CHAPITRE I ECRITURES DE LA TRANSGRESSION
DU CORPS A L'AME
Le mouvement de transgression des forces sacrées tel
qu'il s'exprime au Moyen-âge apparaît bien différent de la
désacralisation30 des siècles suivants. Nul
désenchantement du monde 31 ne se donne à
lire, mais une dynamique subtile : les textes et rites sacrés forment la
matière obligée de tout écrit ;
l'irrévérence de l'écriture est toujours relative, la
transgression ne se faisant jamais destruction du
sacré.
La trajectoire adoptée dans cette première
partie a pour ambition de rendre les modalités de la transgression du
sacré selon une courbe ascendante, du stade matériel aux domaines
de l'âme et des représentations métaphysiques.
C'est pourquoi le premier point porte sur le corps, dans son
opposition fondamentale et riche de sens avec la spiritualité. Les
appétits érotiques, la scatologie et la gula forment une
triade subversive32, qui, entre sérieux et dérision,
fait entendre un dialogisme discordant avec les préceptes
chrétiens.
Le stade matériel de la transgression en appelle un
second : le rapport de la transgression au langage. L'évocation du
modèle biblique, dans lequel signe (signum) et chose
(res) sont indissociables, permet une étude de la ruse sous
l'angle du langage. La parole du décepteur, dans les fables, fabliaux et
récits renardiens, semble purement liée aux circonstances de sa
profération, préférant les détours d'une parole
prodigue à la rectitude de la parole vraie. L'importance du rituel
liturgique se manifeste, de surcroît, sous la forme d'une surimpression
du rite et de sa subversion.
30 Sur cette question, nous renvoyons à
Jean-Pierre SIRONNEAU, Sécularisations et religions politiques,
La Haye, Mouton, 1982, p. 73sq, chapitre 2, « L'Idéologie de la
sécularisation et de la désacralisation dans la théologie
contemporaine ».
31 Concept défini et développé
dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme (1905). Max
WEBER désigne, à travers l'expression de
désenchantement du monde, le recul des croyances en la religion
et en la magie comme moyens d'explication du monde et de ses
phénomènes. Ce recul de la superstition va de pair avec la
ténuité du lien social et spirituel dans un monde
désenchanté (la religion est, étymologiquement, un lien ;
à ce titre, la dissolution de ce lien ne ménage plus
d'unité parmi les hommes). Si la littérature
médiévale transgresse et subvertit le sacré, ce geste
tranche avec celui des siècles suivants.
32 Il convient d'établir d'emblée une
distinction opératoire entre transgression et
subversion : la subversion se définit comme le
bouleversement des idées et des valeurs reçues, comme le
renversement de l'ordre établi (mundus inversus selon les
catégories médiévales). La transgression se définit
quant à elle comme le fait d'enfreindre un code, une norme, une loi,
plus généralement un interdit (du lat. transgressio,
« marcher à travers, au-delà [des limites] »).
L'Eglise ayant étendu son empire aux domaines de
l'après-mort - enfer et paradis, la transgression du sacré se
prolonge également dans l'imaginaire eschatologique. La veine
carnavalesque à l'oeuvre dans les fabliaux inverse paradis et enfer,
jouant de la répartition des biens et des peines. La transgression du
sacré répondant trait pour trait à la sacralité
chrétienne, elle s'étend ainsi à la cosmologie, au rituel
et à l'eschatologie.
A. TRANSGRESSIONS DU CORPS
« Les gestes, définis de la manière la plus
générale comme les mouvements et les attitudes du corps (...)
revêtent alors dans les relations sociales une très grande
importance et deviennent (...) au moins pour les clercs, objets de
réflexion politique, éthique, historique et même
théologique »33.
1. EXALTATION DU CORPS GROTESQUE 34 ET CONTEMPTUS MUNDI
Sous l'influence des théories platoniciennes et de la
patristique, qui plaçaient l'homme dans une perspective purement
spirituelle, s'est construit un courant de pensée spiritualiste
prônant le mépris du monde (contemptus mundi) et des
biens temporels (temporalia). S'inscrivant dans une conception
manichéenne héritée de Saint-Augustin, le christianisme
semble partager une conception dégradée de la
matérialité inhérente à l'homme. Jacques Le Goff,
dans Une Histoire du Corps au Moyen-âge, évoque ainsi,
à travers l'image du corps prison de l'âme35, «
l'horreur du corps [qui] culmine dans ses aspects sexuels » 36.
Dans ce contexte de mépris du corps relayé par les plus hautes
instances de l'Eglise, à l'image du pape Innocent III, l'exaltation de
l'ordure et des parties honteuses se donne en soi comme une transgression.
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