CONCLUSION
L'étude de la transgression du sacré doit
prendre en compte l'altérité irréductible du sacré
médiéval comme des notions qui lui sont attachées :
transgression, parodie et dérision. Le sacré tient une place dans
la société médiévale qui ne saurait être
comparée à celle qu'il occupera dans les siècles suivants
; au Moyen-âge, « le sacré n'est jamais loin de l'homme,
encore moins du clerc »296. Cette proximité de l'homme
et du sacré, voire cette promiscuité qui règle leur
rapport, implique une tentation du franchissement de l'interdit bien plus forte
qu'aux XXe et XXIe siècles, où le
lien de l'homme et du sacré s'est rompu sous l'effet d'un
« désenchantement du monde ». Les écrits
néotestamentaires n'évoquent qu'en de rares occurrences le terme
de « sacré », cependant que l'épithète
prolifère dans tous les domaines liés à la liturgie ;
ainsi évoque-t-on le « chant sacré, la musique
sacrée, l'art sacré, les livres sacrés, les vases
sacrés, de même que l'on enseignera une histoire sacrée,
différente, séparée de l'histoire universelle des hommes
»297. Le « sacré » désigne alors ce qui
est associé au rite. Plus largement, et dans notre acception, le
sacré s'étend aux textes bibliques ainsi qu'à l'image et
aux symboles qu'elle rend présents.
Dans une société où le modèle
biblique s'offre à tous les regards, l'homme étouffé par
la prégnance du sacré ménage des ouvertures salutaires
dans l'ordre profane. C'est ainsi que la transgression du sacré s'entend
à la fois comme transgression d'un interdit, comme transgression des
symboles, enfin comme transgression du texte sacré.
La difficulté de cette étude tenait à
assigner un sens à la notion de transgression, à partir d'outils
critiques contemporains, tout en embrassant la sensibilité
médiévale. La transgression du sacré est un acte complexe,
passible d'interprétations à la fois sociologiques,
anthropologiques, historiques et littéraires. L'étude des
mentalités propres aux XIIe-XIIIe siècles
révèle que la transgression fonctionne comme contrepoids aux
peurs et aux désirs qui agitent les médiévaux.
Historiquement, la parodie des paroles sacrées ou la prégnance du
corps en regard des prétentions spiritualistes du catholicisme peut
recouvrir une fonction satirique. Mais plus encore est sensible la dimension
littéraire d'une telle transgression. La Bible étant le Livre par
excellence, la
296 Jean-Claude VALLECALLE, « Introduction »,
Littérature et religion au Moyen-âge et à la
Renaissance, Etudes recueillies par Jean-Claude VALLECALLE, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1997, p. 7
297 Jacques ELLUL, La Subversion du christianisme,
Paris, Table Ronde, coll. La Petite Vermillon, 2004
matière préalable à tout écrit, le
modèle de toute littérature, la tentation parodique propre
à l'esprit médiéval ne pouvait manquer de jouer avec les
symboles comme avec la matière même du texte sacré. L'enjeu
du franchissement de l'interdit n'en est pas moins ambigu.
Le jeu est une notion qui fait problème :
Huizinga a mis en évidence la parenté entre le jeu et le
sacré sous le rapport de la durée, du lieu, du temps et des
actions rituelles à accomplir. Caillois, complétant cette
relation du jeu au sacré, a montré que le sacré
empêchait l'expression d'un véritable esprit ludique. Le
ludus de l'écriture transgressive est toujours
subordonné à la loi sacrée, dont il ne peut se soustraire.
C'est pourquoi la transgressae legis invidia298, le
désir de transgresser la loi, n'est jamais vraiment
réalisé : plus que de passer outre la majesté
sacrée, les oeuvres du corpus se situent entre l'en-deçà
et l'au-delà de la frontière symbolique qui sépare la
révérence du sacrilège. Cet espace ténu est
précisément celui de la jouissance portée à son
acmé - jouissance du verbe, du rire, d'un eros
plaisamment déréglé.
Si les ouvrages contemporains de poétique se
révèlent assez éloignés des réalités
médiévales, ils n'en demeurent pas moins essentiels quant aux
orientations et interprétations générales qu'ils
proposent. Il est de fait que la dérision telle que l'envisagent les
médiévaux, dans toute sa charge virulente, brutale voire
sanguinaire, est éloignée de la moquerie suscitant le rire,
définition étymologique et actuelle. Ses effets au
Moyen-âge ne sont pas ceux de notre époque : la dérision de
nos jours vise à décrédibiliser, démythifier un
objet noble, à tout le moins sérieux. Au Moyen-âge, nuance
d'importance, la dérision n'est pas en soi une forme de contestation
retenue par la justice laïque ou religieuse, ainsi que le rappelle Romain
Telliez : « les mots et les gestes de la dérision sont d'ailleurs
rarement poursuivis pour eux-mêmes, mais le plus souvent comme des actes
indissociables d'autres formes et résistance ou d'agression
»299.
Notre perspective tenait à interroger
l'ambiguïté, entre jeu et sérieux, d'une
transgression en définitive assez limitée, car jouissant de la
frontière entre le respect de l'interdit et sa violation.
La première partie s'est attachée à
montrer trois truchements par lesquels s'exprime la transgressae legis
invidia, le corps, le langage et le domaine de
298 Expression employée par Saint-Hilaire au IVème
siècle.
299 Romain TELLIEZ, « En grant esclandre et vitupere de
Notre majesté », La dérision au Moyen Age, De
la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth CROUZET-PAVAN et
Jacques VERGER, Paris, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne, 2007, p.
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l'imaginaire eschatologique. Cette courbe ascendante, de la
matérialité aux représentations spirituelles, s'inscrit
à dessein dans l'ambivalence du corps et de l'esprit au fondement de la
doctrine chrétienne. La jouissance du corps, tant par l'exhibition des
pudenda que dans l'acte érotique, va à l'encontre de
l'ascèse louée par de nombreux prédicateurs. Le corps
étant une entrave à la spiritualité, sa
célébration atténue les prétentions spiritualistes
de l'homme. Censément considéré comme l'expression de la
pensée, le langage des contes d'animaux et des contes
à rire procède par ruse et cynisme, altérant ainsi
l'équivalence idéale entre le mot et ce qu'il désigne. La
subversion du langage est également liée à celle des
paroles liturgiques, le langage du conte se situant à la limite du
sacrilège et du blasphème. Le jeu de l'écriture avec
l'imaginaire de l'après-mort s'inscrit quant à lui dans une
visée quasi-curative d'exorcisation de la peur. La lecture des signes
mis en jeu par l'écriture de la fable (au sens large) permet un
premier état des lieux de la mise en jeu du sacré. Plus
profondément, la seconde partie s'est attachée à montrer
le rapport de l'écriture aux intertextes sacrés.
De fait, transgresser le sacré, c'est aller
au-delà de la lettre et de l'esprit du texte biblique pour en subvertir
les significations et s'amuser des métamorphoses satiriques, parodiques
ou burlesques d'histoires connues de tous. La triade retenue dans cette
étude visait à montrer la conception chrétienne du monde,
tant au niveau du cosmos (récits d'origine et de fin) que des
enseignements doctrinaux (récits évangéliques de la vie du
Christ). Cosmologie et cosmogonie se donnaient à lire dans
l'avènement du Sauveur comme dans la genèse et le Jugement
dernier. Les oeuvres du corpus reprennent ce « matériau roulant
», selon l'expression de Paul Zumthor, le hiatus entre oeuvres
médiéval et hypotexte biblique engendrant une richesse de
significations qu'il nous a appartenu d'étudier. L'écriture de la
genèse se situe ainsi entre parodie du livre sacré et
légitimation de la fiction renardienne, la récriture de
l'apocalypse révèle les pratiques de lecture en usage au
XIIème siècle, les avatars christiques permettant de mieux
appréhender le sens de la dérision médiévale. Si
les thèmes, motifs et signes des textes sacrés, subvertis dans la
fable, transgressent la lettre et l'esprit de la matière biblique, les
particularités de l'écriture brève constituent elles aussi
une transgression.
Le genre, la forme et le ton des oeuvres du corpus, toutes
caractérisées par l'écriture brève - fable,
fabliau, ramifications renardiennes - constitue en soi une transgression. Le
rire et la dérision inhérents à ces textes, la tentation
parodique qui les agite, introduisent le rire comme mode de réception
des oeuvres. Les travaux d'Umberto
Eco et de l'Ecole de Constance ont permis d'interroger en des
termes contemporains la réception des oeuvres médiévales.
Texte de la dérision, contes à rires, pour reprendre des
qualifications bien connues, manifestent une écriture transgressive. Le
genre de la fable, représenté par les isopets et les
récits renardiens, donne à voir un hiatus entre des situations
nécessairement marquée par la présence du sacré, et
la symboliques d'animaux référencés dans les Bestiaires.
Le paradigme animalier est porteur d'autres transgressions encore : les
isopets, censés représenter l'homme sous une apparence zoomorphe
pour mieux l'exhorter à la vertu, joue avec habileté de la
morale. Enfin, en proposant un univers clos semblant échapper aux lois
de la sénescence comme à la mort, la fable tend à
s'extraire de la Création pour affirmer la singularité de son
univers.
Le sens de la transgression semble ainsi résider dans
un entre-deux ambigu : entre ce que Roger Caillois nomme le « sacré
de transgression » - la fête comme partie intégrante du
sacré - et une dimension polémique ménagée par le
truchement de l'écriture.
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