B. TRANSGRESSION DU LANGAGE ET ELOQUENCE SACREE
1. SENS LITTERAL ET TRANSGRESSION DU VERBE
« Il convient de le rappeler : l'ordre du monde est tel que
le mot a un rapport de convenance
avec son objet »92.
La patristique, ainsi que le rappelle Jean-Louis Benoît
dans son article, « Clef du texte, clef du royaume » 93 pose comme
principe d'exégèse des textes bibliques une lecture
herméneutique à quatre niveaux. Au sens littéral se
superposent le sens spirituel, le sens tropologique, qui tourne l'âme
vers Dieu, et le sens anagogique, qui mène l'âme à Dieu. Le
sens littéral repose sur une adéquation du signe
(signum) et de la chose (res), énoncée par
Saint-Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique : «
Dieu a en effet le pouvoir d'accommoder, comme l'homme, les mots à
une signification, mais aussi les réalités elles-mêmes
(...). L'Ecriture Sainte a ceci de propre que les
réalités signifiées par les mots signifient
elles-mêmes quelque chose »94. La religion
chrétienne n'étant « pas une religion du livre, mais de la
parole de Dieu »95, l'alliance du signe et de son
référent se donne comme l'une des expressions les plus
élevées du sacré. En ce sens, le discours
séducteur, fondé sur le primat du désir, apparaît
doublement transgressif.
Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, dans Les
Ruses de l'intelligence, évoquent l'origine mythologique de
l'intelligence de l'action figurée sous les traits
92 Robert GUIETTE, Symbolisme et « Senefiance
» au Moyen-âge, Cahiers de l'association internationale des
études françaises, 1954, volume 6, p. 112
93 Jean-Louis BENOIT, « Clef du texte, clef du
royaume. La lecture de la Bible au Moyen-âge comme paradigme de la
littérature » in Fabienne Pomel (dir.), Les clefs des textes
médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, Presses
Universitaires de Rennes, coll. Interférences, Rennes, 2006, p.
303-321
94 Saint-Thomas d'Aquin, Somme
Théologique, I q. 1a 10, c, cité par Jean-Louis
Benoît, art. cit.
95 Jean-Louis BENOIT, art. cit. p. 304
d'une femme96, Métis, qui symbolise une
« forme d'intelligence et de pensée qui combine le flair,
la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la
débrouillardise, l'attention vigilante [enfin] le sens de
l'opportunité » 97. La métis
grecque, à partir de ses figures tutélaires, Athéna et
Ulysse, s'est notablement infléchie dans l'ordre axiologique, passant
d'une intelligence positive et suprême impliquant une
pénétration supérieure de l'esprit, à l'expression
d'un esprit pervers visant à faire le mal. Le Panchatantra, les
récits arabes et les premiers avant-textes renardiens manifestent ainsi
l'intégration de la métis dans un monde cynique et
perverti, qui trouve un prolongement fertile dans la ruse du goupil.
L'engin s'affirme sous l'angle de sa dualité. Désignant
l'habileté, l'adresse, la virtuosité, il évoque
également l'artifice et ses pendants, séduction et tromperie.
L'engin ressortit ainsi à une forme d'intelligence impliquant
le pouvoir souverain d'une parole flagorneuse et vide de sens. L'inversion
heuristique, par le verbe, de la vérité inhérente aux
choses, rompt l'harmonie universelle, si l'on considère que les
médiévaux concevaient un rapport d'équivalence entre le
dit et le voir : ce qui relève de la sphère de
la parole se voit donc théoriquement porteur de vérité.
L'univers du fabliau et de l'isopet, empli de ruses féminines, subvertit
également le rapport du langage à la vérité.
Cette subversion est sensible dans l'isopet de Marie de
France, « La Femme et son amant »98. L'épouse du
vilain, pour se disculper de l'accusation d'adultère portée par
son mari, inverse dans sa démonstration la vérité de
l'adultère (« Un altre hume ; ceo m'est a vis, / Sur mun lit te
tint embraciee », v. 8-9) en emmenant son mari « a une cuve
d'ewe pleine », v. 18. Par suite d'un artifice fallacieux qui inverse
la vérité de la semblance en vision erronée99,
la parole de la ruse triomphe du danger ; mise en abyme d'une parole
controuvée dénonçant l'illusion des sens pour accorder le
monde à son désir.
96 La dimension diabolique du langage
féminin dans son rapport au barat, ressort primordial des
fabliaux, appartient également à l'univers de la fable. Cf.
l'epimythium de l'isopet « Encore la femme et son amant » (Fables
françaises du Moyen-âge, op. cit., p. 97 v. 53-56 :
« Pur ceo dit hum en repruvier / Que femmes sevent engignier : / les
veziëes nunverables / Unt un art plus que li diables ». De
même, dans la Vie d'Esope de Julien Macho, Fables
Françaises du Moyen-âge, p. 54, citant Euripide, cf. note 21
p. 303 : « il n'est pire péril et pire danger que la femme
perfide ».
97 Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE, Les
Ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion,
Malesherbes, 2009, p. 10
98 Marie de FRANCE, « La Femme et son amant
», in Fables Françaises du Moyen-âge, éd.
Laurence HARF-LANCNER et Jeanne-Marie BOIVIN, Paris, GF-Flammarion, 1996, p.
90-93 (éd. Bilingue)
99 Ibid., v. 23-25 : « (...)
n'iés tu pas / dedenz la cuve od tuz tes dras, / Se tu i veiz une
semblance ».
L'engin se structurant autour de deux traits
contradictoires - la plaisanterie relevant du fripon divin100 et
l'atteinte au cosmos relevant du diable - n'est pas sans comporter une
ambiguïté prolongée.
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