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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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B. TRANSGRESSION DU LANGAGE ET ELOQUENCE SACREE

1. SENS LITTERAL ET TRANSGRESSION DU VERBE

« Il convient de le rappeler : l'ordre du monde est tel que le mot a un rapport de convenance

avec son objet »92.

La patristique, ainsi que le rappelle Jean-Louis Benoît dans son article, « Clef du texte, clef du royaume » 93 pose comme principe d'exégèse des textes bibliques une lecture herméneutique à quatre niveaux. Au sens littéral se superposent le sens spirituel, le sens tropologique, qui tourne l'âme vers Dieu, et le sens anagogique, qui mène l'âme à Dieu. Le sens littéral repose sur une adéquation du signe (signum) et de la chose (res), énoncée par Saint-Thomas d'Aquin dans la Somme Théologique : « Dieu a en effet le pouvoir d'accommoder, comme l'homme, les mots à une signification, mais aussi les réalités elles-mêmes (...). L'Ecriture Sainte a ceci de propre que les réalités signifiées par les mots signifient elles-mêmes quelque chose »94. La religion chrétienne n'étant « pas une religion du livre, mais de la parole de Dieu »95, l'alliance du signe et de son référent se donne comme l'une des expressions les plus élevées du sacré. En ce sens, le discours séducteur, fondé sur le primat du désir, apparaît doublement transgressif.

Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, dans Les Ruses de l'intelligence, évoquent l'origine mythologique de l'intelligence de l'action figurée sous les traits

92 Robert GUIETTE, Symbolisme et « Senefiance » au Moyen-âge, Cahiers de l'association internationale des études françaises, 1954, volume 6, p. 112

93 Jean-Louis BENOIT, « Clef du texte, clef du royaume. La lecture de la Bible au Moyen-âge comme paradigme de la littérature » in Fabienne Pomel (dir.), Les clefs des textes médiévaux. Pouvoir, savoir et interprétation, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, Rennes, 2006, p. 303-321

94 Saint-Thomas d'Aquin, Somme Théologique, I q. 1a 10, c, cité par Jean-Louis Benoît, art. cit.

95 Jean-Louis BENOIT, art. cit. p. 304

d'une femme96, Métis, qui symbolise une « forme d'intelligence et de pensée qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d'esprit, la feinte, la débrouillardise, l'attention vigilante [enfin] le sens de l'opportunité » 97. La métis grecque, à partir de ses figures tutélaires, Athéna et Ulysse, s'est notablement infléchie dans l'ordre axiologique, passant d'une intelligence positive et suprême impliquant une pénétration supérieure de l'esprit, à l'expression d'un esprit pervers visant à faire le mal. Le Panchatantra, les récits arabes et les premiers avant-textes renardiens manifestent ainsi l'intégration de la métis dans un monde cynique et perverti, qui trouve un prolongement fertile dans la ruse du goupil. L'engin s'affirme sous l'angle de sa dualité. Désignant l'habileté, l'adresse, la virtuosité, il évoque également l'artifice et ses pendants, séduction et tromperie. L'engin ressortit ainsi à une forme d'intelligence impliquant le pouvoir souverain d'une parole flagorneuse et vide de sens. L'inversion heuristique, par le verbe, de la vérité inhérente aux choses, rompt l'harmonie universelle, si l'on considère que les médiévaux concevaient un rapport d'équivalence entre le dit et le voir : ce qui relève de la sphère de la parole se voit donc théoriquement porteur de vérité. L'univers du fabliau et de l'isopet, empli de ruses féminines, subvertit également le rapport du langage à la vérité.

Cette subversion est sensible dans l'isopet de Marie de France, « La Femme et son amant »98. L'épouse du vilain, pour se disculper de l'accusation d'adultère portée par son mari, inverse dans sa démonstration la vérité de l'adultère (« Un altre hume ; ceo m'est a vis, / Sur mun lit te tint embraciee », v. 8-9) en emmenant son mari « a une cuve d'ewe pleine », v. 18. Par suite d'un artifice fallacieux qui inverse la vérité de la semblance en vision erronée99, la parole de la ruse triomphe du danger ; mise en abyme d'une parole controuvée dénonçant l'illusion des sens pour accorder le monde à son désir.

96 La dimension diabolique du langage féminin dans son rapport au barat, ressort primordial des fabliaux, appartient également à l'univers de la fable. Cf. l'epimythium de l'isopet « Encore la femme et son amant » (Fables françaises du Moyen-âge, op. cit., p. 97 v. 53-56 : « Pur ceo dit hum en repruvier / Que femmes sevent engignier : / les veziëes nunverables / Unt un art plus que li diables ». De même, dans la Vie d'Esope de Julien Macho, Fables Françaises du Moyen-âge, p. 54, citant Euripide, cf. note 21 p. 303 : « il n'est pire péril et pire danger que la femme perfide ».

97 Jean-Pierre VERNANT et Marcel DETIENNE, Les Ruses de l'intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion, Malesherbes, 2009, p. 10

98 Marie de FRANCE, « La Femme et son amant », in Fables Françaises du Moyen-âge, éd. Laurence HARF-LANCNER et Jeanne-Marie BOIVIN, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 90-93 (éd. Bilingue)

99 Ibid., v. 23-25 : « (...) n'iés tu pas / dedenz la cuve od tuz tes dras, / Se tu i veiz une semblance ».

L'engin se structurant autour de deux traits contradictoires - la plaisanterie relevant du fripon divin100 et l'atteinte au cosmos relevant du diable - n'est pas sans comporter une ambiguïté prolongée.

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