Cependant, si cette situation a ouvert aux femmes de nouvelles
possibilités d'action elle a également ébranlé bon
nombre de leurs certitudes.187 Plusieurs types de barrières,
institutionnelles, organisationnelles et idéologiques, ont
empêché la participation totale et la satisfaction complète
des revendications des femmes.
· obstacles institutionnels et
organisationnels
Le premier constat à faire est que la transition
démocratique n'implique pas nécessairement ni une
sensibilité plus grande de la société à la question
de l'équité de genre, ni une diminution du sexisme.
L'ouverture et le changement organisationnel
nécessaires à l'intégration des revendications sociales et
des nouvelles citoyennetés est difficile à mettre en place,
notamment à cause de l'inertie des acteurs sociaux (état, partis,
médias, société civile). Dans leur intégration
à l'espace public, les femmes (féministes ou non) se heurtent
donc souvent à des structures hiérarchisées, verticales,
empreintes d'une culture organisationnelle autoritaire et rigide, tant au
niveau étatique qu'à celui des autres interlocuteurs sociaux et
politiques.188 Dans un contexte de démantèlement de
l'Etat-Providence et des contraintes imposées par l'économie de
marché, un certain nombre de compétences et programmes ont
été délégués aux instances régionales
et municipales. Cette multiplication des interlocuteurs sociaux et l'absence de
canaux de participation des femmes à ces niveaux du pouvoir n'a
guère favorisé l'influence des femmes sur les programmes mis en
Ïuvre.
Si des processus de réflexion et des débats
publics, alimentés en grande partie par les connaissances
développées par le mouvement féministe, ont effectivement
lieu, mettant à l'ordre du jour une série de thématiques
(sexualité, droits reproductifs, pauvreté), les programmes qui
sont mis en place, destinés aux groupes sociaux les plus
marginalisés, ont pour la plupart un caractère "asexué".
Les revendications d'équité de genre y sont souvent
effacées au profit de mesures visant à réduire les
inégalités sociales et la pauvreté. Si un lien est
effectivement établi entre "femmes" et "pauvreté", c'est en tant
que membre d'un foyer ou comme faisant partie de catégories sociales
générales (travailleuses, consommatrices, utilisatrices de
services publics) que les femmes sont bénéficiaires et non en
tant que comme sujets de droits avec une capacité de contrôle sur
les ressources et bénéfices. La situation de subordination dans
laquelle se trouvent les femmes ne s'en trouve donc pas changée.
· obstacles conceptuels et
idéologiques
Alors qu'elles avaient une grande capacité de
mobilisation sociale lorsqu'elle avaient un référent politique
commun (lutter contre la dictature), leur pouvoir d'influence et de
décision est fort réduit dès lors que l'espace public
s'élargit et qu'elles doivent transformer leur participation sociale en
pouvoir politique. Ainsi le mouvement de femmes est confronté à
ses propres limites: socio-organisationnelles mais également
conceptuelles et idéologiques.
On observe en effet à cet égard des
carences dans le processus de socialisation des réalités
féminines. Les femmes font face à la persistance des
stéréotypes au sujet de leur engagement: celui-ci est percu comme
étant exclusivement lié à leur rôle reproductif. A
cet égard, Jelin souligne que la remise en cause du caractère
naturel de cet engagement reproductivo-communautaire n'a eu lieu que
lorsque la division sexuelle du travail a été
187 VARGAS Virginia, Reflexiones en torno a los
procesos de autonom'a y la construcci--n de la ciudadan'a femenina en la
regi--n,
http://www3.rcp.net.pe/FLORA/reflex/
index.htm
188 MOLINA Natacha, opcit.
modifiée.189 Il n'existe pas non plus de
reconnaissance de la diversité des femmes, elles sont
considérées comme étant quasi "identiques et donc
interchangeables".190
Cette négation des diverses réalités des
femmes est lié aux processus d'individuation de
celles-ci. Or, comme nous l'avions souligné dans le chapitre
précédent concernant la recherche d'autonomie, il est
indispensable, afin d'exercer pleinement sa citoyenneté et se
reconna»tre comme sujets de droits, de pouvoir se percevoir non seulement
comme étant "différente" et "autonome" mais également
comme étant un agent social inscrit dans une multitude de relations
sociales, et au sein duquel cohabitent différentes positions
subjectives qui correspondent à autant de réseaux d'insertion
sociale.191 Cette capacité à contrôler, par
soi-même, les aspects fondamentaux de sa propre vie et les circonstances
dans lesquelles elles se développent, sans se sentir "attachée"
aux décisions émanant du mari, de l'église ou du
parti192, est en effet indispensable pour que les femmes puissent
influencer et contrôler les décisions publiques qui les
concernent.193
La réappropriation de leurs revendications par les
acteurs sociaux traditionnellement responsables de relayer les demandes
sociales, tels les partis, se fait difficilement. Au sein de ces structures en
effet, les relations de genre sont invisibles (et invisibilisées) et la
citoyenneté des femmes est limitée. Or ce sont ces organisations,
plus structurées, qui ont le plus d'influence et de pouvoir de
décision. Des lors, les femmes qui étaient déjà
inscrites dans de telles structures (états ou partis) vont conserver un
lien avec le pouvoir alors que les quelques autres, plus progressistes,
assumant des responsabilités vont intégrer les structures
étatiques sans réelle base sociale pouvant leur accorder la
légitimité dont elles ont besoin. Paradoxalement dit Molina, si
des themes centraux à l'équité de genre sont inscrit
à l'agenda public, ils sont défendus par les secteurs les plus
conservateurs et en des termes fondamentalistes.
· amplification et diversification du
mouvement
Ces facteurs, ainsi que l'absence de référents
historiques empêchent de construire un concept moderne qui ferait le lien
entre le genre et la citoyenneté pour construire un concept inclusif du
féminin d'une part, qui engloberait la multiplicité des champs
dans lesquels participent les femmes d'autre part. La démocratisation et
la construction d'un mouvement social de femmes menant à une
société égalitaire (quelque soit le genre, la race,
l'ethnie) passe par des processus sociaux de construction d'action et
d'identité collective impliquant trois axes: les fins, les
moyens et les relations avec l'environnement. Comme l'exprime Escobar,
c'est au quotidien que se fait l'intersection entre les processus
d'articulation du sens par des pratiques d'une part, les processus de
domination d'autre part.194 Il faudrait donc, pour qu'un réel
changement ait lieu, arriver à constituer une "masse
critique", à créer une communauté
d'intérêts susceptible de sensibiliser l'opinion publique
à l'importance du rôle des femmes mais aussi des autres
diversités (raciales, ethnique s, etc.), tout en continuant d'avancer
sur le plan politique institutionnel. 195
189 JELIN Elizabeth, Women and soc ial
change in Latin America, UNRISD/Zed Books, London, 1990, p. 6.
190 MOLINA Natacha, p. 10.
191 MEYNEN Vicky et VARGAS Virginia, La
autonom'a como estrategia para el desarrollo dessde los multiples intereses de
las mujeres, in BARRIG M. & WEHKAMP A., Sin morir en el
intento. Experiencias de planificaci--n de género en el desarollo,
NOVIB, Ediciones Red Entre Mujeres, Lima, 1994, p. 27.
192 VARGAS Virginia,
ReflexionesÉ, opcit., p. 5.
193 MOLINA Natacha, opcit.
194 ESCOBAR Arturo: Culture, Economics, and
Politics in Latin American Social Movements Theory and Research, in
ALVAREZ Sonia et ESCOBAR Arturo (sous la direction de), The
making of the social movements in Latin America. Identity, strategy and
democracy, Westview Press, Boulder, 1992, pp. 62-85, p. 72.
195 MOLINA Natacha, opcit, p.5.
Dans leurs processus de socialisation et de construction
identitaires, les femmes ont bien sar utilisé différentes
stratégies. L'engagement des femmes dans des institutions et espaces
publics ayant de plus grandes capacités d'influence et de proposition,
telles les ONG, les Universités ou certaines instances gouvernementales
a contribué à la création de cette masse critique
mais a aussi contribué à la diversification et l'amplification du
spectre idéologique de l'action des femmes. Toutefois, cette
participation des femmes aux structures du pouvoir ne constitue un réel
acquis qu'à partir du moment oil "les organisations, et les femmes,
établissent des liens, négocient avec les organisations
politiques conventionnelles ou manifestent une aptitude technique de
manière novatrice. Faire de la politique, c'est intervenir dans le
public".196 Cette intervention dans le public s'est
concrétisée de diverses manières et le mouvement des
femmes, loin d'être homogène, est parcouru par une série de
clivages, de fractures, de conflits mais aussi de points communs qui en ont
fait le mouvement riche et dynamique d'aujourd'hui. Nous observerons ci-dessous
les tendances récentes de mouvement des femme s ainsi que quelques uns
des clivages qui le traversent. .