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La transgression du Sacré (XIIème- XIIIème siècle)

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par Jean-François POISSON-GUEFFIER
Paris III Sorbonne Nouvelle - Master 2 2012
  

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A. LE RIRE RENARDIEN, PAR-DELA BIEN ET MAL

Le topos d'une assimilation de Renart au diable se fonde sur un ensemble de traits symboliquement marqués : attitudes sacrilèges et frondeuses, usage pervers du langage, libido pétulante. Le rire renardien est cependant d'autre nature que celui du diable, quand bien même il consacre la réussite d'un tour pendable. La méchanceté du quolibet ne saurait occulter la dérision inhérente au rire de Renart. De fait, comme le suggère Jean R. Scheidegger : « Le rire renardien a une longueur d'avance sur celui des joculatores. (...) Ce rire-là n'est pas l'opposé du gaudium spirituale, il en est la dérision. Le rire animal est un déplacement minime, un clinamen, mais qui va au-delà du principe de transgression, fût-elle celle des édits théologiques »263.

Le rire méchant tient de la dérision, qui est la marque de Renart, « qui tant par sot d'engien et d'art / Et qui tant sot toz jors de guille » (VIIa, v. 24-25). Les sarcasmes de Renart quand Brun abandonne « la pial des piés et de la teste » (Ia, v. 676), résultent en effet d'un gab cruel : « De quel ordene volés vous estre / Qui rouge caperon avés ? » (Ia, v. 704-705). Mais à l'inverse d'un rire diabolique, ces paroles révèlent l'aptitude du personnage comme du Roman à transmuer en jeu les situations les plus graves.

Ainsi de la plaidoirie de Tibert dans « Renart médecin », quand le chat condamne la partialité du discours d'Isengrin, qui exhortait la cour à se venger du goupil. Tibert est décrit, au moment de prendre la parole, par des traits tant zoomorphes (« et se herice / Trestous li poilz de sa pelisse », XV, v. 133-134) qu'anthropomorphes (« Et sa langue aguise et desneue / por bien parler », XV, v. 132-133). Cette dernière notation l'assimile par ailleurs au parler renardien. Le chat plaide pour le goupil, le donnant comme un modèle de chevalier courtois : « N'avés gairez en vostre terre / Baron mielz sace mener la guerre / Encontre toz ses anemis / Ne qui plus s'en soit

263 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la dérision, op. cit., . 410

entremis » (XV, v. 172-174). Le rire de Noble se gausse de ces sophismes élogieux264 - « Et li rois conmença a rire » (XV, v. 212), car si dans un premier temps, l'effet d'attente trompée (par'hyponoian) donne l'avantage au défenseur de Renart265, les paroles ultérieures du Roi révèlent son discernement : « Et de Renart qui tant me boise / M'en consilliez qu'en porai faire / Et a quel chief en porai traire » (XV, v. 224-226). Le rire du Roi, évoqué furtivement entre deux paroles rapportées au discours direct, prend sa signification et sa visée à la lumière de sa réaction au « hui » (XV, v. 220) qui accable Isengrin. Deux rires sarcastiques se font ainsi écho, suite au discours de Tibert : le rire du Roi, pleinement conscient de la tromperie, et qui invalide par ce biais les paroles fallacieuses ; le rire moqueur, sonore et blessant (« Saciés molt l'en puet anuier [Ysengrin] », XV, v. 218) de ceux qui prennent ad litteram les mensonges d'une parole usant à tous crins des ressources de la rhétorique.

Au rire sarcastique se joint un rire ambigu, à la fois ludique, enfantin et cruel présent dans la branche du « Duel judiciaire » ; Isengrin se présente au Roi « si atornés / Qu'il a tous les grenons brullés / Et si a la keue perdue » (II, v. 172-174). Et Noble de redoubler par la raillerie l'humiliation physique du loup (II, v. 52-56) :

« Ysengrins, fait il, bien t'a mort

Cils qui ensi t'a atorné :

Molt t'a malement coroné,

Ne t'a remés poil en la teste ; 55

Miex sanbles diaublez que beste ! »

Ce rire, pour n'être pas fondamentalement diabolique, n'en transgresse pas moins la vertu théologale de la charité, rejoignant la définition de Bergson dans son

264 Le sophisme, argumentation fallacieuse visant à duper les auditeurs d'un discours, est un procédé auquel Renart recourt lui-même fort souvent. En vue d'atténuer les passions dans la lutte pérenne qui oppose Isengrin à Renart, Tibert ouvre son discours sur un argumentum ad temperentiam, appelant à conserver « sens et mesure » (XV, v. 140). L'argumentation se poursuit avec un argumentum ad personam, qui consiste à se montrer « vexant, méchant, blessant, grossier » (Arthur SCHOPENHAUER, L'art d'avoir toujours raison, trad. Dominique MIERMONT, Paris, Mille et une nuit, 1998, p. 60) pour remettre en cause la validité des paroles tenues par son adversaire : « N'a pas esté a bone escole / Ysengrins por jugement faire » (XV, 142-143). La dimension vexatoire de cet argument est sensible dans les vers suivants : « Por çou li venist mielz a taire / Qu'a faire esgart ne jugement » (XV, v. 144-145). D'autres arguments achèvent de donner une coloration fallacieuse au discours :

- l'argumentum ad misericordiam, qui appelle à la pitié : « De picheour misericorde ! », XV, v. 199

- l'argumentum ad consequentiam, qui appelle à la terreur en menaçant de conséquences terribles le juge qui camperait sur ses positions : « Rois regardez a la raison / Car qui raison ne fait et tient / Sa vitaille vait tost et vient » (XV, v. 193-195).

- le « sophisme de la double faute », qui revient à minimiser les accusations en affirmant que d'autres ont fait bien pire : « D'onme ocirre prent on acorde » (XV, v. 200).

265 « Et les barons dient ensamble : / « Bien a dit Tyebers, ce nous samble » (XV, v. 213-214).

essai fondateur, lorsqu'il évoque « l'anesthésie momentanée du coeur »266. L'ambiguïté du rire animal et de ses significations humaines est pleinement à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, car « c'est bien moins le fou rire qui sert à distinguer l'homme que le rire jaune, le rire sardonique, le rire ironisant » 267.

B. LE RIRE DU LECTEUR-AUDITEUR, « LECTOR IN FABULA »

Saint-Paul, dans la parénèse de son Epître aux Ephésiens, exhorte les Grecs à la vertu, dans le respect des principes moraux qui président à la foi catholique. Paul dénonce ainsi les grivoiseries qui mènent au rire comme autant de déviances profanes qui dérogent à la probité : « De même pour les grossièretés, les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère. (...) Car sachez-le bien, ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide (...) n'ont droit à l'héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu » (Eph. 5, 4).

L'écart entre l'homme édénique, d'essence divine, et l'homme déchu suscite le rire, qui place l'homme face à sa propre vanité. En une spirale négative, « les ris et plaisanteries, sans paraître des péchés en eux-mêmes, conduisent au péché »268, et les « bouffons ridicules » de s'attirer « sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le supplice d'un feu éternel »269. La diabolisation du rire au haut Moyen-âge, tempérée par la pratique collective du rire dans les siècles suivants (fête de l'âne, fête des fous), s'inscrit dans la visée édifiante des livres saints270.

En ce sens, les « contes à rire » semblent porter, dans leur forme et leur matière, un principe de transgression. Les jeux de mots (la métaphore sexuelle dans « Le Sentier battu »), le « comique lié au sexe-totem »271, la « mécanique du chaos »272

266 Henri BERGSON, Le Rire, essai sur la signification du comique, Paris, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 273ème éd., 1969, p. 3-4 : « Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l'insensibilité qui accompagne d'ordinaire le rire. (...) Le rire n'a pas de plus grand ennemi que l'émotion. Je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d'une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. (...) Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur. Il s'adresse à l'intelligence pure »

267 Stephen G. NICHOLS, « Aux frontières du rire médiéval », in L'Hostellerie de pensée, Etudes sur l'art littéraire au Moyen-âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, textes réunis par Michel ZINK et Danielle BOHLER, publiés par Eric Hicks et Manuela Python, Paris, PUPS, 1995, p. 317

268 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur l'Epître aux Philippiens, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome XI, Paris, 1865, p. 88.

269 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur saint Matthieu, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome VII, Paris, 1865, p. 51-52.

270 A l'appui de ces considérations, la théorie exégétique selon laquelle Jésus n'a jamais ri (cf. Benoît d'Aniane, Concordia Regularum, Ferreolus, Ludolphe de Saxe, Pierre le Chantre...). A ce sujet, cf. Georges Minois, op. cit., p. 103

271 Jean-Claude AUBAILLY, « Le fabliau et les sources inconscientes du rire médiéval », Cahiers de civilisation médiévale, n°118, avril-juin 1987, p. 110.

272 Ibid. p. 115

le spectacle de sots « enfantosmez » s'intègrent à « fantaisie de triomphe », expression par laquelle Charles Mauron définit le rire273.

L'écriture égrillarde joue en effet d'un certain nombre de stéréotypes comiques, redoublés par la performance du jongleur, et qui préparent la réception du récit. Ainsi du « Provoire qui menga les meures »274, châtié de sa gourmandise par sa propre faute. Pour atteindre en hauteur les mûres les plus juteuses, le curé se met en équilibre sur sa mule, et pense à voix haute qu'il ne faudrait pas qu'un plaisantin crie « Hue ! ». A ce cri, le curé choit de sa monture et peine à se relever, gêné par les plis de sa soutane. Le rire procède de la conjonction de trois éléments : la gourmandise du curé, contradiction plaisante, l'attente trompée - la chute n'étant pas causée par d'autre personnage que le curé lui-même - et la dégringolade attendue d'un représentant de l'ordre ecclésiastique. Figurer un prêtre en une posture ridicule est un ressort comique également présent dans « Renart le Noir », quand « li prestres l'etole saisist (...) Renart enlace par le col, si le met hors de la maison » (XIV, v. 1806 et 1808-1809). L'image du prêtre jouant au lasso avec un symbole catholique ne peut alors manquer de faire sourire.

Le rapport du rire à l'écriture de la transgression apparaît dans les nuances de la formule de Joseph Bédier : « Les fabliaux ne sont points des dits moraux ; mais ce n'est pas dire qu'ils doivent nécessairement être immoraux »275. La transgression n'est donc pas tant présente dans le fond ni la forme que dans la réception des oeuvres, dans le rire qu'elles engendrent, qui les infléchit en des oeuvres par essence immorales.

De fait, si l'on se réfère aux théories d'Umberto Eco, « générer un texte signifie mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l'autre - comme dans toute stratégie »276. La réception est ainsi déterminée par le travail de l'écriture ; « le texte prévoit le lecteur »277. C'est pourquoi les fabliaux sont porteurs d'une transgression de fait, sensible dans le comique mis en oeuvre par l'écriture, comme le suggère le prologue du fabliau « Des .III. Avugles de Compiengne » : « Fablel

273 A ce propos, nous reprendrons l'analyse de Jean-Claude AUBAILLY concernant le rire lié à la scatologie, art. cit. p. 109 : « il faut voir là le désir d'exorciser la hantise de la souillure, de l'Impur : on sait l'importance des excréments dans les rites de purification des tribus primitives. Un corps qui ne fabrique que des déjections est l'inverse du sacré ; il est une image de l'Impur. Or l'Impur est source de maladie et de mort ; la pourriture l'excrément et le cadavre nous rappellent notre propre finitude, notre destin fatal : d'où la réaction de dégoût que l'on ressent devant eux et qui, en fait, matérialise l'angoisse ». Le rire, par nature transgressif, n'aurait donc pas pour objet de se vautrer dans la matérialité, mais de conjurer l'impureté du corps humain.

274 « Du provoire qui menga les meures » Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, version de Montaiglon, 1872, tome IV, XVII, p. 53-55

275 Joseph BEDIER, Les Fabliaux, 1893, p. 34

276 Umberto ECO, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1985, p. 65

277 Ibid., p. 64. Nous soulignons.

sont bon a escouter / maint duel, maint mal font mesconter » (v. 7-8). La dimension curative de la fable, l'eutrapélie, passe par le rire, selon un topos déjà ancien ; par un rire ambigu, comme en témoigne l'explicit du fabliau. Le « borgeois » est aspergé d' « eve benoite » car tenu « por fol » (v. 320-321), en une scène de méprise dont la vis comica tient également de la disproportion des forces en présence : le « borgeois » est seul face à la foule des fidèles qui l'empoignent (« le vont tantost mout fort prenant », v. 314). Par contraste, l'état final du bourgeois, « courouciez » et « mout honteus » (v. 328), suscitant « l'anesthésie momentanée du coeur », appelle le rire.

Il convient néanmoins de mesurer le potentiel transgressif du rire dans les fabliaux à la lumière des multiples intertextes bibliques.

C. LA BIBLE, HYPOTEXTE PARADOXAL DES « CONTES A RIRE »

L'analyse de la transgression du sacré dans les fabliaux ne va pas sans évoquer le rapport ambigu des « contes à rire » à l'intertexte biblique. Si les récits sacrés constituent un vade-mecum théologique et moral par l'exemple, la matière de ces récits offre une source d'inspiration féconde pour le rire grivois. De manière paradoxale, les fabliaux tournent en dérision les principes sacrés de la Bible par le truchement de récits partageant de nombreux points communs avec la Bible.

Aussi la ruse des filles de Loth pour s'assurer une progéniture n'a-t-elle guère à envier aux intrigues de fabliaux : « Notre père est âgé et il n'y a pas d'homme dans le pays pour s'unir à nous à la manière de tout le monde. Viens, faisons boire du vin à notre père et couchons avec lui ; ainsi, de notre père, nous susciterons une descendance »278. Le fabliau « Du Prestre et de la dame »279 présente une trame commune, la femme se livrant aux plaisirs avec le provoire après avoir enivré son mari : « La Dame et li prestres s'angoissent / De verser vin a grant foison / Tant qu'ai seignor de la maison / Ont tant donné de vin a boivre / (...) Que il fu maintenant toz yvres » (v. 99-103). L'esprit transgressif de ces récits semble ainsi partagé, dans des perspectives néanmoins contraires : la Bible envisage les filles de Loth comme les figures repoussoirs d'une certaine conception de la vertu ; les fabliaux livrent au rire de l'assemblée le récit d'aventures scabreuses.

Si le fabliau détaille bien davantage la grivoiserie des amours adultères (« Entre les cuisses si li entre (...) Là a mis son fuiron privé », v. 133 et 135), la

278 Genèse, 19, 31-32

279 Recueil général et complet des Fabliaux, éd. Montaiglon, p. 235-241

transgression est paradoxalement moins achevée dans le fabliau que dans l'épisode de Loth. A l'inceste se substitue l'adultère, mais le vin apparaît comme le truchement de la transgression - des sacrements du mariage dans le fabliau, du tabou incestueux dans l'épisode biblique. De même, la ruse, élément matriciel de tout fabliau, se donne à lire dans l'épisode de Suzanne et du jugement de Daniel (Daniel, 13). La passion qui dévore les deux vieillards à la vue de Suzanne, épouse de Ioakim, implique le pouvoir de la ruse : « Honteux d'avouer le désir qui les pressait de coucher avec elle, ils n'en rusaient pas moins pour la voir » (13, 11-12). La passion commune des deux barbons libidineux use de ressorts semblables à ceux des « contes à rire » : « Un jour, s'étant quittés sur ces mots : « Rentrons chez nous, c'est l'heure du déjeuner », et chacun s'en étant allé de son côté, chacun revint aussitôt sur ses pas et ils se retrouvèrent face à face » (13, 13- 14). Aléa comique par excellence. Le chantage des deux vieillards transis d'amour face au corps dénudé de Suzanne apparaît comme l'hypotexte de nombreux fabliaux : « Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu'un jeune homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes pour cette raison » (13, 21)280. Le Meunier d'Arleux, entre autres exemples, se fonde sur une intrigue analogue. Un jeune homme demande au meunier d'arranger une entrevue avec une belle jeune fille, Marie. A Marie se substitue la meunière. Les deux satyres sont ainsi frustrés de leur désir, à l'instar des deux vieillards épris de Suzanne, confondus par le prophète. De même, l'adultère, configuration de base des contes à triangle, apparaît à plusieurs reprises dans la Bible, notamment à travers le personnage du Roi David, épris de Bethsabée281 : « Elle vint chez lui et il coucha avec elle, alors qu'elle venait de se purifier de ses règles ».

Per Nykrog, dans son ouvrage consacré aux fabliaux 282 , rappelle l'importance numérique du conte à triangle (« il est utilisé dans 63 sur nos 160 fabliaux »). Cette proportion suffit à rendre l'une des caractéristiques des fabliaux, qui trouve sa source dans les coucheries bibliques. Si les actions grivoises « déplaisent à Yahvé », l'importance de ces récits alimente paradoxalement la production des fabliaux. En ce sens, la transgression s'accomplit dans l'écriture biblique, qui dans une visée édifiante, devient matière, répertoire involontaire des « contes à rire ».

280 Cf. également le motif de la « Femme de Putiphar » (Genèse, 39, 7) : la femme du commandant des gardes de Pharaon tente de séduire Joseph. Repoussée, elle retourne la situation en prétendant que Joseph lui-même a tenté de la séduire. Motif présent dans les Lais de Graelent, de Guingamor, de Lanval et de la Châtelaine de Vergi.

281 2. Samuel, 11, 4

282 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit., p. 60sq

2. L'ECRITURE « PALIMPSESTUEUSE »283

Les médiévistes s'accordent à reconnaître le primat de la dérision dans Le
Roman de Renart
et les fabliaux. Le concept de parodie, par les enjeux théologiques
qu'il porte, semble au contraire problématique. Du grec « parôdia », imitation
bouffonne d'un chant poétique, la parodie désigne un ouvrage qui ridiculise les modèles
sérieux dont il s'inspire. Forme métatextuelle, elle se charge d'une dimension
polémique, qui ne saurait tout à fait convenir à l'esprit médiéval. Au Moyen-âge, la
visée polémique le cède à l'ambiguïté de la transgression du modèle et de la
reconnaissance de son autorité. Comme le rappelle Linda Hutcheon, « the ideological
status of parody is a subtle one: the textual and pragmatic nature of parody imply, at one
and the same time, authority and transgression »284. Ce propos, adapté aux oeuvres d'art
du XXe siècle, rend compte des difficultés d'emploi du terme. C'est pourquoi, à la
parodie, il convient de préférer l'expression de « tentation parodique », comme le
suggère Elisabeth Gaucher : « Si le concept de parodie, défini comme « irrévérence » et
dédoublement subversif, peut sembler étranger à la littérature française du Moyen Âge,
trop respectueuse des autorités, on ne peut nier, dans la pratique d'une intertextualité
alors constante, la présence, chez certains auteurs, d'un esprit parodique. Celui-ci ne
s'exprime pas tant dans la dénonciation des modèles que dans une habile
« contrefaçon » où s'expérimente, sur le mode ludique, tout le talent de l'imitateur. »285
La spécificité du texte parodique tient, au Moyen-âge, à une révérence bien
plus marquée qu'aux siècles suivants pour l'intertexte sérieux. La « contrefaçon »
n'était pas une bouffonnerie visant à discréditer par le rire le modèle théologique,
épique ou courtois, mais à écrire, par goût du jeu, en surimpression des textes initiaux.
Comme l'a montré Paul Zumthor dans son Essai de poétique médiévale, les grands
genres - chant courtois, romans épiques, jeux - sont le paradigme de tout écrit286. La
parodie n'est en ce sens qu'un mode parmi d'autres d'inscription dans la
« mouvance » 287 . Intrinsèquement liée aux récits renardiens, la parodie se double

283 Selon le mot de Philippe LEJEUNE cité par Gérard GENETTE.

284 Linda HUTCHEON, A theory of parody, the teaching of twentieth-century art forms, New-York, Muthuen, 1985, rééd. 2000, First Illinois Paperback, p. 69

285 Élisabeth GAUCHER, « Avant-propos », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, « La Tentation du parodique dans la littérature médiévale », p. 1

286 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique Médiévale, Paris, Seuil, coll. Points, 1976, rééd. 2000

287 - Le concept-clé de « mouvance », dû à Paul ZUMTHOR, rend compte des oeuvres produites par rapport
à un ensemble d'oeuvre dans le sillage desquelles elles s'inscrivent : « ramener le produit fini à sa
production infinie, tel est le projet
» de Paul ZUMTHOR, pour reprendre l'expression de Rosanna Brusegan

d'autoparodie, comme le suggère également Paul Zumthor : « Renart n'est pas seulement le Décepteur en ce qu'il exerce dans la narration cette fonction ; le récit entier est déception, parodie de son propre discours »288. La « tentation parodique » qui définit dans leur genre, leur forme et leur ton les textes du corpus, mêle la révérence à l'irrévérence, la transgression au respect. La portée sacrilège du parodique doit cependant être minorée au profit d'une conception ludique de l'écriture.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille