U NIVERSITE L IBRE DE B RUXELLES F ACULTE DE P
HILOSOPHIE ET L ETTRES
F EMINISME, GENRE ET
D EVELOPPEMENT EN A MERIQUE
LATINE
LE TRAVAIL DE NOVIB
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Mémoire présenté par Zoé Maus dans le
cadre du DEA Pluridisciplinaire
Sous la direction de Madame Bérengere Marques-Pereira
Chercher à rendre visible ce qui est là
devant nos yeux, mais que, pour des raisons multiples certains ont
désappris à voir, certains ne veulent pas voir ou
s'évertuent à cacher. Rendre visibles les fragments de possible
saisis dans l'entre-deux luttes. Rendre visible c'est traquer les violences des
rives, créer des points de rupture, des bifurcations, c'est poser la
question du devenir, poser la question: vers quoi on va? et ne pas laisser les
choses se perdre. Rendre visible ce qui est imperceptible hors du
trajet.
Tessa Polak
Remerciements
Je remercie:
Madame Marques-Pereira pour son soutien, sa confiance et ses
précieux conseils durant l'élaboration de ce mémoire.
Irma Van Dueren et Liesbeth van der Hoogte de NOVIB à La
Haye
ainsi que Channah Bentheim et Brigitte Gloire de
Oxfam-Solidarité à Bruxelles d'avoir consacré de leur
temps à répondre à mes questions.
le Monde Selon les Femmes (en particulier Hélène
Ryckmans), qui m'a chaleureusement accueilli et fait profiter de son centre de
documentation.
J'adresse mes plus sincères remerciements à
Catherine, sans qui je n'aurais jamais surmonté les difficultés,
les craintes et les angoisses. Merci pour ses encouragements, critiques,
commentaires, corrections et surtout, merci pour son inaltérable et
précieuse amitié.
Je remercie également Samira et Annabelle, pour leur
écoute amicale et leurs encouragements. Je remercie également ma
famille et mes amis (ils se reconna»tront), qui m'ont apporté leur
soutien.
Merci aussi à Patrick, malgré tout.
Enfin, j'ai une pensée reconnaissance pour toutes les
personnes qui ont contribué, par leurs actions, leurs réflexions,
leurs luttes, volontairement ou involontairement, de loin ou de près,
ici ou là-bas, à la réflexion personnelle entamée
il y a cinq ans et qui est à la base de ce mémoire.
Je pense en particulier aux femmes rencontrées lors de
mes différents voyages en Amérique centrale et au Mexique et qui
m'ont gentiment fait part de leurs réflexions et expériences.
Introduction
Le sujet de cette recherche est le fruit de plusieurs
experiences, professionnelles et privees en rapport avec les relations
nord-sud. Etant personnellement proche d'un courant pour "un autre
developpement", familière avec le domaine de l'education au
developpement mais aussi de quelques collectifs actifs dans la
recherche-action, j'ai plus ou moins naturellement dirige mes recherches vers
la question du genre dans ces domaines. En effet, les femmes sont, à
beaucoup d'egards, les invisibles de l'humanite, comme peuvent l'etre, dans
d'autres domaines, les zapatistes, les sans -papiers ou les sans-tickets. Mais
elles semblent egalement etre absentes du discours de ceux -là meme qui
pretendent parler des "sans visages". Notamment, il est surprenant de voir que
dans les mouvements alter-mondialiste, cette question n'est abordee que par les
groupes feministes.
Le sujet me semblait donc etre à l'intersection de
plusieurs de mes preoccupations et je savais que si je parvenais à
defaire le nÏud de l'integration du genre, tant dans la cooperation au
developpement stricto sensu que dans les autres formes de nouvelles
solidarites, je pourrais aussi etre plus claire quant aux strategies à
adopter dans mes actions.
1. PLAN DE TRAVAIL
Pour etudier cette question, il me fallait un fil conducteur,
quelque chose qui me permette de dépasser la simple description de ce
qui se fait et se dit. Mon experience professionnelle à VOICE (reseau
europeen d'ONG d'aide humanitaire) mÕa donne l'occasion de travailler
sur la question du genre dans le développement en general et l'aide
humanitaire en particulier. CÕest lors de cette experience que j'ai
trouve ce fil conducteur, ou plutTMt, que j'en ai eu l'intuition. Alors que
j'essayais de mettre sur pied un groupe de travail qui se pencherait sur
l'integration du genre dans l'aide d'urgence, j'ai pu constater que la chose
n'etait pas facile. JÕai tente de reunir les gens pour discuter du
probleme mais la plupart des personnes concernees etaient là par
intérêt personnel et ne disposaient ni d'un reel pouvoir, ni d'un
mandat clair de leur organisation. En outre, les fonds necessaires au bon
fonctionnement du groupe de travail etaient inexistants. Il y avait donc des
reticences à se pencher sur une question pour laquelle, me disait-on,
des sommes enormes avaient déjà ete depensees en vain. Pourquoi
toutes ces difficultés alors que le genre figure pourtant à
l'ordre du jour de toutes les ONG et institutions internationales depuis
quelques annees déjà?
Je me rendais alors compte qu'il y avait deux problemes: l'un
etait lie à la question du savoir, l'autre à la question du
pouvoir. Ces deux questions intrinsequement likes constituent un fondement de
la question de genre et de son evolution. Le personnel des ONG avait une idee
genérale et assez vague de ce que pouvait recouvrir le concept de genre.
Il ne disposait cependant pas de connaissances suffisantes de ce que pourrait
etre une pratique du "genre et developpement" et savait enco re moins comment
la differencier de la pratique "femme et developpement".
Premier probleme, il assimilait encore largement "femmes" et
"genre". Dans une certaine mesure, cette confusion est caractéristique
du monde ONG. Il n'est pas rare en effet que les "professionnels du
développement", emportes dans leur pratique quotidienne, omettent de se
pencher sur la signification de leurs actions. En effet, beaucoup d'ONG
souffrent dÕun manque de systematisation des experiences; et le probleme
s'avere particulierement criant
dans le domaine de l'urgence oü l'incapacité à
faire du "lessons learning"1 est plus marquée que dans le
développement à long terme.
A. Première partie: Savoir, genre et pouvoir
Savoir
Le point crucial de l'intégration du genre dans le
développement s'apparenterait donc à un problème de
"savoir". Le savoir (ou connaissances) étant
constitutif des formes sociales, il participe de la constitution et de la
reconstitution chronique de ces structures.2 Si l'on suit Alain
Eraly dans sa définition des connaissances, celles-ci sont
"des capacités apprises au travers des
rapports sociaux et qui contribuent à les
réaliser, des ensembles de catégories, de
références, de notions et de concepts, incorporés au
langage, par lesquels notamment on définit la réal
ité et notre relation à cette réalité. Les
connaissances sont enfin des pratiques sociales dans la mesure
oü l'utilisation, la transmission, la diffusion, l'élaboration des
connaissances comprennent nécessairement des activités non
seulement cognitives, définissables dans l'abstrait, mais encore des
activités très concrètes de relation, de transmission
d'information, d'organisation et de gestion."3
Cette définition permet de dégager deux
caractéristiques que nous développerons par la suite: le savoir
ne peut être séparé d'une pratique et découle de
l'expérience, il systématise dans un corpus
théorisé lui permettant de reproduire une expérience
particulière.
Genre
C'est donc à la lumière de cette
définition du savoir que j'aborderai l'élaboration du savoir
féministe ainsi que la question du genre proprement dite. Le genre est
un concept qui décrit une réalité socialement construite.
Il importe donc de cerner la construction de cette notion et de voir quelles en
sont la portée et les limites. Dans le cas qui nous occupe, il est
important de montrer que le passage de la notion "Femmes et
développement" à la notion "Genre et développement"
nécessite un véritable processus de déconstruction/
reconstruction de la manière de penser le développement en
général, le rTMle des femmes dans ce développement en
particulier. Dans ce domaine, j'ai pu faire certains constats et dégager
des pistes d'analyse et de solutions.
Les premiers constats que j'ai pu faire sont d'ordre
conceptuel: le genre est un concept, une notion, qui a été en
quelque sorte ÇinventéeÈ et qui contient
intrinsèquement les germes nécessaires à sa critique. Si
j'en avais déjà eu l'intuition, la notion de "momentum concept"
de John Hoffmann4 m'a aidée à clarifier ce
caractère dynamique du genre. Car si le sexe est objectivement
définissable (du moins en tant que caractéristique biologique),
le genre lui ne l'est pas. En tant que construction sociale, le genre est le
fruit d'un certain point de vue. Lorsqu'on parle des rTMles, des comportements
ou attitudes typiquement liés à un sexe, qu'il soit masculin ou
féminin, il s'agit déjà de données construites
qu'il nous faut déconstruire afin de pouvoir repartir sur des bases
nouvelles. Ce processus a pour objectif final, dans le
1 Terme de jargon du milieu du développement,
littéralement "apprentissage de leçon", utilisé pour
désigner le fait d'utiliser les expériences pour améliorer
les pratiques, via un processus de "recherche-développement". Durant mon
expérience au sein de VOICE, j'ai pu constater que le "lessons
learning" était une des pierres d'achoppement majeures
da ns le travail des ONG et des Institutions du développement.
Emportées dans l'urgence et la nécessité de réussir
leurs projets, elles en perdent souvent de vue qu'il "faut s'arrêter et
se retourner" de temps en temps.
2 ERALY Alain, Sociologie de la
connaissance, syllabus, ULB, Bruxelles, 1992-93
3 idem, p. 5
4 HOFFMAN John: Gender and Sovereignty,
Feminisme, the State and International Relations, Palgrave, New York, 2001.
chef de nombre de féministes, de mettre fin à
une organisation patriarcale du monde. Nous tenterons également de
définir ce qu'est un monde patriarcal et démontrer en quoi cette
organisation rend difficile l'intégration du genre dans la
coopération au développement. Dans le travail de
déconstruction/ reconstruction, certains concepts doivent
impérativement être déconstruits pour faire place à
une nouvelle forme de pensée.
Le second constat, d'ordre plus pratique et
général, tient en quelques mots: depuis que le genre a
commencé, à petits pas, à être intégré
dans la coopération au développement, le chemin parcouru n'est
pas négligeable mais le chemin à parcourir est encore long. On
peut se demander en effet si, après des années d'efforts pour
féminiser le développement, les femmes du Sud en ont
réellement bénéficié et si les institutions du
patriarcat ont réellement été affaiblies. Malheureusement,
on doit se rendre à l'évidence: les politiques et pratiques des
agences de développement, nationales et internationales, qui ont
intégré le FED/GED5 doivent encore être
critiquées. Il ne suffisait pas de "add women and stir"6
comme l'ont cru certain(e)s, pour que les politiques de développement
aient de réels impacts positifs sur la population féminine et sur
les relations entre hommes et femmes.
Cette question de la constitution du savoir, et ensuite de son
utilisation, nous ramène également au deuxième
problème que nous avons pu relever, à savoir la question du
pouvoir.
Pouvoir
Le pouvoir est quelque chose de complexe, c'est une toile aux
multiples fils. Dans son Histoire du Savoir, Michel
Foucault donne une définition relationnelle du
pouvoir. Celui-ci est constitué de la multiplicité des rapports
de force mouvants. De plus,
le pouvoir ne se possède pas, il n'est pas quelque chose
qui s'acquiert, s'arrache ou se partage, quelque chose qu'on garde ou qu'on
laisse échapper; le pouvoir s'exerce à partir
de
points innombrables, et dans le jeu de relations
inégalitaires et mobiles." 7
Comme le savoir se transmettrait par le biais des relations
sociales, le pouvoir s'exerce donc à partir de points innombrables, et
c'est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par
leur inégalité, des états de pouvoir, locaux et
instables. C'est-à-dire qu'il n'y a pas un "état-major" du
pouvoir, mais que celui -ci traverse l'ensemble du corps social. Cependant
poursuit Foucault, il n'y a pas de pouvoir sans intentionnalité. C'est
l'ensemble de ces intentions et objectifs qui, en s'encha»nant les
unes aux autres, s'appelant et se propageant, trouvant ainsi ailleurs leur
appui et leur condition, forment finalement des dispositifs d'ensemble, sortes
de grandes stratégies anonymes.8 Si comme nous le
verrons dans le chapitre II, le savoir du développement a permis la mise
en Ïuvre d'un "dispositif de développement", cela ne serait
5 J'utiliserai au cours de ce travail les traductions
francaises, peu usitées, de FED (femmes et développement) et GED
(genre et développement) plutôt que les abréviations
anglaises de Women in Development (WID), Women and
Development (WAD) et Gender and Development (GAD). A propos du
FED (Femmes et développement) une nuance peut être apportée
entre "femmes dans le développement" (FDD) et "femmes et
développement" (FED), nuance qui est soulignée dans certains
ouvrages théoriques en anglais et qui montre le passage évolutif
de "l'intégration" des femmes au développement vers
l'étude des relations entre femmes et développement. Ce choix du
francais se fait néanmoins un peu à contre-courant puisque dans
le monde des ONG, oil l'anglais est la langue véhiculaire, les
abréviations WID et GAD sont largement entrée dans la vocabulaire
courant alors que leurs traductions françaises le sont moins.
6 "Ajouter des femmes et secouer": beaucoup de
féministes ont critiqué le fait que dans de nombreux cas, les
agences de développement ne faisaient qu'ajouter le terme "femmes" (ou
"genre") dans leurs programmes pour se donner bonne conscience mais qu'en
réalité, peu de modifications étaient apportées et
que les programmes avaient les mêmes effets désastreux sur les
femmes.
7 FOUCAULT Michel, Histoire de la
sexualité, la volonté de savoir, Gallimard, Coll. Tel,
Paris, 1976, p. 123.
8 FOUCAULT Michel, Histoire de la
sexualité. La volonté de savoir, Gallimard, Coll. Tel,
Paris, 1976, pp. 121-127.
donc pas le résultat d'une grande manipulation, mais
plutôt celui de la convergence de plusieurs facteurs et notamment d'une
volonté et d'une nécessité de contrôler les
populations pour les gérer. Mais cette volonté se cache,
anonymement, derrière une nécessité absolue,
justifiée par un savoir.
Ce "dispositif" qui se met en place, instrumentalisation du
savoir, rappelle ainsi ce qu'Eraly appelle idéologie.
Pour lui l'idéologie est une construction signifiante socialement
transmi ssible assurant une fonction de legitimation. La
légitimation prend pour lui deux sens. Dans le premier, le pouvoir est
justifié, dans le deuxième il est dissimulé. La
légitimation désigne dans ce deuxième cas le fait d'un
pouvoir qui engendre ou entretient les conditions de sa méconnaissance.
C'est donc un processus qui a pour effet d'attribuer la contrainte sociale
à une construction abstraite ou de la subsumer sous des lois
biologiques.9
Mais, souligne Foucault, il n'y a pas de pouvoir sans
résistance et, tout comme il existe une multiplicité de points de
pouvoir, existent une multiplicité de points de résistance. Ceux
-ci sont "l'irréductible vis-à-vis" des relations de pouvoir et
forment également un "épais tissu qui traverse les appareils et
les institutions, sans se localiser exactement en eux, traversant les
stratifications et les unités individuelles". Ce binôme "pouvoir
-résistance" est utile afin de comprendre la situation des ONG qui sont
à la fois partie de ce dispositif et résistance à
celui-ci. Leurs discours, actions et relations (notamment avec leurs
"partenaires du Sud") sont inscrits dans cette "double contrainte" qui font des
ONG des partenaires du pouvoir mais également des agents de changement.
C'est donc à partir de cette double perspective que nous analyserons
d'une part le développement en général,
l'intégration du genre dans le développement en particulier. Ce
clivage nous sera également très utile lors de l'analyse de
cas.
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