A. OBSCENITE ET TRANSGRESSION
Pour véritablement saisir sa dimension transgressive,
la relation de la littérature satirique à l'obscène doit
être mis en regard avec les conceptions du corps qui transparaissent dans
la chanson de geste : Magali Janet rappelle opportunément que «
l'idéal monastique de la continence prévaut dans les chansons de
gestes de la première croisade »37. A rebours des vertus
franques, les Sarrasins s'abandonnent « aux plaisirs des sens dans une
vision orientaliste » redoublée par une « lascivité
effrénée »38 . L'évocation du
modèle épique donne la mesure d'un corps réduit à
l'asexualité radicale,
33 Jean-Claude SCHMITT, La Raison des gestes dans
l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 14
34 Suivant l'expression de Mikhail BAKHTINE dans
L'oeuvre de François Rabelais, op. cit, p. 350. Selon
Bakhtine, le cirque présente l'une des images les mieux
conservées du corps grotesque. A l'instar des « mouvements
élémentaires du clown : le derrière s'évertue
obstinément à occuper la place de la tête, et la
tête, celle du derrière ».
35 Cf. la théorie socratique du corps prison
de l'âme exposée dans le Gorgias (493a) : « ô?
~?í ó?? ?óôéí ??í
ó?já », mais aussi dans le Phédon (66b) et
le Cratyle (400c).
36 Jacques LE GOFF, Nicolas TRUONG, Une histoire
du corps au Moyen Âge, Paris, Lévi, 2003, p. 32
37 S'il est manifeste que ces textes sont
très antérieurs à notre corpus, ils n'en posent pas moins
un cadre de réflexion fructueux ; à partir d'une liaison, dans
l'écriture épique, entre corps maîtrisé et
sacralité, il est loisible d'apprécier le processus de
dégradation du corps à l'oeuvre dans les formes brèves du
corpus.
38 Magali JANET, L'Idéologie
incarnée, représentations du corps dans le premier cycle de la
croisade (Chanson d'Antioche, Chanson de Jérusalem,
Chétifs), sous la dir. de Catherine CROIZY-NAQUET, Université
Paris-X Nanterre-La Défense, 2010 (en cours de publication), pp. 308 et
309
cette corrélation épique du corps
maîtrisé39, pudique et vertueux se concevant à
partir d'un modèle sacré, comme le suggère Pierre Le
Gentil : « Genre noble, presque sacré, [la chanson de geste]
célèbre avec solennité, dans un langage rituel, la
liturgie de l'héroïsme chevaleresque »40. La
liaison de la grandeur épique et du rituel liturgique assimile les
vertus morales du chevalier à la pénitence chrétienne. Le
rapport du corps au sacré et à l'obscène se lit ainsi dans
la lettre même des textes prophétiques. Ezéchiel (Ez. 23,
18) relate l'histoire symbolique de Jérusalem et de Samarie,
figurées sous les traits de deux soeurs également marquées
du sceau de la perversion : « Elle s'afficha dans ses prostitutions,
elle dévoila sa nudité ; alors je me suis détourné
d'elle comme je m'étais détourné de sa soeur ».
Le mot hébreu « ervah » signifie à la fois la
nudité, la honte et les pudenda féminins, en une triple
acception significative.
De même que l'épopée est empreinte de
sacralité, la dégradation épique du Roman de
Renart fait coexister l'obscène et le sacré. Les
récits animaliers, dont la critique a maintes fois souligné
l'attirance pour le bas matériel et corporel, exaltent ainsi la
corporéité, dans son caractère obscène. La notion
d'obscénité est fondamentale dans la mesure où, issue du
latin obscenus, « sale, immonde, indécent », elle se
définit comme l'exhibition cynique de ce qui contrevient à un
interdit sexuel ou social. L'exhibition anale dans « La Monstrance du Cul
» manifeste ainsi l'esprit de transgression à l'oeuvre dans le
roman.
La branche XXII du Roman de Renart, met en
scène le loup Isengrin, l'ours Patous, un paysan et son épouse.
L'attribution du bacon, initialement saisi par le vilein, est
confiée à la proposition audacieuse de l'ours : v. 57-60, «
Et le matin quand revanrons / Et trestuit noz cus mostrerons ? / Et cil qui
greignor cul avra / Tot le bacon emportera » 41 . Au partage
équitable de la nourriture se substitue une compétition
régressive et burlesque, exaltation triviale du bas corporel,
associé aux pudenda. De fait, le terme bacon, est
employé dans des fabliaux tels Le Meunier et les deux clercs
ou
39 La maîtrise de soi, de ses pulsions
sexuelles ou de mort, est un élément de définition du
héros épique. Magali JANET donne l'exemple de Godefroy, «
chevalier modèle » « qui dédaigne la vie courtoise, ses
tentations et ses vices (avarice, luxure, oisiveté) ». Les
modèles de héros vertueux forment souvent un contraste avec des
personnages intempérants. Cf. dans l'Enéide de Virgile,
le personnage de Turnus, tout entier livré à sa fougue et son
impulsivité, en un double négatif d'Enée.
40 Pierre LE GENTIL, « Hommage à R.
Menéndez Pidal », Technique littéraire des chansons de
geste, Actes du colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959,
p. 33. Nous soulignons.
41 L'ensemble des références au
Roman de Renart renvoie à l'édition de Roger BELLON,
Dominique BOUTET, Sylvie LEFEVRE, Armand STRUBEL (dir.), Le Roman de
Renart, Paris, NRF, Gallimard, Pléiade, 1998. Cette édition
présente l'intérêt de proposer une vue d'ensemble du
Roman, comprenant les épigones.
Estormi42 pour désigner en un sens
figuré le con. La dimension sexuelle de la branche est donc
sensible, qui pose sur un même plan désir sexuel et
impératif de réplétion, dans un monde où la
nourriture demeure précieuse : « Si l'anporterai [le
bacon] en cest bois / Quar tex porroit ici venir / Qui tost le nos porroit
tollir » (XXII, v. 44-46). Le commentaire de la ruse féminine
par le conteur (« Et se ce vient au cul mostrer, / Grand fandasce
porra mostrer », XXII, v. 101-102) ajoute à la
trivialité d'une compétition anatomique impliquant le spectacle
du con et du cul.
La ruse féminine de la branche XXII est ainsi en
rupture avec la conception biblique du corps. L'épouse du vilain
transgresse l'idéal de pudeur, partant de pureté ; et le paysan
de donner son assentiment avec une verve proche du blasphème : «
Par Deu, dit il, molt as bien dit ! » (XXII, v. 104).
L'exclamation prononçant le nom de Dieu manifeste la portée
transgressive d'une ruse incluant l'interdit religieux sous sa forme la plus
élevée - mention du Seigneur, fût-ce dans une locution
interjective de sens atténué : la présence de «
Deu » dans l'interjection du vilain, qui peut être lue
comme la simple imitation d'un parler rural, apparaît cependant en un
sens plus ambigu, compte de tenu de l'extrême proximité du dessein
obscène et de la mention du sacré,
représenté par le divin ; de fait, « le divin est l'aspect
fascinant de l'interdit : c'est l'interdit transfiguré » comme le
suggère Georges Bataille.
La tension du projet lubrique (« au cul mostrer
», v. 102), du rire (« li vilein l'ot et puis s'an rit
», v. 103) et du sacré (« Par Deu, dit il, molt as bien
dit » v. 104) maintient l'ambiguïté d'une pulsion ludique
s'intégrant à l'excursus sur la folie (« Tost a
torné folie en songe », v. 86) et d'une transgression
carnavalesque inhérente au « réalisme grotesque ». Le
rire prolonge l'ambiguïté de la scène domestique,
apparaissant aussi bien comme une composante de l'esprit populaire que comme
une déviance perverse. L'écriture irrévérencieuse
du corps trouve son pendant lors du viol d'Hersent : « Et Renars prent
la queue as dens / Et li reverse sort la crupe / Et andeus les pertuis destoupe
/ Puis li saut sus, ses ieus voiant (...) Tout à loisir et
à grant aise » (IX, v. 406-410 et 412). L'interdit fait ici
l'objet d'un dédoublement lié d'une part à la
réalité des liens sacrés unissant Isengrin
à Hersent, d'autre part au regard impuissant d'Isengrin : «
Conment ? Ai-je les ieux crevés ? / Cuidies que je ne voie goute
? » (IX, v. 442-443).
42 Sylvie LEFEVRE, « Notice de la Branche XXII
», in Le Roman de Renart, p. 1333
L'évocation jouissive de la sexualité et du bas
corporel dans la littérature animalière et les fabliaux
procède assurément d'un dessein transgressif, même si elle
s'explique également par la notion de « réalisme grotesque
» 43 . Grossièretés et plaisanteries égrillardes sont
de fait la norme de la « liesse populaire », fondée sur
l'inversion et le triomphe du bas corporel, comme l'a montré Mikhail
Bakhtine dans ses travaux consacrés à l'oeuvre de
Rabelais44. La transgression, qui procède de l'exaltation des
parties viles du corps (« Elle a fait large enforcheüre / Por
bien mostrer cele nature », XXII, v. 135-136), réduit ainsi
les prétentions spiritualistes en donnant à voir le revers
matériel de l'esprit : « Nomini Dame, dist li ors, /
Cist cus ne est mie toz sous ! » (XXII, 140-141).
L'écriture joue sur la proximité polémique d'univers de
référence antagonistes, sur la dialectique du haut et du bas, du
spirituel et du matériel, révélant une intention
ambiguë, au carrefour de la subversion ludique et de l'inversion
transgressive. L'évocation du cul par l'épouse et les
répliques de l'ours portent la marque de cette ambiguïté :
« Mes cus est toz accoutumez / Sovent de son col afichier / Por ce
l'ai-je tostant plus chier » (XXII, 152-154). Si la réunion de
l'anus et du vagin en une seule entité redouble la trivialité de
l'épisode, les mouvements de dérobade (« Ysangrins fuite
/ Alons nos an ! », XXII, v. 155-156) et aveux de répugnance
(« Je n'i ai soing d'abooter », v. 149) trahissent
l'appréhension véritable que suscite le sexe féminin dans
l'imaginaire médiéval ; car ainsi que le rappelle Jacques Le
Goff, « l'abomination du corps est à son comble dans le sexe
féminin » 45 .
La vision d'un corps grotesque marque ainsi une rupture
d'importance avec le courant de pensée du contemptus mundi ;
transgression qui s'exprime à la fois dans l'exhibition du corps et les
excès auxquels il est soumis.
43 L'expression de « réalisme grotesque
», due à Mikhail BAKHTINE se définit comme le transfert de
l'abstrait, de l'idéal, du spirituel sur le plan matériel et
corporel. Bakhtine utilise le terme de « carnavalesque » en un sens
plus large que l'expression du carnaval, qui désigne « non
seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du
terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête
populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses
caractères spécifiques représentés par le carnaval
à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des
autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré
». Et d'ajouter que « le principe du rire et de la sensation
carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent
le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à
une signification et à une inconditionnalité située hors
du temps ».
44 Mikhail BAKHTINE, L'oeuvre de
François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la
Renaissance, p. 368 : « L'orientation vers le bas est propre à
toutes les formes de la liesse populaire et du réalisme grotesque. En
bas, à l'envers, le devant-derrière : tel est le mouvement qui
marque toutes ces formes. »
45 Cf. Jacques LE GOFF, Une histoire du corps au
Moyen Âge, op. cit. p. 32
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