnelle font l'objet de vives
critiques de la part d'auteurs, qui regrettent que ce soit
"généralement sur une base pharmacologique que l'on fait reposer
habituellement, les fondements de la médecine traditionnelle" (Sillans
et Gollnhoffer, 1975, p.285). En effet, les études pharmacologiques,
malgré l'intérêt qu'elles présentent, en permettant
d'expliquer l'efficacité biologique de certaines plantes
médicinales, à travers une mise en évidence de leurs
propriétés chimiques et leurs rôles pharmacodynamiques, ne
nous semblent pas suffisantes pour une appréhension adéquate de
la médecine traditionnelle.
En amputant à la pharmacopée sa dimension
culturelle, les analystes en pharmacologie en ont donné une conception
réductionniste. La médecine traditionnelle, dans cette
perspective, est isolée, détachée de son environnement
social et culturel qui lui donne sens et légitimité. On ne peut
comprendre la médecine traditionnelle sans s'intéresser à
ses guérisseurs, ses patients, leurs croyances, leurs savoirs et leurs
visions du monde, bref, sa dimension culturelle. "Cette dimension qui consiste,
d'une part, dans le rituel qui précède et accompagne la
récolte, la préparation et l'administration des remèdes ;
et d'autre part, dans les conditions d'efficacité de ceux-ci,
essentiellement liées au mode de classification des affections qui n'est
pas nécessairement fondé sur les catégories cliniques
observables" (Sillans et Gollnhoffer, 1975, p.285), est incontournable pour une
approche de la tradithérapie.
La dimension socio-culturelle de la médecine
traditionnelle, est cependant prise en compte et même mise en avant par
la perspective anthropologique. En effet, presque toutes les approches
anthropologiques, convergent dans la spécification de la médecine
traditionnelle par sa propension à rechercher l'étiologie de la
maladie dans l'environnement familial ou dans les rapports entre le malade et
les divinités.
Ainsi, la maladie mentale, "est considérée soit
comme l'oeuvre d'un homme, soit d'un esprit" (Ahyi, 1994, p.203). Dans la
même dynamique, Fainzang (1982, p. 415) écrit que "tant dans sa
phase diagnostique que dans sa phase thérapeutique, la cure fonctionne
comme mythe". La littérature anthropologique, promeut donc dans
l'ensemble, une vision des médecines en Afrique comme
réalité ancrée dans le symbolisme, le magico-religieux, le
social.
Toutefois, signalons que les lectures d'orientation
anthropologique de la tradithérapie comportent aussi les insuffisances.
D'abord, la médecine traditionnelle n'est pas seulement affaire de
rituels, d'incantations et de divinations. C'est aussi des pratiques
empiriques. Fainzang (1982, p.419), reconnaît ainsi qu'au niveau de la
tradithérapie, "le rationnel n'est pas donné comme tel,
isolément, il s'appuie sur le sacré, le mythe". Cette conception
qui consiste donc à confiner la médecine traditionnelle dans une
mentalité magico religieuse est à récuser.
Notons aussi que la recherche des causes sociales de la
maladie n'est pas une caractéristique déterminante pour
spécifier la médecine traditionnelle. En effet, comme le montre
l'anthropologue Auge (1983, p.23), même dans les sociétés
industrielles, occidentales, "la maladie est imputée à la
société agressive par l'intermédiaire d'un mode de vie
malsain imposé à l'individu".
On pourrait aussi reprocher aux anthropologues, d'avoir
sous-estimé " l'importance accordée par les
sociétés africaines au maintien de la santé (et non
à l'interprétation des maladies déclarées, qui
aurait davantage retenu l'attention des anthropologues)"(Auge et Herzlich,
1983, p.18).
Ce rappel du point de vue historique, adressé à
l'analyse anthropologique, nous semble heuristique.
Dans la perspective de recherche qui est la nôtre, il
semble impératif de ne plus considérer la médecine
traditionnelle comme une réalité statique pour la
comprendre. La médecine traditionnelle étant
une réalité qui évolue, se transforme, s'adapte, il nous
semble nécessaire d'orienter la réflexion vers une approche
dynamique de la tradithérapie. Cela est d'autant plus vrai que Balandier
(1982, p.6), montre que "les agencements culturels ne peuvent être
appréhendés sous le seul aspect des principes qui les
régissent et de leur existence "formelle" ; ils ne prennent leur pleine
signification que s'ils sont rapportés aux mouvements et conjonctures
historiques qui les façonnent et les affectent".
"La période précoloniale est
caractérisée par l'utilisation systématique et
généralisée de la médecine et la pharmacopée
traditionnelles africaines. Les praticiens de la médecine
traditionnelle, en raison de leurs compétences et de leurs rôles
constituent le premier recours de soins, rendant leur situation enviable des
autres couches sociales"(Houngnihin, 2011, p.18). Mais avec la colonisation que
les pays africains ont connu, la tendance a changé. Cette colonisation
s'est accompagnée d'une pénétration de la culture
occidentale en Afrique, mais aussi, de l'implantation d'une médecine
d'origine occidentale. La médecine traditionnelle coexiste donc avec une
médecine dite moderne depuis longtemps. Cette coexistence ne peut plus
être ignorée dans une étude de la tradithérapie.
Avec la décolonisation, les nouveaux Etats africains
indépendants se sont lancés dans une entreprise de
"modernisation" de tous les secteurs de la société. Le domaine de
la santé n'y a pas échappé. Pourtant, la médecine
traditionnelle continue d'être pratiquée, malgré cette
"modernisation", cette occidentalisation des sociétés africaines.
Il semble donc nécessaire de replacer la médecine traditionnelle
dans son contexte actuel pour la comprendre. Dans cette perspective, les
questions suivantes pourraient être formulées : comment la
médecine traditionnelle coexiste-t-elle avec la médecine moderne?
Pourquoi la tradithérapie continue-t-elle à séduire de
larges couches des populations africaines en ville comme en milieu rural ? Dans
quelles conditions la médecine traditionnelle peut-elle
s'épanouir dans un environnement de plus en plus imprégné
d'une logique scientifique essentiellement d'origine occidentale.
Ces questions incontournables posent en fait le
problème des rapports entre la tradithérapie et les dynamiques
interculturelles auxquelles nos sociétés sont confrontées
avec la "modernisation".
Il s'ensuit que les rapports entre la médecine
traditionnelle et les dynamiques interculturelles sont assez importants pour
constituer un problème pertinent de recherche.
Il convient également de préciser qu'il existe
plusieurs niveaux où on peut saisir l'importance de la dynamique
interculturelle dans la compréhension de la situation actuelle de la
tradithérapie au Benin. D'abord, soulignons que de plus en plus des
guérisseurs adoptent les signes de la modernité. Comme le montre
C. Moretti (1983, p.208), "dans les zones péri - urbaines africaines,
les "nouveaux guérisseurs" selon l'expression de F. Hagen-boucher,
soignent leur apparence d'une manière moderne qui ne "laisse" pas
d'impressionner la clientèle: blouse blanche, l'emploi d'un vocabulaire
pseudo - médical renforce leur statut de chercheurs en médecine
traditionnelle, injustement ignorés selon eux des milieux
institutionnels".
De plus en plus la médecine traditionnelle est aussi
pensée comme complémentaire à la médecine
hospitalière. Dans cette perspective, Gruenais (1985, p.196) pense que
"les tradipraticiens permettraient ainsi de pallier les carences du
système de santé dans les zones reculées, d'autant mieux
qu'ils présenteraient l'avantage d'une bonne insertion dans leur milieu
et de proposer des soins à faible coût".
La dynamique sur le terrain se manifeste depuis longtemps par
l'intérêt porté par de nombreuses organisations de la
médecine traditionnelle béninoise. Ainsi, le 13 décembre
2007, Monsieur Philibert Cossi Dossou-Yovo ouvrait à Porto- Novo `'la
maison de la feuille'' qui est un Centre Laïc de Traitement des Maladies
par la Méthode Traditionnelle de nos Ancêtres (CLTMMTA).
Cet hôpital traditionnel constitue notre champ
d'investigation dans le cadre de ce travail. Cependant, signalons que ce centre
présente une certaine spécificité. Certaines
règles, normes, principes qui guident le fonctionnement du centre sont
dans l'ensemble similaires à ceux des hôpitaux dits modernes.
C'est ce type de fonctionnement et les pratiques thérapeutiques dans le
centre que nous qualifions de valorisation de la médecine
traditionnelle.
Cette valorisation de la tradithérapie constitue donc
notre problème spécifique de recherche. La valorisation manifeste
clairement à notre avis les dynamiques interculturelles à
l'oeuvre au niveau de la médecine traditionnelle. En effet, à
`'la maison de la feuille'', des guérisseurs pratiquant la
tradithérapie travaillent en collaboration, en coordination, avec des
administrateurs et agents de service ayant reçu une formation de type
occidental, pour certains du moins.
Cette valorisation introduit non seulement une certaine forme
d'organisation de la médecine traditionnelle mais aussi, permet le
contact entre les savoirs médicinaux traditionnels et des savoirs
modernes.
Ainsi, il s'agit de savoir dans quelles mesures la
valorisation de la tradithérapie, qui est en cours à
l'hôpital traditionnel «la maison de la feuille'' de Porto-Novo,
influence t- elle les pratiques et les représentations relatives
à la médecine traditionnelle ?