A. JEU PARODIQUE ET BESTOURNEMENT
« Nous avons coutume d'envisager comme absolue
l'antithèse jeu-sérieux. Pourtant, selon toute apparence, elle ne
constitue pas une règle fondamentale », écrit Johan
Huizinga289. Le jeu et le sacré semblent ainsi
consubstantiels l'un à l'autre, en un paradoxe que Huizinga explicite
par l'exemple : « L'enfant joue avec un sérieux parfait - que l'on
pourrait dire à juste titre : sacré (...) le sportif joue avec un
sérieux convaincu et avec la fougue de l'enthousiasme ».
L'activité littéraire du moyen-âge procède d'un
même sérieux, néanmoins doublé d'un esprit de
dérision. Les clercs, lettrés et savants par qui se transmet tout
écrit, incarnent cette double postulation. Le Roman de Renart,
que Jean R. Scheidegger a défini comme le « texte de la
dérision », est l'expression par excellence de la relation
parodique : « Thèmes, topoï, personnages, formules,
on peut multiplier les éléments des codes des grands genres, des
modèles d'écriture qui se retrouvent à faire la grimace
dans Renart »290. La prière adressée
à Dieu par Renart, préalable à son jugement, manifeste
ainsi la dimension ludique de la réécriture, dans son rapport au
sacré : « Diex, fait Renars, omnipotens / Gari mon savoir et
mon sens / Que ne le perde par paour / Devant le lion mon signor »
(Ia, v. 1232-1235). Le sens de cette apostrophe au Seigneur se place sur deux
plans, celui de la morale et celui de l'écriture. La reprise de formules
caractéristiques de l'épopée dans la bouche
déceptrice et perverse de Renart transgresse la dimension sacrée
de la prière. D'autre part est sensible la parodie de la «
prière du plus grand péril »291, en un jeu
scriptural qui s'approprie les signes de l'énonciation épique. La
transgression tient aussi à l'infléchissement de la
dans Paul Zumthor ou l'invention permanente,
études recueillies par Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET et Christopher
LUCKEN, Genève, Droz, Recherches et rencontres, 1998, p. 95.
288 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique
Médiévale, op. cit., p. 451
289 Johan HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction
sociale du jeu, Paris, Gallimard, Tel, 1988, p. 42sq
290 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la
Dérision, op. cit., p. 361
291 Cf. J. GAREL, « La prière du plus grand
péril », Senefiance, « La Prière au
Moyen-âge », 10, Aix-en-Provence, CUERMA, 1981, p. 311-318
noblesse épique en parodie ludique, mais aussi plus
largement à la « mouvance » particulière du
Roman. Parodie, jeu, grimace, sont les éléments d'une
trinité sacrilège.
Roger Bellon, dans un article consacré à la
branche « Renart Empereur »292, s'est à ce titre
interrogé sur les épisodes qui rapprochent cette branche de
La Mort le Roi Artu. La structure actancielle met en présence
deux trios composés du Roi (Arthur, Noble), de la Reine
(Guenièvre, Fière) et d'un baron félon (Mordret, Renart).
Renart est désigné par le souverain pour préserver
l'intégrité du Royaume, tandis que Mordret se propose de
lui-même. S'ensuit le serment solennel puis l'épisode de la
trahison, fondé sur l'engin de la fausse mort du Roi, en l'espèce
une lettre apocryphe : « Li rois est mors veraiement / Et mande a
toute sa gent / Que dame Fiere la roïne / Pregne Renars par amor fine, /
Soit de toute la terre rois » (XVI, v. 2379-2382).
Roger Bellon insiste également sur la vision de la
femme délivrée dans la branche : « l'intention du
récit renardien est claire : offrir, en s'appuyant sur des
modèles littéraires et en reprenant un personnage des
premières branches, une image fort dégradée d'un
personnage féminin de premier plan, la reine elle-même :
Fière est en somme l'image inversée de Guenièvre dans La
Mort Artu ! ». Effets de miroir et infléchissements bouffons sont
ainsi à la base du jeu virevoltant de l'écriture renardienne. La
tentation du parodique y sourd à tout instant, ajoutant à la
réécriture ludique le bestournement des formes et des genres.
L'écriture porte en elle les germes de la transgression.
B. PARODIE ET AUTOPARODIE, MISE EN ABYME DE LA
TRANSGRESSION
Si la parodie pervertit les modèles nobles ou
sacrés, l'autoparodie redouble encore la mise en jeu de toute parole, en
une mise en abyme de la transgression. L'arborescence que forment les
ramifications renardiennes admet des jeux de réécriture d'une
branche à l'autre, les clercs manifestant ce que Jean Dufournet a
qualifié de véritable « esprit de concours
»293. Chaque nouvel épigone tente d'approfondir la
relation parodique, se plaçant dans la mouvance créatrice des
récits antérieurs. Approfondissement parodique des modèles
épiques et religieux, autoparodie en liberté d'un
texte-palimpseste.
292 Roger BELLON, « Renart Empereur », Le Roman
de Renart, ms. H, branche XVI, une réécriture renardienne de
La Mort le Roi Artu ? », Cahier de Recherches
médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du
Parodique dans la littérature médiévale », p.
3-17.
293 Jean DUFOURNET, « Défense et illustration de la
branche Ia du Roman de Renart », L'Information
littéraire, XXIII, 1971, p. 55-65.
La parodie du serment d'Iseut, sensible dans
l'escondit d'Hersent donne lieu à un renversement : le discours
de Noble subvertit ainsi les circonstances du viol, conférant à
la passe égrillarde du goupil et de la louve une valeur quasi-courtoise
: « Et li rois par sa grant francise / Ne veult souffrir en nule guise
/ Hom fust en sa cort mal menés / Qui d'amors fust
ocoisonnés » (Vc, v. 1124-1127). En regard, la branche du viol
laisse apparaître les assauts purement charnels294 de Renart
et la lubricité sans bornes d'Hersent, nullement l'amour : «
Hersens a la cuisse haucie / Qui molt amoit itel ator » (IX, v.
248-249). La parodie concerne deux épisodes successifs dans le
déroulement relatif du Roman.
L'accent porté sur la corporéité dans la
branche du viol fait de cette passe un accouplement animal. Noble, en
présentant le viol comme résultant de l'amour des deux
personnages, accentue la parodie d'amour courtois présente dans la
branche du Viol (« Et je vous tenrai por ami », IX, v. 242)
tout en parodiant son propre discours : les intertextes renardiens ne sauraient
accréditer, sans un éclat de rire, le thème de l'amour
courtois. Les réminiscences constantes, les réécritures,
partant les réinterprétations d'un même épisode
fondent un dialogue parodique permanent, d'une branche l'autre. En d'autres
endroits, l'écriture se moque d'elle-même dans le moment
même de la composition. Le songe estraingne de Chantecler dans
la branche VIIa (v. 182sq) emblématise ainsi la relation du texte
à lui-même. Chantecler a rêvé d'une bête
revêtue d'un rous peliçon, qu'il lui fit vestir a
force. Sans partager absolument la lecture de Jean R. Scheidegger, il
convient de reconnaître la justesse de certaines formules : «
monstre rêvé (...) où se conjuguent à la fois le
rien du discours creux mais séducteur de Renart et la plénitude
du chant dans lequel l'être s'oublie » (1989, p. 292). La
réciproque, quand Renart « chante / une chançonnette
novelle » (XVII, v. 584-585) projette une lumière parodique
sur la relation du goupil et du coq. Dans la perspective d'une étude de
la transgression du sacré, parodie et autoparodie s'inscrivent dans le
mode de fonctionnement des ridenda, et à ce titre
transgressent, pervertissent les modèles existants.
294 Le viol d'Hersent s'inscrit dans un ensemble plus large de
mauvaises actions, marquées par la notion de souillure, sexuelle, mais
aussi scatologique (Renart compisse les louveteaux).
La transgression du sacré semble ainsi avoir partie
liée avec le genre, la forme et le ton de chacune des oeuvres
envisagées. Ces trois catégories, étroitement unies l'une
à l'autre, permettent de rendre compte de choix d'écriture
toujours porteurs de sens : « dans n'importe quelle forme
littéraire, il y a le choix général d'un ton,
d'un éthos, si l'on veut »295.
Les genres de la fable et du roman relatent les
paroles et les actes d'animaux pourvus d'une symbolique qui, depuis le
Physiologus, s'est fixée en un ensemble cohérent
d'images et de croyances. La christianisation progressive des bestiaires a
conduit à l'attribution de marqueurs axiologiques. C'est
précisément à partir de ces marqueurs - tel animal
devenant le symbole de vices ou de vertus - que se mesure la part de
transgression. Les animaux pourvus d'une symbolique négative peuvent
ainsi être figurés sous l'étole du prêtre ou l'habit
du pénitent. Ce frottement entre les connotations et symboles
négatifs attachés aux animaux et des lieux, des paroles ou des
actes sacrés, est ce par quoi s'accomplit la transgression. Et ces
effets de contraste entre sacré et profane d'être inhérents
au genre du récit et de la fable animaliers.
La forme peut également se concevoir comme le
vecteur d'une transgression inscrite dans l'écriture. La division du
Roman de Renart en branches partageant un même cadre
spatio-temporel - ouverture sur le motif de la reverdie, clôture
coïncidant avec le retour de Renart à Maupertuis - suspend le
récit dans un hors-temps. Si le Roman partage ce trait avec les
romans arthuriens, la perspective en est toute différente. De fait, les
structures narratives font échapper les personnages à la mort et
aux lois de la sénescence, la mortalité étant pourtant
inscrite dès l'épisode biblique de la Chute. Abolir la mort par
l'artifice de l'écriture implique la négation des principes
sacrés, ce qui revient à s'extraire de l'existence ordinaire. La
mort se fait jeu, et la ruse semble s'insinuer jusque dans la
temporalité du récit.
Enfin, les différentes tonalités
employées dans les fables, fabliaux et branches du Roman de
Renart contribuent à faire de l'écriture une mise en abyme
de la transgression des principes sacrés. Dans ces oeuvres, le rire
tient une part importante, qu'il s'agisse du rire des personnages, du rire de
l'auteur ou de celui du lecteur, préparé par la narration. Ce
rire qui s'exerce dans une perspective satirique ou ludique est présent
dans l'écriture sous la forme de la parodie et de l'autoparodie, deux
procédés de dégradation du sacré.
295 Roland BARTHES, Le Degré zéro de
l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Point », 1972, p. 19.
Nous soulignons.
Genre, forme et ton constituent ainsi une triade
particulièrement transgressive, car aux thèmes et aux
épisodes de la diégèse s'ajoutent ces traits formels
chargés de sens.
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