B. GULA ET VISION GROTESQUE DU CORPS46
La conception chrétienne du corps, qui favorise
l'ascétisme, élève le corps à une dimension
mystique, comme le rappelle Jean-Louis Chrétien : « le corps humain
(la personne humaine) qui forme en son ordre une totalité, est
assimilé à un organe d'une plus vaste totalité, et d'un
organisme plus puissant, hors desquels il ne saurait ou ne devrait vivre
»47. En ce sens, le corps matériel s'assimile à
un corps spirituel, inscrivant le fidèle dans l'unité de
l'Eglise. Le corps est ainsi le truchement d'une agrégation de la
matérialité individuelle au sacré unificateur.
La dégradation grotesque48 du corps dans les
fabliaux semble au contraire réduire cette dynamique au seul pôle
de la matérialité. La gula, terme signifiant
l'excès des plaisirs de bouche, apparaît comme l'expression la
plus achevée d'une dégradation du corps excluant toute
donnée spirituelle49. Le fabliau de Watriquet, Des .III.
Dames de Paris50 procure ainsi l'image de trois corps hideux,
de trois bacchantes qui « se gavent et s'enivrent, parlent des vins en
professionnelles de l'oenologie »51. S'abandonnant tout
à fait à la gula, les trois dames apparaissent
« comme merdes en mi le voie », v. 209. Le terme de
merde renvoie à l'imaginaire burlesque de la scatologie, et
mêle les thèmes de la mort et de l'excrémentiel, tels
qu'ils apparaissent chez Pierre de Nesson, dans une comparaison du corps avec
un « sac a fiens », duquel ne sort que « fiante
puant et corrompue »52. Le fabliau accentue le
caractère horrifique des déjections des trois femmes, qui rendent
le produit de leur gloutonnerie « par tous les conduits »,
v. 227. Leur résurrection joue également sur l'association d'un
symbole sacré et de la dérision, lorsque Watriquet évoque
l'odeur pestilentielle des corps : « Elles n'odorent pas encens
!
46 Sur la gula et les appétits du corps,
nous renvoyons, pour un panorama d'ensemble des fabliaux, à l'article de
Larry S. CRIST, « Gastrographie et pornographie dans les fabliaux »,
dans Continuations, Essays on medieval french literature and language,
in honor of John L. Grigsby, éd. Norris J. Lacy et Gloria
Torrini-Roblin, Summa, 1989, pp. 251-260.
47 Jean-Louis CHRETIEN, « Le Corps mystique
dans la théologie catholique », in Jean-Christophe Goddard, Le
Corps, Paris, Vrin, 2005, p. 85
48 Dans l'arborescence des significations du terme,
originellement pictural (grottesca, « peinture de grotte »),
nous retiendrons l'acception que lui donne Théophile Gautier, dans
Les Grotesques (1853) : le grotesque s'y définit comme une
tonalité fantasque, bizarre, privilégiant le difforme. La
caricature et le rire qui en découle s'intègrent à cette
définition.
49 Rappelons toutefois que la gula, chez
les Pères de l'Eglise n'est pas encore un péché : «
Videtur gula non sit peccatum », écrit Saint-Thomas
d'Aquin dans la Somme Théologique, Quaestio CXLVIII, « De
gula, in sex articulos divisa ».
50 Fabliaux Français du Moyen Age,
éd. Philippe MENARD, tome 1, Droz, Genève, 1979,
rééd. 1998, p. 119-127
51 Danièle ALEXANDRE-BIDON, « Le festin
des trois dames de Paris », Clio, numéro 14-2001, p. 186,
Festins de femmes.
52 Pierre de NESSON, Les Vigiles des Morts,
Alain COLLET (éd.), CFMA, Honoré Champion, Paris, 2002, v. 547 et
v. 418.
/ Mout erent ordes et puans », v. 234-235.
L'évocation de l'encens comme l'épisode de leur
résurrection sont les signes d'une double transgression du sacré.
L'encens, dont le parfum est consubstantiel au rituel liturgique, s'inscrit
dans une comparaison comique des odeurs, redoublée par l'exclamation.
Trivial et sublime, sacré et profane forment un contraste
particulièrement subversif. Ainsi de la subversion des symboles
attachés au vin et au sang : « Hors leur salloit par les
gencives / Li vins par tous les conduis », v. 255-256. Le vin,
symbole du sang du Christ dans le rituel eucharistique, n'est pas ici
mise en présence, matérialisation d'une entité
spirituelle, mais signe abject des licences auxquelles se sont
prêtées des trois dames. La transgression tient dans cet
épisode à couper le lien symbolique qui relie le matériel
au spirituel, à reprendre l'image rituelle du vin et du sang («
Et touz sanglens cors et visages », v. 224) pour en évider
le potentiel symbolique.
La résurrection semble d'autant plus transgressive
qu'elle révèle pour ainsi dire des morts vivants («
enterrées (...) toutes vives », v. 253-254),
souillés à mesure d'un parcours de beuverie (« boire
à grandes henappées », v. 73) qui les mène
d'auberges en tavernes, « en la maison Perrin du Terne » (v.
24), à la « taverne des Maillez » (v. 47) puis en
« l'ostel » où l'on « cuisoit »
une « crasse oue » (v. 34 et 37) . A la nudité des
corps - « Gisans nues a tel diffame », v. 246 -
répond, avec une outrance macabre, leur délabrement
précoce : « Elles sont de vers chargies /
Enterrées et demengies / Les corps noirs et
delapidés », v. 295-297. Les adjectifs
révèlent, en plus d'une ambiguïté prolongée
entre vie et mort, le caractère abject du corps humain. La
résurrection du Christ présente en regard un corps glorieux et
pur53. L'extraction de la terre, à « plus de
miesnuis » (v. 228), du cimetière des « Innocens
» (v. 233) manifeste avec une ironie grinçante la portée
satirique du fabliau, à l'innocence se substituant un discours
violemment contempteur. Dominique Boutet, dans son article portant sur «
Des .III. Dames de Paris »54, établit un lien entre le
fabliau satirique de Watriquet et le livre II du De Miseria Humanae
Conditionis. Le traité composé par le pape Innocent III
alors qu'il était cardinal, aux alentours de 1196, porte l'accent sur
les effets néfastes - maladies, mort - de la gloutonnerie,
figurée tant dans l'abondance du festin que dans la
célérité de sa dévoration, rendue par
l'adynaton : « Mengié l'orent en mains d'espasse /
Assez c'on ne
53 cf. les Evangiles synoptiques, par ex. Saint
Matthieu, qui insiste sur l'observance des gestes liés au rituel
funèbre (Matthieu, 27, 59-60) : « Joseph prit donc le corps, et
roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu'il
s'était fait tailler dans le roc ». Nous soulignons.
54 Dominique BOUTET, « Le Fabliau des Trois
Dames de Paris et le De Miseria humanae conditionis d'Innocent
III », in Mélanges Claude Thomasset, Presses
Universitaires Sorbonne Paris IV, Paris, 2000.
mist au tuer », v. 70-71. Plus encore, la
transgression tient, à l'instar du langage55, à
simuler ce qui n'est pas. De fait, ainsi que le montre Dominique Boutet, le
« corps grotesque présente ici tous les signes de la
décomposition cadavérique »56 :
N'orent bouche, oil nés ne face
Qui ne fust de boe couvers 257
Et toutes chargies de vers
L'ivrognerie (« Cis pochonnez est trop petis
», v. 137) est à l'origine d'une falsification de la mort,
falsification qui repose sur des apparences sensibles, entre existence et
décomposition des corps sous l'effet du vin et de l'intempérance
: « pour mortes les tenoient toutes (...) Tous disoient,
et folz et sages / C'on les avoit la nuit murdries », v. 222 et
225-226.
La représentation de la perversion du corps suite aux
plaisirs de bouche semble s'inscrire dans le courant macabre qui domine la
poésie du XIIe siècle. La signification du macabre
réside dans le renversement sérieux du thème qui consiste
à associer le caractère répugnant de la
décomposition à celui du corps vivant. La dérision se
colore d'une dimension morale, le rire s'inscrivant dans le courant
d'humilité initié par Innocent III. La figuration du corps
grotesque se donne dans cette perspective comme une offense contre l'homme et
contre Dieu :
« Natus ad laborem, timorem, dolorem (...) Agit prava
quibus offendit Deum, offendit proximum, offendit seipsum; agit vana et turpia
quibus polluit famam, polluit personam, polluit conscienciam. Agit vana quibus
negligit seria, negligit utilia, negligit necessaria
».57
Les excès de la gula redoublent la chute de
l'homme consécutive au péché originel : «
Conceptus in pruritu carnis, in fervore libidinis, in fetore luxurie:
quodque deterius est, in labe peccati » [« L'homme naît
d'un prurit charnel, d'un désir ardent ; autant de mauvaises pratiques
qui s'accomplissent dans la souillure du péché »]. Le
55 Cf. la partie consacrée à la
transgression du Verbe. Transgresser le langage revient à disjoindre le
signifiant et le signifié actuel, à jouir du signifiant, pour
reprendre la distinction linguistique établie par Ferdinand de SAUSSURE.
De même, simuler la mort, multiplier les signes fallacieux, comme le fait
Renart dans la Branche XVIII, constitue également une transgression.
56 Dominique BOUTET, art. cit., p. 108
57 Lotario de CONTI DI SEGNI, De Miseria
humanae conditionis, I, « De Miseria Hominis », [« L'homme
est né pour le travail, la crainte et la douleur (...) Il accomplit de
mauvaises actions par lesquelles il offense Dieu, les siens, et lui-même
; il accomplit des actions vaines et honteuses, par lesquelles il souille sa
renommée, son image et sa conscience. Il accomplit des actions vaines
à cause desquelles il néglige les activités
sérieuses, utiles et nécessaires »] (trad.
inédite).
mouvement descendant vers l'obscénité porte
atteinte au mouvement ascendant de la spiritualité en
représentant un corps hideux : « C'est d'elles veoir grans
pitez / Touz licuers du ventre m'en tremble », v. 299-300.
Ces deux pôles, ascétisme spirituel et
répugnance matérielle, sont l'expression
extrême de la dialectique du sacré et du profane, suggérant
les appétits du corps (« Druin, raportez nous a boire
», v. 305) comme le contrepoids de la rigueur chrétienne.
L'abjection du corps porteur d'excréments est ainsi liée à
l'absorption de nourriture, question d'importance développée dans
la Bible.
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