2. EROTISME ET TRANSGRESSION
Comme le rappelle Georges Bataille, dans l'antiquité
païenne, « l'ensemble de la sphère sacrée se composait
du pur et de l'impur ». L'évolution apportée par le
christianisme tient alors à une conception renouvelée du
sacré où « l'impureté, la souillure, la
culpabilité étaient rejetées hors de ces limites. Le
sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane
» 67. Paradoxalement, se livrer aux impuretés du monde
profane ménage une ouverture vers le monde sacré, soumis à
la notion d'interdit. En ce sens, l'érotisme, lieu paradigmatique de la
souillure, apparaît comme le domaine où s'accomplit par
excellence la transgression profane du sacré. De fait, la
transgression de l'eros dans les fabliaux est placée sous le
signe de la démesure ; démesure d'un couple élargi aux
dimensions du triangle, démesure du désir s'abandonnant aux
licences sacrilèges, démesure enfin dans l'exultation du langage
érotique.
A. TRIANGLE EROTIQUE, « MIRAGE EROTIQUE » ET
PROFANATION DU MARIAGE
« Le mariage spirituel est symbolisé par l'amour de
l'Epoux et de l'Epouse et par leur
union. A ce moment l'Epouse ne cherche plus, elle possède
une présence qu'elle ne veut plus quitter ».68
Du triangle érotique composé du mari,
de la femme et de l'amant résulte la double transgression d'interdits
sacrés : sacrement bafoué des liens matrimoniaux69,
transgression consommée de la gauloiserie. Michel Olsen, dans Les
Transformations du triangle érotique70,
systématise l'étude du triangle érotique en proposant des
« clefs », comme autant de configurations narratives :
« Une fois ce triangle construit, on peut essayer établir une
« clef de nouvelles », analogue à celles qui sont
utilisées dans les taxinomies botaniques ou zoologiques ». Cette
approche, qui évoque les multiples variations d'un
thème fondamental, suggère l'importance de
l'érotisme dans le corpus des fabliaux. Plus que d'une simple typologie
narrative, la prégnance de l'érotisme est passible d'une lecture
axiologique, l'adultère constituant une transgression d'importance. Au
désir triangulaire se superpose le cynisme de la ruse, qui accroît
d'autant la portée transgressive de l'adultère. Ce trait est
particulièrement perceptible
67 Georges BATAILLE, L'Erotisme, op. cit.,
respectivement p. 127 et 128
68 Marie-Madeleine DAVY, Initiation à la
symbolique romane, Paris, Flammarion, 1977, p. 236
69 Genèse, 2, 24 : « L'homme
s'attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu'un » et
Tobie, 7, 15 : « Que Dieu soit avec vous, que lui-même
vous unisse et vous comble de sa bénédiction ».
70 Michel OLSEN, Les Transformations du
triangle érotique, UNIVERSITETSFORLAGET I K0BENHAVN, Akademisk
Forlag, 1976, p. 8. Michel Olsen s'est inspiré, dans ses analyses, des
travaux de son maître, Per Nykrog.
dans les fables de Marie de France, qui par leurs personnages
(animaux, humains) et leurs thèmes (adultère, ruse), se situent
à la jonction du fabliau comme de la littérature
animalière.
Le thème du « mirage érotique
»71 emblématise la transgression des liens du mariage en
l'enrichissant de considérations axiologiques. Les ressources
fallacieuses du regard invitent en effet à une réflexion sur le
bien et le mal, le vrai et le faux, la raison et le tort. Le « fablel
courtois et petit »72 du « Prestre qui abevete »
met ainsi en scène un prêtre épris d'une de ses ouailles
(« Et icele le prestre aimoit », v. 10). Le prêtre,
à la porte de la femme qu'il convoite (« si s'aresta /
Près de l'uis, v. 23-24), feint de voir une scène
érotique (« il m'est avis que vous foutés ! »)
au lieu d'une scène domestique (« fu li vilains (...)
au digner o sa femme asis », v. 38 et 17-18). L'étonnement
du mari face aux accusations diffamatoires du prêtre amène le
vilain à se positionner derrière la porte, laissant le
prêtre libre de consommer l'adultère :
O moi venés chas fors ester,
Et je m'en irai là seoir ; 45
Lors porrez bien apperçevoir
Se j'ai voir dit u j'ai menti.
Le mensonge de la vision du prêtre devient
vérité de la fiction, la vérité de la vision
véritable du vilain est convertie en illusion des sens («
austretel sambloit ore a moi ! » / Dist le vilains : « Bien vous
en croi », v. 77-78). Le mundus inversus du prêtre
ébranle les certitudes ontologiques, ajoutant à la transgression
érotique une inversion axiologique.
Le thème de la vision apparaît également
dans deux autres fables de Marie de France, « D'un vilein cunte ki
guaita... » et « D'un vilein vueil ici cunter...
». La première de ces fables joue sur l'inversion du vrai et du
faux. La découverte de l'adultère par le vilain (« Un
altre hume vit sur sun lit / Od sa femme fist sun delit », v. 3- 4)
conduit l'épouse à anticiper la leçon immorale de la fable
: « que mult valt mielz sens et quointise (...) / Que sis
aveirs ne si parent », v. 33 et 36. L'exemplum de
l'épouse infidèle tient en effet à inverser
vérité et mensonge, en un discours moraliste sur l'illusion des
sens : si le vilain observe son reflet dans la « cuve d'ewe
pleine » (v. 18), il ne s'y trouve pas lui-même. « D'un
vilein vueil ici cunter... » joue, à l'instar du
71 Cf. « Le Prestre qui abevete », « La
Femme et son amant », « Encore la femme et son amant »
72 Garin, « Le Prestre qui abevete », in
Fabliaux érotiques, op. cit., p. 156, v. 3
« Prestre qui abevete », sur le thème de
l'apparition fantastique. L'épouse infidèle, qui se promenait
dans la forêt avec son amant (« vers la forest sun dru od
li », v. 3), est surprise par son mari, lequel se répand en
injures : « Sa femme laidi e blasma » (v. 7).
L'épouse feint alors d'ignorer ce dont lui parle le vilain, et de
s'inquiéter de ce qu'il a pu voir :
« Sire », fet elle, « se vus plet,
Pur amur Deu, dites mei veir ! 15
Quidastes vus hume veeir
Aler od mei ? Nel me celer ! »
L'inquiétude feinte manifestée en ces vers
permet le recours parodique à une croyance populaire, selon laquelle ce
type de vision est annonciateur de mort : « Or sai jeo bien, pres est
ma fins », « Dun vilain vueil ici conter... », v. 27. Le
cynisme est sensible dans cette parole qui se disculpe en raillant, en creux,
la superstition du vilain.
Le thème du mirage érotique rend ainsi compte
des riches potentialités qu'offrent les contes à
triangle (Per Nykrog). La vision optique est liée à une
vision du monde, partant à une morale. La transgression du sacrement
matrimonial, dans ce régime de sens, prend une dimension bien plus large
: l'érotisme participe du mundus inversus, ajoutant à
l'effritement des valeurs spirituelles la souillure des corps.
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