C. TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ALIMENTAIRE
La question de la nourriture constitue un thème
fondamental des écritures saintes, formant un entrelacs complexe de
pratiques doublées d'interdits58. Comme l'écrit Jean
Soler, « ces comportements qui jouent (...) sur l'usage rituel de la
nourriture sont loin d'être anecdotiques »59. La
littérature satirique du Moyen-âge intègre ainsi les
données du code alimentaire de la Bible, selon un rapport de
transgression lié tant à la qualité (violation de
l'interdit alimentaire) qu'à la quantité (excès orgiaque
de la gula). Comme le suggère Sarah Gordon, la nourriture
apparaît en effet en prise directe avec le domaine religieux : «
Eating and fasting were tied with religion and morality »60.
L'analyse des manières et service de tables dans le
Roman de Renart relève d'une certaine complexité,
dès lors que la description des animaux est soumise à
l'ambiguïté de la métamorphose
illusoire61. La représentation simultanée de
pratiques animales (dévoration de la viande crue) et de traits
anthropomorphes pose en effet un rapport de transgression. La prohibition
biblique de l'hybride62, en matière d'essence
(identité irréductible de l'homme et de la femme, interdiction de
croiser les espèces
58 Le code alimentaire de la Bible distingue les
animaux purs (boeuf, mouton, cerf, gazelle, chevreuil...) des animaux impurs
(chameau, lièvre, daman, porc, cf. Deutéronome, 14,
3-21) et des créatures hybrides.
59 Jean SOLER, Sacrifices et interdits
alimentaires. Aux origines du Dieu unique, Tome 3, Hachette
Littératures, coll. « Pluriel », Histoire, 2006, p. 26
60 Sarah GORDON, Culinary Comedy in medieval
french literature, Purdue University, 2007, p. 3
61 La « métamorphose illusoire »
désigne, dans le Roman de Renart, une représentation des
personnages tantôt comme des animaux, tantôt sous des traits
anthropomorphes (cf. à ce sujet l'article de Gabriel BIANCIOTTO, «
Renart et son cheval », Études de langue et de
littérature du Moyen Âge offertes à Félix Lecoy par
ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris,
Champion, 1973, p. 27-42). Les habitations sont ainsi tour à tour des
châteaux ou des terriers, les personnages se déplacent à
cheval ou manifestent des attitudes et modes de déplacement zoomorphes.
Les effets de hiatus sont particulièrement porteurs de sens. Sur le
fonctionnement de la « métamorphose illusoire », Gabriel
BIANCIOTTO écrit (à propos de la branche I) : « Tout en
utilisant les choses et les mots du monde réel, animal et humain, le
poète de la branche I n'assimile jamais totalement l'univers du conte
à l'un ou l'autre, évoquant des métamorphoses par la
superposition de plan en transparence sans travestir ou masquer ».
62 Cf. Jean SOLER, op. cit., p. 27-28
animales) comme d'existence (« Tu ne revêtiras
pas un tissu hybride de laine et de lin », Deut., 22, 11),
proscrit la bestialité en l'homme63. La dévoration des
anguilles dans la branche X met en résonance l'absence de
préparation des anguilles 64 , trait spécifiquement
animal, et le sourire narquois de Renart savourant sa ruse, trait
spécifiquement anthropomorphe : « Mais Renars n'en fait fors
sourire / Car molt a entre faire et dire », v. 83-84. L'infraction
morale se manifeste ainsi dans l'hybridité d'une écriture
ambiguë quant à l'essence des personnages qu'elle
figure65. De même, dans la « Confession de Renart »,
la dévoration sauvage du chapon se superpose à l'expression de
sentiments humains : « Ains n'i quist nape ne touaille / Tot
maintenant li ront la teste » (III, v. 100-101) et « Mais
molt par vendi chierement / Al caponet son maltalent / Qui riens ne
lui avoit meffait ! » (III, v. 105-107). La présence de
l'alimentation est ainsi chargée de sens, car « la cuisine est un
langage à travers lequel une société s'exprime »,
comme le suggère Jean Soler à la suite de Claude
Lévi-Strauss (L'Origine des Manières de table).
La lettre du récit renardien porte également la
marque d'une transgression alimentaire notamment liée au jeûne
pratiqué dans les abbayes. Renart, dans la branche du « Duel
Judiciaire », transgresse ainsi ses voeux (« trespasse
obedience », II, v. 1578), en ajoutant à la prédation
le scandale d'une interjection citant le Seigneur, mêlant par là
invocation divine et refus d'obéissance : « Par Dieu,
fait il, ne m'appartienent / Cil de char mengier se tienent », II, v.
1565-1566. Le commentaire du « larrecin » (II, v. 1586) par
le conteur fait de la transgression de l'interdit alimentaire l'une des
composantes de l'instinct vicié du goupil : « Se licheres est
par aventure / Bien s'en retrait a sa nature » (II, v. 1588). La
réplétion semble ainsi s'intégrer à un ensemble de
transgressions inhérentes aux dispositions physiologiques et morales de
Renart.
Si les plaisirs de bouche, alimentaires et spiritueux,
présentent le corps humain sous un jour théologiquement hideux,
érotisme et sexualité redoublent le sentiment de la
souillure66, le plaisir de la jouissance allant de pair avec
l'exaltation de la matérialité du corps.
63 Lévitique, 17, 12 : « Nul
d'entre vous ne mangera de sang ».
64 Le Roman de Renart, Branche X, «
Renart et les anguilles », v. 90-91 : « Car molt en menja
volentiers / Qu'onques n'i quist ne sel ne auge ».
65 Cf. la notion de clinamen,
originellement propre à la philosophie épicurienne, dans
l'acception de Jean SCHEIDEGGER (Le Roman de Renart ou le texte de la
dérision, p. 210) : « ce point limite où se rencontrent
le discours humain et le cri animal, le cri humain et le discours animal,
lorsque l'homme régresse à la bête et que l'animal devient
parlant ».
66 Cf. Ephésiens, 5, 3 : «
Quant à la fornication, à l'impureté sous toutes ses
formes, ou encore à la cupidité, que leurs noms ne soient
même pas prononcés par vous : c'est ce qui sied à des
saints ».
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