B. COPULA CARNALIS ET DEMESURE : LASSATA SED NON
SATIATA (JUVENAL)
Plus que tout autre écrit, les fabliaux et
récits d'animaux figurent un érotisme démesuré,
à l'image du sexe féminin, véritable tonneau des
Danaïdes73. Le désir inextinguible est
particulièrement sensible dans les ramifications du Roman de
Renart, à travers le couple adultérin que forment Renart et
Hersent. Comme le rappelle Georges Bataille, la transgression érotique
s'accomplit dès « qu'un être humain se conduit d'une
manière qui présente avec les conduites et les jugements
habituels une opposition contrastée »74.
L'absence de mesure se joint à une conception du monde
toute entière portée vers le bas matériel et
corporel (prédation, réplétion, copulation). La
disculpation ambiguë d'Hersent sert de base à un portrait en
négatif de la louve, mot
73 Cf. Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart
ou le texte de la dérision, op. cit., p. 307 : « nul «
vit (...) gros et dur » ne saurait tenter cette plaie qu'est la
« nature » de femme, « puis qu'on ne puet au fons ataindre
».
Le Roman de Renart, Branche III, « La Confession de
Renart », v. 514 et 529
74 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit., p.
116
dont il convient de rappeler les connotations lubriques
(lupa) : « Ne fis de mon cors licherie / Ne malvaisté,
ne puterie / Ne nesun vilain afaire / C'une nonains ne peüst faire
» (Ia, v. 175-178). Les termes de la perversion sont en effet
démentis par les paroles d'Hersent devant l'émasculation
d'Isengrin : « Qu'ai-je mais a faire de lui / Fole est qui mais o lui
se couce / Qu'autant li varroit une çouce », (Ic, v.
2731-2733). Le mariage se réduit, dans la parole contemptrice de la
lupa, aux plaisirs procurés par « l'andoille / Qui ici
endroit soloit pendre » (Ic, v. 2679-2680). Avec
l'émasculation, Isengrin « perdue a toute sa valour »
(Ic, v. 2743).
La branche consacrée à la mort de Renart
contribue également à établir l'image d'une
dévergondée : « Que maintez foiz en privé leu /
L'a Renars tenue adossee (...) / Maudite soit tele fendace / Ou cop ne pert que
l'en i fiere ! » (XVIII (fin), v. 981-982). Dame Fière rejoint
Hersent dans l'expression d'un désir insatiable : « Onques son
cul, s'entendu l'as / Pour cop de coilles ne fut las » (XVIII (fin),
v. 886-887). La jactance de Renart dans l'épisode de sa confession
manifeste la toute-puissance de l'éros viril : « Je
fout bien dis fois prés a prés / Et neuf foiees tout adés
» (II, v. 667-668).
Les fabliaux exposent, dans une perspective différente,
la démesure du désir érotique ; « La Sairenesse
» atteste de l'extraordinaire vitalité de la femme du
vilain et du pautonier, venu en consultation pour soigner sa
« gout es rains molt merveillouse » (v. 37) : « le
pautonier le prend esrant / en un lit l'avoit estendue / Tant que il l'a trois
foiz foutue », v. 42-44. Si le désir adultérin de la
saineresse connaît un terme (« Quant ils orent
assez joué / Foutu, besié et acolé », v.
45-46), celui de Richeut paraît à l'inverse sans limites : «
Fame sor cui tex pueples monte / Conmant savroit tenir lo conte / de ses
enfanz ? / Ne sai de cui conçoi ne qanz » (Richeut,
v. 668-671). L'hyperbole, « tex pueples monte »,
exprime la profusion des relations sexuelles, tandis que « de cui
» et « ne qanz » suggèrent la pluralité
des combinatoires, en termes de partenaires comme de repères temporels.
L'interrogation appelant une réponse négative (« conmant
savroit (...) ? ») achève de donner l'image d'une
sexualité dévorante, perpétuelle et insatiable.
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