C. URANISME, PERVERSION, TRANSGRESSION
La sexualité renardienne procédant d'un manque
fondamental75, à l'instar de la quête de nourriture,
l'ardeur du désir charnel paraît inextinguible. Le vide que
75 Renart s'en explique dans la branche III,
confessant l'impossibilité de renoncer à la fornication : «
Et jou, coment enteroie / Qui nul mal sofrir ne poroie / Et qui consirer ne
me puis / De Hersent et de son
représente le « gouffre de la féminitude
(...) s'épanche et absorbe tout » 76. En ce sens, «
il ne saurait y avoir de réplétion » érotique, comme
le suggère Renart dans sa confession. Confession d'un pecheor
qui prolonge dans le verbe l'action sacrilège, excédant les
limites de la morale et du corps :
Avenu m'est aucune fois
Que je ai foutu quinze fois !
Je suis de molt caude nature : 665
Il n'a en moi point de mesure ! Je fout bien dis fois
prés a prés Et neuf foiees tout adés !
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La transgression tient à l'absence d'exclusive, en un
brassage des âges (« J'ai foutu la fille et la mere »,
v. 601) et des sexes (« et tous les enfants et le père
», v. 602). Les pratiques homosexuelles (masculorum concubitores)
suggérées par le goupil s'inscrivent dans la notion
d'hybridité78, constituant de fait le degré
suprême de la transgression79. Transgression d'autant plus
notable qu' « on connaît l'horreur du Moyen-âge pour
l'homosexualité. Même dans les fabliaux qui ne paraissent se
refuser aucune grivoiserie, nous ne rencontrons cette perversité que
deux ou trois fois, et toujours sous la forme d'une injure cuisante ou d'une
menace qui fait horreur »80. Si « d'une façon
générale les fabliaux (...) ne dépeignent jamais des
raffinements érotiques frappées par l'interdit de l'église
», la deablie renardienne élargit les cadres de la
transgression, jouissant d'un verbe lui-même sans mesure. Jacques Le Goff
rappelle néanmoins que le XIIe siècle a pu être
considéré comme « le temps de Ganymède »,
pertuis ? » (III, v. 433-437). La
sexualité devient obsession, dès lors que le souvenir de ce
pertuis engendre des réactions physiologiques
démesurées : « Et por çou que il m'en ramenbre /
Me remettent trestout li menbre / Et herice toute la chars ! » (v.
439-441).
76 Le Roman de Renart ou le Texte de la
Dérision, op. cit., p. 308
77 Le Roman de Renart, Branche III, « La
Confession de Renart »
78 Cf. Jean SOLER, Sacrifices et interdits
alimentaires dans la Bible, op. cit., p. 27, « La Prohibition de
l'hybride ».
79 Lévitique, 20, 13 : «
L'homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c'est une
abomination qu'ils ont toutes deux commise, ils seront mis à mort, le
sang tombera sur eux ». Idée reprise de façon
catégorique par André LE CHAPELAIN, dans le De Amore,
Cap. 2 : Inter quos possit esse amor, éd. Trojel, p. 6 : «
amor nisi inter diversorum sexuum personas non esse potest »,
cité par Per Nykrog, Les Fabliaux, p. 180.
80 Per NYKROG, Les Fabliaux, Nouvelle
Edition, Genève, Droz, Publications Romanes et Françaises,
CXXIII, 1973, p. 180. Per Nykrog cite également les deux seules
occurrences de l'homosexualité dans le genre du fabliau : Prestre et
chevalier et Sot chevalier. Le Lai de Lanval de Marie de
France, atteste également de la prégnance du tabou homosexuel,
lorsque la Reine accuse Lanval de ce type de relations : « Asez le m'a
hum dit sovent / Que de femme n'avez talent. / Vaslez amez bien afaitiez /
Ensemble od els vus deduiez », v. 281-284. La réaction de
Lanval, « mult dolenz » (v. 289) de ces paroles est à
la mesure du caractère scandaleux de ces accusations.
avant un mouvement de réforme : « le christianisme
a repris les tabous de l'Ancien Testament condamnant sévèrement
l'homosexualité, et le vice des habitants de Sodome a été
interprété comme une déviation sexuelle
»81.
La mention de l'homosexualité prend place, parmi bien
d'autres perversions
(v. 673 : « Jou ai mengié un mien fael !
») dans l'outrance d'une parole du pire, celle d'un représentant de
la perduta gente, pour reprendre une expression du Chant III de
l'Inferno. Eclatement des limites du langage et du corps. Jouissance
de l'infâme et « hypermorale »82
vertigineuse.
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