II- Enjeux scientifiques
1- Intersections
Si les politiques de lutte contre le sexisme et l'homophobie
se sont dans un premier temps tournées vers les quartiers d'habitat
social ou populaires, c'est bien parce que les jeunes hommes de ces territoires
sont considérés comme plus sexistes et ayant des comportements
à risques vis-à-vis des jeunes femmes et des autres hommes
(monopolisation de l'espace public, virilité exacerbée, viols
collectifs...). Or, on peut penser qu'il s'agit partiellement d'une
construction de l'imaginaire collectif, largement relayée par les
médias sensationnalistes (Mucchielli, 2001).
Bien sur, il ne s'agit pas de nier la recherche du «
capital guerrier » que décrit Thomas Sauvadet (2006) :
« les groupes de jeunes de cité constituent des univers
hautement concurrentiels où le mode principal de hiérarchisation
renvoie à l'intimidation et à l'affrontement physiques. Dans ce
contexte, l'accumulation de capital guerrier rend accessibles toutes sortes de
ressources symboliques et matérielles ». En ce sens, le
capital guerrier peut être vu comme un capital de masculinité.
Si cette course à la virilité décrite par
Thomas Sauvadet peut-être expliquée par le contexte difficile de
la cité, elle peut également être liée à la
socialisation genrée et à « l'appel » à devenir
un homme. Ainsi, dans un contexte social paupérisé, où
nombre de ces jeunes hommes se retrouvent au chômage, ils chercheraient
à construire et à revendiquer leur identité de mâle
par d'autres moyens que le travail ou l'indépendance financière.
Daniel Welzer-Lang décrit ce phénomène : «
D'autres, en particulier ceux exclus des privilèges de
virilité, ceux qui ne peuvent afficher les signes et les grades de
virilité (argent, belle compagne, grosse voiture, pouvoir.), ceux qui
n'apparaissent pas désirants dans les injonctions de séduction
qui guident nos rapports de genre... ceux-là, ont tendance à se
replier dans des comportements virilistes qui se traduisent par des violences,
souvent suicidaires, entre eux, contre eux et envers les femmes »
(Welzer-Lang, 2007).
De plus, la recherche d'une masculinité chez les jeunes
de banlieue peut être considérée comme un retour du
stigmate de la colonisation. En effet, si une part importante des jeunes vivant
dans les quartiers populaires est d'origine immigrée (le plus souvent,
des pays du Maghreb), ces quartiers et les jeunes qui s'y trouvent s'en sont
trouvés « orientalisés »10 (Said,
1978), c'est-à-dire vus comme différents du
référentiel neutre qu'est le reste de la société,
cette différence étant largement associée à la
religion musulmane ou à la descendance d'immigré.e.s
maghrébin.e.s. Ainsi, les jeunes des cités, même
lorsqu'ils.elles ne sont pas d'origine « orientale » se retrouvent
dans ce sentiment d'être « Autre », avant tout parce
qu'ils.elles sont perçus comme tel.le.s.
A cela s'ajoute l'idée défendue par Christine
Delphy et Christelle Hamel qu'à travers la colonisation, l'homme
oriental a été construit comme sexiste. En effet, «
dès le début de la colonisation, la question du sexe, ou du
genre, est posée comme la ligne de partage entre les deux
"communautés" ainsi créées. Dans le
stéréotype raciste créé par le colonisateur,
les
10 Orientalisme : Idée que l'Orient ait
été créé par l'Occident comme différent,
notamment par le biais de la colonisation, l'Occident et ses valeurs
étant vus comme le référentiel neutre.
indigènes ne "traitent pas bien les femmes"
» (Delphy, 2008). Le sexisme que développeraient les jeunes arabes
de cité, et par extension, les jeunes hommes des cités, serait
« un sexisme exacerbé par le contre-racisme,
c'est-à-dire la revendication par les garçons du machisme qu'on
leur reproche » (Hamel, 2005).
Ces processus sont décrits par nombre de chercheurs
comme des effets d'intersections race/classe/genre. Didier Lapeyronnie (2008),
en dépeint les effets : « chez ces jeunes garçons
arabes, le racisme et la discrimination cumulent le genre et la race mais aussi
l'âge (la jeunesse) et en font le signe d'une sexualité agressive
et d'une masculinité violente ».
Quelques professionnel.le.s, majoritairement provenant du
quartier Bastide, montrent qu'ils.elles sont conscient.e.s de ces enjeux, qu'il
s'agisse de l'intersection entre genre et race ou entre genre et classe
sociale.
[Photo 7 : Sébastien Chabal] « Quand c'est
Chabal la barbe, c'est de la virilité, et quand c'est un jeune de
banlieue avec la barbe, on parle de terrorisme. Ça dépend qui la
porte. A l'époque des Vikings, c'était des combattants,
c'était viril. Et aujourd'hui, quand c'est des maghrébins, c'est
des Djihadistes. Ce n'est pas vu pareil par les gens. » (B9,
animateur)
[Photo 1 : DSK] « J'espère que sa position
sociale ne fera pas oublier cette affaire. » (B1, infirmière
scolaire)
[Photo 1 : DSK] « Et les sanctions, pareil, que ce
soit lui ou pas, que ce soit les mêmes sanctions que ce soit le petit
arabe de cité, ou le petit français qui n'a rien. Comme, c'est
pareil, là, il est sorti. Si ça avait été un jeune,
il serait resté en prison, en attendant. » (B8, animateur)
[Photo 1 : DSK] « Mais c'est plus sur après ce
qui se passe, les moyens qu'ils ont de se protéger, d'avoir des avocats
très forts... Un lambda, pour la même chose sera très vite
accusé. » (B4, entraîneur en badminton)
[Photo 1 : DSK] « J'ai l'impression quand même
qu'il y a une culpabilité évidente et qu'il y a des passe-droits,
qu'il y a le tout puissant politique, ou en tout cas homme en
général, ou femme en général, avec des passe-droits
terribles et qu'il n'y a pas une justice qui soit la même pour tout le
monde. » (J6, professeur d'EPS)
Finalement, ne vouloir luter contre le sexisme et l'homophobie
que dans les quartiers populaires renforce la stigmatisation de ces quartiers,
des jeunes hommes qui y grandissent, des jeunes femmes également, et
donne à penser que le reste de la société française
(dont ils
ne font pas réellement partie, étant
relégués dans ces quartiers orientalisés) est exempte de
tout sexisme.
En ce sens, la volonté de la mairie de Bordeaux de
s'intéresser à d'autres quartiers que les quartiers populaires
quant il s'agit de sexisme et d'homophobie participe d'une
déstigmatisation des jeunes hommes des cités. En ce qui concerne
les jeunes, filles et garçons, cette étude ne permet pas de
déterminer s'il y a de véritables différences dans les
représentations qu'ils.elles peuvent avoir des rapports entre hommes et
femmes selon les quartiers. En revanche, elle montre que, concernant les
professionnel.le.s qui travaillent à leur côté au quotidien
et qui participent donc de leur socialisation de genre, les
représentations et les stéréotypes sont sensiblement les
mêmes : l'idéal d'égalité prédomine
largement, même si les valeurs sont floues et ancrées dans le
schéma hétéronormé et essentialiste.
Si l'on veut espérer luter contre le sexisme et
l'homophobie, quel que soit le « degré de sexisme » des jeunes
considéré, l'école et les lieux de loisirs sont les
institutions les plus à même de faire l'objet de politiques
publiques allant dans ce sens, les autres instances de socialisation (famille,
groupe de pairs,...) n'étant pas accessibles. Alors, que ces politiques
publiques ne se concentrent pas uniquement sur les quartiers de
relégation apparaît comme une nécessité.
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