A. LE RIRE RENARDIEN, PAR-DELA BIEN ET MAL
Le topos d'une assimilation de Renart au diable se
fonde sur un ensemble de traits symboliquement marqués : attitudes
sacrilèges et frondeuses, usage pervers du langage, libido
pétulante. Le rire renardien est cependant d'autre nature que celui du
diable, quand bien même il consacre la réussite d'un tour
pendable. La méchanceté du quolibet ne saurait occulter la
dérision inhérente au rire de Renart. De fait, comme le
suggère Jean R. Scheidegger : « Le rire renardien a une longueur
d'avance sur celui des joculatores. (...) Ce rire-là n'est pas
l'opposé du gaudium spirituale, il en est la dérision.
Le rire animal est un déplacement minime, un clinamen, mais qui
va au-delà du principe de transgression, fût-elle celle des
édits théologiques »263.
Le rire méchant tient de la dérision, qui est la
marque de Renart, « qui tant par sot d'engien et d'art / Et qui tant
sot toz jors de guille » (VIIa, v. 24-25). Les sarcasmes de Renart
quand Brun abandonne « la pial des piés et de la teste
» (Ia, v. 676), résultent en effet d'un gab cruel : «
De quel ordene volés vous estre / Qui rouge caperon avés
? » (Ia, v. 704-705). Mais à l'inverse d'un rire diabolique,
ces paroles révèlent l'aptitude du personnage comme du
Roman à transmuer en jeu les situations les plus graves.
Ainsi de la plaidoirie de Tibert dans « Renart
médecin », quand le chat condamne la partialité du discours
d'Isengrin, qui exhortait la cour à se venger du goupil. Tibert est
décrit, au moment de prendre la parole, par des traits tant zoomorphes
(« et se herice / Trestous li poilz de sa pelisse », XV, v.
133-134) qu'anthropomorphes (« Et sa langue aguise et desneue / por
bien parler », XV, v. 132-133). Cette dernière notation
l'assimile par ailleurs au parler renardien. Le chat plaide pour le goupil, le
donnant comme un modèle de chevalier courtois : « N'avés
gairez en vostre terre / Baron mielz sace mener la guerre / Encontre toz ses
anemis / Ne qui plus s'en soit
263 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le texte de la
dérision, op. cit., . 410
entremis » (XV, v. 172-174). Le rire de Noble se
gausse de ces sophismes élogieux264 - « Et li rois
conmença a rire » (XV, v. 212), car si dans un premier temps,
l'effet d'attente trompée (par'hyponoian) donne l'avantage au
défenseur de Renart265, les paroles ultérieures du Roi
révèlent son discernement : « Et de Renart qui tant me
boise / M'en consilliez qu'en porai faire / Et a quel chief en porai
traire » (XV, v. 224-226). Le rire du Roi, évoqué
furtivement entre deux paroles rapportées au discours direct, prend sa
signification et sa visée à la lumière de sa
réaction au « hui » (XV, v. 220) qui accable
Isengrin. Deux rires sarcastiques se font ainsi écho, suite au discours
de Tibert : le rire du Roi, pleinement conscient de la tromperie, et qui
invalide par ce biais les paroles fallacieuses ; le rire moqueur, sonore et
blessant (« Saciés molt l'en puet anuier [Ysengrin]
», XV, v. 218) de ceux qui prennent ad litteram les mensonges
d'une parole usant à tous crins des ressources de la
rhétorique.
Au rire sarcastique se joint un rire ambigu, à la fois
ludique, enfantin et cruel présent dans la branche du « Duel
judiciaire » ; Isengrin se présente au Roi « si
atornés / Qu'il a tous les grenons brullés / Et si a la keue
perdue » (II, v. 172-174). Et Noble de redoubler par la raillerie
l'humiliation physique du loup (II, v. 52-56) :
« Ysengrins, fait il, bien t'a mort
Cils qui ensi t'a atorné :
Molt t'a malement coroné,
Ne t'a remés poil en la teste ; 55
Miex sanbles diaublez que beste ! »
Ce rire, pour n'être pas fondamentalement diabolique, n'en
transgresse pas moins la vertu théologale de la charité,
rejoignant la définition de Bergson dans son
264 Le sophisme, argumentation fallacieuse visant à
duper les auditeurs d'un discours, est un procédé auquel Renart
recourt lui-même fort souvent. En vue d'atténuer les passions dans
la lutte pérenne qui oppose Isengrin à Renart, Tibert ouvre son
discours sur un argumentum ad temperentiam, appelant à
conserver « sens et mesure » (XV, v. 140). L'argumentation
se poursuit avec un argumentum ad personam, qui consiste à se
montrer « vexant, méchant, blessant, grossier » (Arthur
SCHOPENHAUER, L'art d'avoir toujours raison, trad. Dominique MIERMONT,
Paris, Mille et une nuit, 1998, p. 60) pour remettre en cause la
validité des paroles tenues par son adversaire : « N'a pas
esté a bone escole / Ysengrins por jugement faire » (XV,
142-143). La dimension vexatoire de cet argument est sensible dans les vers
suivants : « Por çou li venist mielz a taire / Qu'a faire
esgart ne jugement » (XV, v. 144-145). D'autres arguments
achèvent de donner une coloration fallacieuse au discours :
- l'argumentum ad misericordiam, qui appelle à la
pitié : « De picheour misericorde ! », XV, v. 199
- l'argumentum ad consequentiam, qui appelle à
la terreur en menaçant de conséquences terribles le juge qui
camperait sur ses positions : « Rois regardez a la raison / Car qui
raison ne fait et tient / Sa vitaille vait tost et vient » (XV, v.
193-195).
- le « sophisme de la double faute », qui revient
à minimiser les accusations en affirmant que d'autres ont fait bien pire
: « D'onme ocirre prent on acorde » (XV, v. 200).
265 « Et les barons dient ensamble : / « Bien a dit
Tyebers, ce nous samble » (XV, v. 213-214).
essai fondateur, lorsqu'il évoque «
l'anesthésie momentanée du coeur »266.
L'ambiguïté du rire animal et de ses significations humaines est
pleinement à l'oeuvre dans Le Roman de Renart, car « c'est
bien moins le fou rire qui sert à distinguer l'homme que le rire jaune,
le rire sardonique, le rire ironisant » 267.
B. LE RIRE DU LECTEUR-AUDITEUR, « LECTOR IN
FABULA »
Saint-Paul, dans la parénèse de son
Epître aux Ephésiens, exhorte les Grecs à la
vertu, dans le respect des principes moraux qui président à la
foi catholique. Paul dénonce ainsi les grivoiseries qui mènent au
rire comme autant de déviances profanes qui dérogent à la
probité : « De même pour les grossièretés,
les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère.
(...) Car sachez-le bien, ni le fornicateur, ni le
débauché, ni le cupide (...) n'ont droit à
l'héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu »
(Eph. 5, 4).
L'écart entre l'homme édénique, d'essence
divine, et l'homme déchu suscite le rire, qui place l'homme face
à sa propre vanité. En une spirale négative,
« les ris et plaisanteries, sans paraître des
péchés en eux-mêmes, conduisent au péché
»268, et les « bouffons ridicules » de
s'attirer « sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le
supplice d'un feu éternel »269. La diabolisation du
rire au haut Moyen-âge, tempérée par la pratique collective
du rire dans les siècles suivants (fête de l'âne,
fête des fous), s'inscrit dans la visée édifiante des
livres saints270.
En ce sens, les « contes à rire » semblent
porter, dans leur forme et leur matière, un principe de transgression.
Les jeux de mots (la métaphore sexuelle dans « Le Sentier battu
»), le « comique lié au sexe-totem »271, la
« mécanique du chaos »272
266 Henri BERGSON, Le Rire, essai sur la signification du
comique, Paris, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine,
273ème éd., 1969, p. 3-4 : « Signalons
maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque,
l'insensibilité qui accompagne d'ordinaire le rire. (...) Le rire n'a
pas de plus grand ennemi que l'émotion. Je ne veux pas dire que nous ne
puissions rire d'une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple,
ou même de l'affection : seulement alors, pour quelques instants, il
faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié. (...) Le
comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une
anesthésie momentanée du coeur. Il s'adresse à
l'intelligence pure »
267 Stephen G. NICHOLS, « Aux frontières du rire
médiéval », in L'Hostellerie de pensée, Etudes
sur l'art littéraire au Moyen-âge offertes à Daniel Poirion
par ses anciens élèves, textes réunis par Michel ZINK
et Danielle BOHLER, publiés par Eric Hicks et Manuela Python, Paris,
PUPS, 1995, p. 317
268 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur l'Epître aux
Philippiens, OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin,
tome XI, Paris, 1865, p. 88.
269 Jean CHRYSOSTOME, Commentaire sur saint Matthieu,
OEuvres Complètes, éd. M. Jeannin, tome VII, Paris,
1865, p. 51-52.
270 A l'appui de ces considérations, la théorie
exégétique selon laquelle Jésus n'a jamais ri (cf.
Benoît d'Aniane, Concordia Regularum, Ferreolus, Ludolphe de
Saxe, Pierre le Chantre...). A ce sujet, cf. Georges Minois, op. cit., p.
103
271 Jean-Claude AUBAILLY, « Le fabliau et les sources
inconscientes du rire médiéval », Cahiers de
civilisation médiévale, n°118, avril-juin 1987, p.
110.
272 Ibid. p. 115
le spectacle de sots « enfantosmez »
s'intègrent à « fantaisie de triomphe », expression par
laquelle Charles Mauron définit le rire273.
L'écriture égrillarde joue en effet d'un certain
nombre de stéréotypes comiques, redoublés par la
performance du jongleur, et qui préparent la réception du
récit. Ainsi du « Provoire qui menga les meures
»274, châtié de sa gourmandise par sa propre
faute. Pour atteindre en hauteur les mûres les plus juteuses, le
curé se met en équilibre sur sa mule, et pense à voix
haute qu'il ne faudrait pas qu'un plaisantin crie « Hue ! ».
A ce cri, le curé choit de sa monture et peine à se relever,
gêné par les plis de sa soutane. Le rire procède de la
conjonction de trois éléments : la gourmandise du curé,
contradiction plaisante, l'attente trompée - la chute n'étant pas
causée par d'autre personnage que le curé lui-même - et la
dégringolade attendue d'un représentant de l'ordre
ecclésiastique. Figurer un prêtre en une posture ridicule est un
ressort comique également présent dans « Renart le Noir
», quand « li prestres l'etole saisist (...) Renart
enlace par le col, si le met hors de la maison » (XIV, v. 1806 et
1808-1809). L'image du prêtre jouant au lasso avec un symbole catholique
ne peut alors manquer de faire sourire.
Le rapport du rire à l'écriture de la
transgression apparaît dans les nuances de la formule de Joseph
Bédier : « Les fabliaux ne sont points des dits moraux ; mais ce
n'est pas dire qu'ils doivent nécessairement être immoraux
»275. La transgression n'est donc pas tant présente dans
le fond ni la forme que dans la réception des oeuvres, dans le rire
qu'elles engendrent, qui les infléchit en des oeuvres par essence
immorales.
De fait, si l'on se réfère aux théories
d'Umberto Eco, « générer un texte signifie mettre en oeuvre
une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de
l'autre - comme dans toute stratégie »276. La
réception est ainsi déterminée par le travail de
l'écriture ; « le texte prévoit le lecteur
»277. C'est pourquoi les fabliaux sont porteurs d'une
transgression de fait, sensible dans le comique mis en oeuvre par
l'écriture, comme le suggère le prologue du fabliau « Des
.III. Avugles de Compiengne » : « Fablel
273 A ce propos, nous reprendrons l'analyse de Jean-Claude
AUBAILLY concernant le rire lié à la scatologie, art. cit. p. 109
: « il faut voir là le désir d'exorciser la hantise de la
souillure, de l'Impur : on sait l'importance des excréments dans les
rites de purification des tribus primitives. Un corps qui ne fabrique que des
déjections est l'inverse du sacré ; il est une image de l'Impur.
Or l'Impur est source de maladie et de mort ; la pourriture l'excrément
et le cadavre nous rappellent notre propre finitude, notre destin fatal :
d'où la réaction de dégoût que l'on ressent devant
eux et qui, en fait, matérialise l'angoisse ». Le rire, par nature
transgressif, n'aurait donc pas pour objet de se vautrer dans la
matérialité, mais de conjurer l'impureté du corps
humain.
274 « Du provoire qui menga les meures » Recueil
général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe
siècles, version de Montaiglon, 1872, tome IV, XVII, p. 53-55
275 Joseph BEDIER, Les Fabliaux, 1893, p. 34
276 Umberto ECO, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de
Poche, Biblio Essais, 1985, p. 65
277 Ibid., p. 64. Nous soulignons.
sont bon a escouter / maint duel, maint mal font
mesconter » (v. 7-8). La dimension curative de la fable,
l'eutrapélie, passe par le rire, selon un topos
déjà ancien ; par un rire ambigu, comme en témoigne
l'explicit du fabliau. Le « borgeois » est aspergé d'
« eve benoite » car tenu « por fol » (v.
320-321), en une scène de méprise dont la vis comica
tient également de la disproportion des forces en présence : le
« borgeois » est seul face à la foule des
fidèles qui l'empoignent (« le vont tantost mout fort
prenant », v. 314). Par contraste, l'état final du bourgeois,
« courouciez » et « mout honteus » (v.
328), suscitant « l'anesthésie momentanée du coeur »,
appelle le rire.
Il convient néanmoins de mesurer le potentiel
transgressif du rire dans les fabliaux à la lumière des multiples
intertextes bibliques.
C. LA BIBLE, HYPOTEXTE PARADOXAL DES « CONTES A
RIRE »
L'analyse de la transgression du sacré dans les
fabliaux ne va pas sans évoquer le rapport ambigu des « contes
à rire » à l'intertexte biblique. Si les récits
sacrés constituent un vade-mecum théologique et moral par
l'exemple, la matière de ces récits offre une source
d'inspiration féconde pour le rire grivois. De manière
paradoxale, les fabliaux tournent en dérision les principes
sacrés de la Bible par le truchement de récits
partageant de nombreux points communs avec la Bible.
Aussi la ruse des filles de Loth pour s'assurer une
progéniture n'a-t-elle guère à envier aux intrigues de
fabliaux : « Notre père est âgé et il n'y a pas
d'homme dans le pays pour s'unir à nous à la manière de
tout le monde. Viens, faisons boire du vin à notre père et
couchons avec lui ; ainsi, de notre père, nous susciterons une
descendance »278. Le fabliau « Du Prestre et de la
dame »279 présente une trame commune, la femme se
livrant aux plaisirs avec le provoire après avoir enivré
son mari : « La Dame et li prestres s'angoissent / De verser vin a
grant foison / Tant qu'ai seignor de la maison / Ont tant donné de vin a
boivre / (...) Que il fu maintenant toz yvres » (v. 99-103). L'esprit
transgressif de ces récits semble ainsi partagé, dans des
perspectives néanmoins contraires : la Bible envisage les filles de Loth
comme les figures repoussoirs d'une certaine conception de la vertu ; les
fabliaux livrent au rire de l'assemblée le récit d'aventures
scabreuses.
Si le fabliau détaille bien davantage la grivoiserie
des amours adultères (« Entre les cuisses si li entre
(...) Là a mis son fuiron privé », v. 133 et 135),
la
278 Genèse, 19, 31-32
279 Recueil général et complet des
Fabliaux, éd. Montaiglon, p. 235-241
transgression est paradoxalement moins achevée dans le
fabliau que dans l'épisode de Loth. A l'inceste se substitue
l'adultère, mais le vin apparaît comme le truchement de la
transgression - des sacrements du mariage dans le fabliau, du tabou incestueux
dans l'épisode biblique. De même, la ruse, élément
matriciel de tout fabliau, se donne à lire dans l'épisode de
Suzanne et du jugement de Daniel (Daniel, 13). La passion qui
dévore les deux vieillards à la vue de Suzanne, épouse de
Ioakim, implique le pouvoir de la ruse : « Honteux d'avouer le
désir qui les pressait de coucher avec elle, ils n'en rusaient pas moins
pour la voir » (13, 11-12). La passion commune des deux barbons
libidineux use de ressorts semblables à ceux des « contes
à rire » : « Un jour, s'étant quittés
sur ces mots : « Rentrons chez nous, c'est l'heure du déjeuner
», et chacun s'en étant allé de son côté,
chacun revint aussitôt sur ses pas et ils se retrouvèrent face
à face » (13, 13- 14). Aléa comique par excellence. Le
chantage des deux vieillards transis d'amour face au corps dénudé
de Suzanne apparaît comme l'hypotexte de nombreux fabliaux : «
Si tu refuses, nous nous porterons témoins en disant qu'un jeune
homme était avec toi et que tu avais éloigné tes servantes
pour cette raison » (13, 21)280. Le Meunier
d'Arleux, entre autres exemples, se fonde sur une intrigue analogue. Un
jeune homme demande au meunier d'arranger une entrevue avec une belle jeune
fille, Marie. A Marie se substitue la meunière. Les deux satyres sont
ainsi frustrés de leur désir, à l'instar des deux
vieillards épris de Suzanne, confondus par le prophète. De
même, l'adultère, configuration de base des contes à
triangle, apparaît à plusieurs reprises dans la Bible, notamment
à travers le personnage du Roi David, épris de
Bethsabée281 : « Elle vint chez lui et il coucha
avec elle, alors qu'elle venait de se purifier de ses règles
».
Per Nykrog, dans son ouvrage consacré aux fabliaux
282 , rappelle l'importance numérique du conte à
triangle (« il est utilisé dans 63 sur nos 160 fabliaux »).
Cette proportion suffit à rendre l'une des caractéristiques des
fabliaux, qui trouve sa source dans les coucheries bibliques. Si les actions
grivoises « déplaisent à Yahvé »,
l'importance de ces récits alimente paradoxalement la production des
fabliaux. En ce sens, la transgression s'accomplit dans l'écriture
biblique, qui dans une visée édifiante, devient
matière, répertoire involontaire des « contes
à rire ».
280 Cf. également le motif de la « Femme de
Putiphar » (Genèse, 39, 7) : la femme du commandant des
gardes de Pharaon tente de séduire Joseph. Repoussée, elle
retourne la situation en prétendant que Joseph lui-même a
tenté de la séduire. Motif présent dans les Lais de
Graelent, de Guingamor, de Lanval et de la Châtelaine de Vergi.
281 2. Samuel, 11, 4
282 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit., p. 60sq
2. L'ECRITURE « PALIMPSESTUEUSE
»283
Les médiévistes s'accordent à
reconnaître le primat de la dérision dans Le Roman
de Renart et les fabliaux. Le concept de parodie, par les enjeux
théologiques qu'il porte, semble au contraire problématique.
Du grec « parôdia », imitation bouffonne d'un chant
poétique, la parodie désigne un ouvrage qui ridiculise les
modèles sérieux dont il s'inspire. Forme métatextuelle,
elle se charge d'une dimension polémique, qui ne saurait tout
à fait convenir à l'esprit médiéval. Au
Moyen-âge, la visée polémique le cède à
l'ambiguïté de la transgression du modèle et de
la reconnaissance de son autorité. Comme le rappelle Linda Hutcheon,
« the ideological status of parody is a subtle one: the textual and
pragmatic nature of parody imply, at one and the same time, authority and
transgression »284. Ce propos, adapté aux oeuvres
d'art du XXe siècle, rend compte des difficultés
d'emploi du terme. C'est pourquoi, à la parodie, il convient de
préférer l'expression de « tentation parodique », comme
le suggère Elisabeth Gaucher : « Si le concept de parodie,
défini comme « irrévérence »
et dédoublement subversif, peut sembler étranger à la
littérature française du Moyen Âge, trop respectueuse
des autorités, on ne peut nier, dans la pratique d'une
intertextualité alors constante, la présence, chez certains
auteurs, d'un esprit parodique. Celui-ci ne s'exprime pas tant dans la
dénonciation des modèles que dans une habile «
contrefaçon » où s'expérimente, sur le mode ludique,
tout le talent de l'imitateur. »285 La spécificité du
texte parodique tient, au Moyen-âge, à une révérence
bien plus marquée qu'aux siècles suivants pour l'intertexte
sérieux. La « contrefaçon » n'était
pas une bouffonnerie visant à discréditer par le rire le
modèle théologique, épique ou courtois, mais à
écrire, par goût du jeu, en surimpression des textes
initiaux. Comme l'a montré Paul Zumthor dans son Essai de
poétique médiévale, les grands genres - chant
courtois, romans épiques, jeux - sont le paradigme de tout
écrit286. La parodie n'est en ce sens qu'un mode parmi
d'autres d'inscription dans la « mouvance » 287 .
Intrinsèquement liée aux récits renardiens, la parodie se
double
283 Selon le mot de Philippe LEJEUNE cité par
Gérard GENETTE.
284 Linda HUTCHEON, A theory of parody, the teaching of
twentieth-century art forms, New-York, Muthuen, 1985, rééd.
2000, First Illinois Paperback, p. 69
285 Élisabeth GAUCHER, « Avant-propos »,
Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15,
2008, « La Tentation du parodique dans la littérature
médiévale », p. 1
286 Paul ZUMTHOR, Essai de Poétique
Médiévale, Paris, Seuil, coll. Points, 1976,
rééd. 2000
287 - Le concept-clé de « mouvance »,
dû à Paul ZUMTHOR, rend compte des oeuvres produites par
rapport à un ensemble d'oeuvre dans le sillage desquelles elles
s'inscrivent : « ramener le produit fini à sa production
infinie, tel est le projet » de Paul ZUMTHOR, pour reprendre
l'expression de Rosanna Brusegan
d'autoparodie, comme le suggère également Paul
Zumthor : « Renart n'est pas seulement le Décepteur en ce qu'il
exerce dans la narration cette fonction ; le récit entier est
déception, parodie de son propre discours »288. La
« tentation parodique » qui définit dans leur genre, leur
forme et leur ton les textes du corpus, mêle la révérence
à l'irrévérence, la transgression au respect. La
portée sacrilège du parodique doit cependant être
minorée au profit d'une conception ludique de l'écriture.
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