D. EXALTATION DU LANGAGE EROTIQUE
« De deux choses l'une : ou la parole vient à bout
de l'érotisme, ou l'érotisme
viendra à bout de la parole »83.
La transgression de l'interdit érotique tient autant
à l'acte charnel qu'à l'énoncé jouissif des mots de
volupté. De fait, la prégnance du vocabulaire érotique
dans l'univers des fabliaux engendre une parole jubilatoire : la
dénomination minutieuse des pudenda figure en ce sens un
véritable « matérialisme hédoniste
»84, pour reprendre l'expression de R. Howard Bloch. Ainsi de
la « Demoiselle qui ne pooit oïr parler de foutre », qu'une
rencontre opportune avec un jeune homme entreprenant et rusé parvient
à dévergonder. La description par le menu des organes sexuels,
tant masculins que féminins, n'a d'autre visée immédiate
que celle, ludique et transgressive, de nommer, acte qui procure une «
évidente exultation »85. Périphrase et
métaphore sont les deux truchements d'une jouissance de
l'écriture, des personnages et du lecteur. La désignation des
attributs virils prend ainsi la forme de questions licencieuses (« Que
est ceci, / Daviët, si roide et si dur / Que bien devroit percier un mur ?
», v. 170-172), d'une ingénuité (« sont ce
deux luisiaus ? », v. 181) propre à réjouir et
délasser l'auditoire86.
81 Jacques LE GOFF, L'Europe est-elle née
au Moyen-âge ?, op. cit., p. 122
82 Cf. Georges BATAILLE, La Littérature
et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 9 : « cette conception [du mal
comme valeur souveraine] ne commande pas l'absence de morale, elle exige une
« hypermorale ». Andreas PAPANIKOLAOU, dans Georges Bataille,
érotisme, imaginaire politique et hétérologie, Paris,
Praelego, 2009, p. 160, définit l'hypermorale comme « la
quête de la liberté du mal dans la débauche, la
frénésie érotique, la transgression des interdits, la
violation des règles morales, la tremblante intimité au voisinage
de la mort (...) ». Autant d'éléments qui rendent cette
notion opératoire dans l'analyse de cet épisode du Roman de
Renart.
83 Georges BATAILLE, « A propos d'Histoire
d'O », NRF, 1954
84 R. Howard BLOCH, Postface, in Fabliaux
Erotiques, Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles,
éd. Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Livre de Poche, coll. «
Lettres Gothiques », 1992, p. 541
85 Ibid., p. 542
86 Cf. à ce titre le prologue du fabliau
« Le Chevalier qui faisait parler les cons » (Ibid., p.
200sq, v. 1-4) : « Fablel sont or mout encorsé : / maint
denier en ont enborsé / Cil qui les content et les portent /
Quar
A la formulation ingénue, résultant d'une
palpation libertine, se superpose une seconde formulation, métaphorique.
La métaphore équestre (« c'est moes polains
»,
v. 173 ; « dui mareschal / qui ont a garder mon
cheval », v. 183-184) du membre viril et l'assimilation du membre
féminin au locus amoenus87 (« prez
», v. 141 ; « fontaine », v. 148) sont
complétées par les termes d'usage (vit, con, foutre,
trou) du conteur. L'écriture intensifie la jouissance liée
à l'interdit, usant de trois expressions distinctes pour désigner
chaque attribut copulatoire.
De même, la jeune fille de « De l'Escuiruel
»88, qui dans un mouvement d'exaltation lubrique,
répète à l'envi le mot vit : « Vit
», dis ele, « Dieu merci, vite ! / Vit dirai je, cui qu'il anuit, /
Vit, chetive ! vit dist mon père (...) ». L'invention lexicale
qui accompagne la réitération du terme (jeu avec vite et
chétive) manifeste les destins liés du geste et de
l'écriture érotiques. L'intertexte merveilleux qui apparaît
en contrepoint dans « Le Chevalier qui fit parler les Cons » redouble
également le plaisir du comique de répétition par la
référence à un modèle noble. Le « surnaturel
obscène »89, selon l'expression de Per Nykrog, associe
en effet le motif matriciel du don90 à la jouissance d'une
parole égrillarde : « Ja n'ira mes ne loig ne près / por
qu'il truisse feme ne beste (...) / S'il daigne le con apeler / Qu'il
ne l'escoviegne parler », v. 218-219 et 221-222. Le don de la
troisième pucelle s'inscrit quant à lui dans la
dialectique du con et du cul, qui a donné lieu
à un développement casuistique dans le « Dialogue du con et
du cul » : « se li cons par aventure / avoit aucun enconbrement /
qu'il ne respondist maintenant / li cus si respondroit por lui » (v.
232-233).
Au-delà de la gauloiserie inhérente au genre
ressortent, exorcisées par le rire, des préoccupations d'une
réelle gravité. C'est ainsi que Philippe Ménard, dans
Les Fabliaux91, considère le rire lié
à l'humour érotique comme un rire amoral, qui dissimule
des interrogations profondes. Face à la présence écrasante
de la morale chrétienne, les « contes à rire »
sont un moyen d'atténuer « les angoisses, les désirs, les
rêves, en un mot les sentiments troubles cachés au coeur des
êtres » (p. 218). Si la
grant confortement raportent ». De même,
le conteur de la Branche XXIII du Roman de Renart, « Comment
Renart parfit le con », v. 1-2, ouvre son récit sur une
considération identique (impératif du placere) : «
Mainz hons puet tel chose taisir / Qui autrui vendroit a plaisir
».
87 Cf. Ernest Robert CURTIUS, La
Littérature européenne et le Moyen-âge latin, Paris,
PUF, 1956, rééd. Presses-Pocket, 1991, p. 301-320 (« Le
Paysage Idéal »).
88 « De l'Escuiruel », Montaiglon, V, p. 103.
89 Per NYKROG, Les Fabliaux, op.cit., p.
59
90 Cf. pour une catégorisation des
différents types de don (« contraignant, contraint, non
sollicité, qu'on ne nomme pas ») : Jean-Jacques VINCENSINI,
Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris,
Nathan Université, coll. « fac. », 2000
91 Philippe MENARD, Les Fabliaux, contes à
rire du Moyen-âge, Paris, PUF, 1983, p. 140
« violation des tabous est un des caractères des
contes à rire » (p. 243), la transgression du sacré ne
s'explique pas tant par la dimension satirique du genre que par ses vertus
quasi-curatives ; expression d'une gaieté débridée dans un
cadre religieux très présent. Le langage en liberté du
fabliau semble l'unique vecteur d'apaisement de craintes qui ne cessent de
tourmenter les médiévaux, crainte d'une chrétienté
impitoyable et terreur des visions infernales, qui n'empêchent cependant
pas les oeuvres du corpus d'entretenir un dialogue fécond et subversif
avec la parole sacrée.
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