A. LE GENRE DE LA FABLE
La fable, du latin « fabula » (propos,
récit), se définit comme un court récit didactique
d'origine populaire, visant à illustrer et corroborer une sagesse
profonde ou une vérité générale, animées en
un récit exemplaire. Les attitudes, les moeurs et les habitudes humaines
sont généralement transposés dans un univers animalier,
formant un miroir de l'humaine condition. Parfois proche du conte de
fées et de la parabole, la fable a traversé les siècles,
de l'Antiquité classique (Esope et Phèdre) au Moyen-âge -
l'Isopet de Marie de France, l'Esope Julien Macho, parmi les
recueils dont l'auteur nous est connu. L'âge d'or de la fable se situe au
siècle classique, La Fontaine incarnant à lui seul un genre qui
perdure jusqu'à nos jours238.
La translatio studii des fables ésopiques au
Moyen-âge a pu conduire à une subversion de la portée
morale des fables, et ce malgré l'avis de Léopold Sudre : «
Quelle est maintenant la valeur littéraire des fables du Moyen-âge
? Avouons-le tout de suite, elle est peu considérable (...) [les auteurs
d'isopets] paraphrasent platement leur original ou rivalisent de
sécheresse avec lui »239. A ce jugement
sévère, remis en question dans le travail de
réhabilitation mené par Jeanne-Marie Boivin240, il
convient d'adopter une perspective non plus intertextuelle, mais purement
textuelle. L'analyse de détail des fables médiévales
révèle un rapport fluctuant à la morale, la morale pouvant
se muer en des traits de cynisme et d'immoralité. Les écrits
canoniques, au premier rang desquels l'Ecclésiaste, exhortent
à la vertu en énonçant des sentences. Les paraboles
prophétiques sont également investies d'un sens spirituel. Les
fables se situent parfois en rupture avec les enseignements moraux
délivrés dans la Bible.
237 Marc FUMAROLI, « Les Fables de La Fontaine, ou
le sourire du sens commun », in La Diplomatie de l'Esprit, Paris,
Gallimard, Tel, 1998, p. 512.
238 Cf. Franz KAFKA, « Les Portes de la Loi »
(1912), « Le Terrier » (1923), Italo Calvino, La Grande Bonace
des Antilles (1997), Michel Tournier, Le Médianoche
amoureux (1989), Jorge Luis Borges, L'Aleph (1949)
qualifié par Roger Caillois de « conte métaphysique
»... La fable est alors incorporée, à l'instar du conte et
de la nouvelle, au genre plus imprécis de l'apologue.
239 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du
Renard », Histoire de la langue et de la littérature
française des origines à 1900, éd. L. Petit de
Julleville, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8
240 Jeanne-Marie BOIVIN, Naissance de la fable en
français. L'Isopet de Lyon et l'Isopet I-Avionnet, Paris,
Champion (« Essais sur le Moyen Âge » 33), 2006
B. INTEGRATION ET DEPLACEMENT DE LA MORALE DANS LES
ISOPETS
L'écho des préceptes bibliques dans les isopets
fait apparaître un rapport de duplicité. L'étude
comparée de la lettre et de l'esprit met au jour un entrelacs subtil de
révérence et d'irrévérence. L'isopet « Du biau
Chesne qui ne se vouloit flechir contre le vent »241 comporte
ainsi une moralité ambiguë : « Fos est cils qui contre
plus fort / Vuet contrairier ; ains le deport / Et par souffrir et escouter /
Faice semblant de li doubter »
(v. 47-50). Les trois premiers vers s'inscrivent dans la
droite ligne de l'enseignement christique : « Rendez à
César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui
appartient à Dieu » (Matthieu, 22, 21). Respect de
l'autorité transcendante et humilité face aux puissants sont
indissociables, qui forment une sentence essentielle de la sagesse christique.
Le dernier vers, a contrario, élève la duplicité
au rang de moralité. Apanage du diable dans la tradition
chrétienne, l'hypocrisie et la fausseté font l'objet de longs
développements bibliques : « Mais l'homme pervers, l'homme
inique / Marche la fausseté dans la bouche / Il cligne des yeux, parle
du pied / Fait des signes avec les doigts » (Proverbes, 6,
12-13). La notion de duplicité est déclinée dans les
« sept choses » que « l'Eternel a en horreur
»242 : l'epimythium de la fable met ainsi en
résonnance la lettre même des préceptes sacrés et
leur revers immoral. Le subtil glissement qui mène à
l'apologie243 de la duplicité transgresse l'impératif
d'un accord entre la parole, le coeur et la pensée. De même, la
moralité de « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler »,
qui cite une parole prophétique d'origine obscure :
Le prophètes ainsi nous somme : « Gardes ne te
fies en homme,
Neis en ton frere ne te fie :
Freres ne te rachete mie ; 50
Ne baudroit l'estimation
D'argent pour ta redemption244
241 « Du biau Chesne qui ne se vouloit flechir contre le
vent », Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du
Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER,
p. 263sq
242 Proverbes, 6, 16-19 : « Il y a six
choses que hait l'Eternel / Et même sept qu'il a en horreur / Les yeux
hautains, la langue menteuse / Les mains qui répandent le sang innocent
/ Le coeur qui médite des projets iniques / Les pieds qui se
hâtent de courir au mal / Le faux témoin qui dit des mensonges /
Et celui qui excite des querelles entre frères ».
243 Le terme d'apologie, qui peut sembler outrancier,
s'appuie sur une analyse raisonnée du texte : la fable, formée du
récit et de sa moralité, fait du récit l'illustration par
l'exemple de la moralité. L'epimythium, en ses premiers vers,
propose une morale conforme au Texte. Le dernier vers quant à lui
infléchit cette morale, conférant au récit un sens bien
différent (au message d'humilité se substitue celui de
duplicité).
244 « Deus Compaignons que l'Ourse fist dessambler »,
», Isopet-Avionnet, in Fables Françaises du
Moyen-âge, éd. Jeanne-Marie BOIVIN et Laurence HARF-LANCNER,
p. 256-259
L'origine non établie de l'exhortation
prophétique discrédite quelque peu la portée de ces
paroles. Plus encore est sensible dans cet epimythium la confusion
signifiante entre prudence et défiance. Si la prudence est une vertu -
« Moi, la Sagesse, j'habite avec le savoir-faire / Je possède
la science de la réflexion » (Proverbes, 8, 12), la
défiance rentre en contradiction avec nombre de principes sacrés,
ne serait-ce que les trois vertus théologales - Foi, Espérance,
Charité. Foi et Espérance impliquent une confiance absolue
(« credo quia absurdum »245) dans le Seigneur, la
Charité se donnant comme une vertu altruiste, antithèse par
essence de la défiance. Le rapport aux Ecritures consiste en ce cas dans
l'intégration et le déplacement de la parole biblique. Un
degré supplémentaire de la transgression est atteint dans les
fables de Marie de France, comme le suggère Sahar Amer : « on peut
certainement dire que jusqu'à Marie de France, et après elle
jusqu'à La Fontaine, la fable française est restée
enfermée dans des cadres religieux, dans un didactisme rigide, et se
trouve indissociablement liée à la morale »246.
La moralité de la femme qui fit pendre son mari mort (« D'un hume
cunte li escriz... ») reflète à ce titre une conception de
la morale relativement hétérodoxe :
Par iceste signefiance
Poum entendre quel creance
Deivent aveir li mors es vis
Tant est li munz fols e jolis 40
Le mari défunt est considéré sous l'angle
des services que rend son corps au « chevaliers » oublieux
de l'interdit. Le respect rituel dû au mort247 vole en
éclats dans une moralité qui consacre, en lieu et place d'une
sentence gnomique, l'immoralité pragmatique de la ruse. De même,
l'epimythium de la fable « Dun vilein cunte ki guaita », qui
dans son ultime vers manifeste la sympathie du conteur pour ses
personnages248 : la femme infidèle, prise sur le fait,
recourt à la métis pour échapper aux reproches de
son mari et renverser à son avantage une fâcheuse
extrémité : « Par cest essample nus devise / Que mult
valt mielz sens e quointise / E plus aïde a mainte gent / Que sis aveirs
ne si parent » (v. 33-36). A la notion fondamentale de sagesse,
Marie
245 Citation apocryphe attribuée à Tertullien,
De carne Christi, ch. 5 : « Et mortuus est Dei Filius :
CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST ; et sepultus resurrexit ; certum est
quia impossibile est. »
246 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et
la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
coll. « Faux Titre », 1999, p. 37
247 Cf. Philippe ARIES, Essai sur l'histoire de la mort en
Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, coll. «
Point », 1977
248 Cf. l'expression « style de la sympathie »
employée par Jean RYCHNER, « Renart et ses conteurs, ou le style de
la sympathie », Travaux de linguistique et de littérature, IX/ 1,
Strasbourg, 1971
substitue celle de ruse, dont le primat surpasse l'amour des
parents, leitmotiv biblique par excellence : « L'amour ne
fait point de mal aux prochains. L'amour est donc l'accomplissement de la
Loi » (Epître aux Romains, 13, 10).
La fable, truchement didactique par son genre même, est
l'objet au Moyen-âge d'un déplacement de la morale vers la
transgression des principes sacrés. Une morale censément conforme
peut également porter les signes d'un hiatus entre respect des principes
sacrés et parénèse paradoxale. Genre et forme
littéraire étant le plus souvent inséparables, il convient
d'étudier les transgressions inhérentes à la forme des
oeuvres du corpus.
B. FORME ET TRANSGRESSION
La réécriture prend, dans le Roman de
Renart, un tour singulier : les branches se répondent les unes aux
autres, et la réussite des branches antérieures ne peut manquer
d'exciter l'émulation des conteurs249. Cela étant,
l'enjeu de cette réécriture en rapport avec la transgression du
sacré est d'un autre ordre : la réécriture implique une
circularité de l'écriture dans un monde hors du temps, les
aventures figurant des héros sans âge, entre la reverdie et le
retour à Maupertuis. L'écriture circulaire semble ainsi
transgresser la définition même de l'existence et de son
corollaire, la mort.
1. ENJEUX D'UNE ECRITURE CIRCULAIRE
Fables et ramifications du Roman de Renart sont
marquées par la réécriture assidue des conteurs et
fabulistes. La plupart des études consacrées aux fables met ainsi
en regard les avant-textes antiques et leurs métamorphoses
médiévales. A l'instar des fables, le Roman de Renart
est formé d'un creuset d'épisodes fondateurs - le viol d'Hersent,
les mutilations d'Isengrin, la guérison de Noble - continuellement
réécrits. Par surcroît, le monde renardien est circulaire
et invariant dans ses structures narratives. L'ouverture du récit, sur
le modèle romanesque, se situe au temps de la
reverdie250, la
249 Il est aisé de retrouver des systèmes
d'écho entre les branches : la branche XV, « Renart médecin
», s'inscrit dans le schéma judiciaire de la branche Ia, « Le
Jugement de Renart », la branche XIV, « Renart le Noir », «
se compose d'une série d'imitations peu réussies » des
branches antérieures (Ernest Martin, Observations sur le Roman de
Renart, Strasbourg, Paris, Trübner, 1887, p. 75). Ces
récritures peuvent également impliquer un jeu d'autoparodie,
comme nous l'avons vu.
250 Jean DUFOURNET, dans « Littérature oralisante
et subversion : la branche 18 du « Roman de Renart » ou le partage
des proies », Cahiers de civilisation médiévale,
n°88, octobre-décembre, 1979, p. 326, évoque ainsi le motif
du retour de la belle saison, attesté dans les branches 3, 11,
12, 14 et 17 de l'édition Martin, qu'il envisage comme une succession de
huit éléments : « 1. Introduction du thème par Ce
fu ; 2. Retour de la belle saison, de mai ; 3. Arbres, fleurs et oiseaux ;
4. Renart est à Maupertuis, bien triste ; 5.
clôture est toujours relative, qui voit le goupil
revenir parmi les siens (« Renars s'en vint a Malpertuis / Ou a grant
joie le reçurent / Si fill (...) », XVI, v. 3400-3402),
disposé à de nouvelles aventures : « Ici Pierres
remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier
» (XVII, v. 1512-1514).
En ce sens, le cadre temporel du récit constitue un
enjeu théologique majeur : la fabula, en son sens premier,
abolit la temporalité par le jeu d'une écriture circulaire. Dans
la structure même du récit se place la transgression de
l'ambivalence sacrée de l'existence et de la mort,
rappelée par l'Ecclésiaste (3, 19-20) : « Car
le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort identique : comme
meurt l'un, ainsi meurt l'autre, et c'est un même souffle qu'ils ont tous
les deux ». La temporalité renardienne, qui dote ses
héros « d'une éternelle jeunesse
»251 semble échapper à la
malédiction divine, conservant par l'artifice de l'écriture une
vie éternelle à laquelle l'épisode de la Chute met
pourtant fin : « Tu es glaise et tu retourneras à la
glaise » (Gn, 3, 19).
L'unité thématique du récit est
ménagée par l'absence de changements physiques ou psychologiques
du héros, fixé à jamais en un certain âge. Dans
l'explicit de la branche XVIII (MS M), le contraste des adverbes de temps
(touz jorz, ja) montre ainsi la trajectoire d'un héros qui
échappe à la sénescence pour s'établir,
hiératique et éternel, dans le registre de l'être
: « Mes ja renart ne finera / Tant con cest siecle durera / Car touz
jorz sera renart / Et par son engin engignart » (XVIII
(fin), M, v. 1686-1689)252.
La mort, présente dans le récit sous la forme
d'une menace lancinante, n'a pas de prise sur des personnages assurés
d'une reviviscence censément éternelle. Brun, qui dans la branche
du vilain Liétard, « orendroit gist / Mors et covers
dedens la roie » (XII, v. 965-966), réapparaît dans le
branche XVIII, où « il chanta le verset » et
« la siste leçon comença » (XVIII, v. 606 et
615), qui plus est pour les funérailles de Renart, pourtant à
l'origine de sa propre mort. Liétard avoue en effet avoir tué
Brun sur les conseils du
Il n'a rien à manger ; 6. Sa famille, affamée,
pleure ; 7. Sa femme est enceinte, ou accouchée depuis peu ; 8. Renart
quitte Maupertuis pour aller chercher de la nourriture ».
251 Elisabeth CHARBONNIER, « Senex lupus ou vieillesse et
sagesse dans la tradition renardienne», Aix-en-Provence, CUERMA,
Senefiance, XIX, 1988, p. 23
252 Cet usage du temps est également sensible dans
l'oeuvre de Chrétien de Troyes, comme l'analyse Emmanuèle
BAUMGARTNER, « Temps linéaire, temps circulaire et écriture
romanesque » in Le Temps et la durée dans la littérature
au Moyen Âge et à la Renaissance, Yves BELLENGER (dir.),
Paris, Nizet, 1986, p. 11 : « Tout se passe alors comme si les
récits de Chrétien suspendaient le temps arthurien (...) en un
point du temps qui reste d'ailleurs non précisé, puis dilataient
aux dimensions de l'oeuvre (...) un moment ainsi privilégié du
règne/du temps mais dont la durée comme les limites restent
incertaines. Un temps toujours présent, « présentifié
», qui n'a ni début ni fin, ni passé ni futur ». La
perspective est toute différente dans le Roman de Renart, la
temporalité ayant partie liée avec le « barat
» du goupil, comme le suggère Gabriela TANASE, « Ruser avec le
temps dans Le Roman de Renart », Tempus in Fabula, Topoï
de la temporalité narrative dans la fiction d'Ancien Régime,
Daniel MAHER, (dir.), Québec, Presses de l'Université de Laval,
« Les Collections de la République des Lettres », 2006, pp.
187-198.
goupil : « J'ovrai par le conseil Renart »
(XII, v. 962). D'une manière plus systématique encore, Renart
revient en pleine santé, malgré les mutilations subies : «
Forment lui duelt et cuist sa plaie / Or ne set mais que faire puisse : / A
poi qu'il n'a perdu sa cuisse ! » (VIIa, v. 828-830). Sans doute
est-ce dans cette dernière expression, « a poi que »,
que réside l'artifice d'une écriture qui pousse jusqu'à
l'extrême la menace de mort ou de mutilation, mais qui suggère
comme réversible toute situation périlleuse.
Le rapport de la fable à la mort est ainsi
altéré par une vision réduite de la temporalité :
la mort ne pouvant se manifester qu'au terme d'un parcours, son
évocation dans des dimensions temporelles réduites
pérennise l'illusion de l'immortalité. De fait, le temps de
l'histoire oscille entre quelques heures et quelques jours. La série,
sous forme de branches, loin d'édifier une unité temporelle,
suspend au contraire la notion de temporalité, en substituant à
un temps horizontal une temporalité verticale253, qui
évacue de fait la notion de vieillissement, phénomène
d'ellipse examiné par Gilles Deleuze dans Différence et
Répétition : « une succession d'instants ne
fait pas le temps, elle le défait aussi bien »
254. Lorsqu'une branche fait référence à une autre,
il s'agit moins de s'inscrire dans une totalité temporelle, dans une
chronologie, que dans une unité thématique et formelle.
La série confère ainsi l'illusion de
l'immortalité, en ignorant par l'écriture les lois de la finitude
organique. En cela, elle n'est et ne demeure qu'une illusion car «
les tragédies microscopiques ne ravinent ni ne
bouleversent le destin de l'être en sa profondeur et en sa
pérennité »255. Le jeu est en effet
limité dans le temps, l'espace de son accomplissement, qui correspond
à celui de la fiction, étant incommensurable à l'existence
réelle. En ce sens, jouer avec la mort en niant sa présence
ressortit à l'illusion d'une représentation tronquée et
oblique du monde.
2. ECRITURE ET NEGATION DE LA MORT
La circularité de l'écriture renardienne semble
ainsi abolir la réalité de la mort, les personnages pouvant
ressusciter (Brun, XVIII), la mort étant seulement l'occasion d'une
parodie du planctus épique (Coupée, Ia) ou d'un rebond
des aventures
253 La temporalité horizontale repose sur le principe
du devenir de l'être, qui naturellement comporte la mort comme
principe eschatologique. A l'inverse, le temps vertical est un temps sans cesse
renouvelé, qui fige en un moment précis (extensible aux
limites de la narration) l'existence d'un personnage, en une
réduplication infinie de ce moment, caractérisé par la
permanence de certains traits physiques (la vieillesse éternelle
d'Ysengrin dans l'Ysengrimus) ou moraux (les fondements de la
renardie).
254 Gilles DELEUZE, Différence et
répétition, PUF, collection « B. P. C. »,
5ème éd., 1985, cité par Lucien
Dällenbach, Claude Simon, « Les Contemporains », Seuil,
Paris, 1981
255 Vladimir JANKELEVITCH, La Mort, Paris, Flammarion,
Champs, 1993, p. 388
renardienne. La disposition ludique et railleuse de l'ensemble
du roman joue avec la mort, affirmant le triomphe de l'écriture sur la
finitude. Spectre neutralisé, la mort est partie intégrante du
simulacre renardien, le goupil s'affirmant à l'envi comme un «
comédien de la mort »256 (cf. X,
XVIII...). Et Renart de jouer avec cette mort que l'on «
n'arrête pas de raconter pour ne pas en mourir
»257. Dans la branche Ic, le goupil manque de perdre
un bras, être battu (« le vilain / (...) Ferir le voloit en la
teste » (Ic, v. 2280-2281), et périr noyé : «
Malhabis est et decheüz / Car dedans la cuve est cheüz (...) La cuve
ot auques de parfont / Par desus noe qu'il n'enfont » (Ic v. 2274sq).
Paradoxalement, la proximité de la mort est la garantie même de sa
survie, Renart revenant sous le nom de Galopin pour chanter en un jargon
bretonnant mêlé d'accents renardiens : « Godehiere ! fait
il, biau sire (...) Ge suel avoir non Galopin » (Ic, v. 2362
et 2387). De même, l'engin de la fausse mort, composante de base
de la renardie, permet en un même mouvement de faire la nique à
l'homme comme à la mort. La branche X voit ainsi Renart dans ses oeuvres
conforme au comportement de l'animal, tel qu'il est décrit dans les
traités cynégétiques : « le coquin, expert en
ruse, tire la langue hors de sa gueule, fait un rictus (...) et de la
sorte trompe les oiseaux qui sont sûrs qu'il est mort
»258. Faire le mort, mourir par
semblance, apparaît comme un moyen pour le goupil d'affirmer son
ascendant sur les autres personnages de la fable, quand la feinte de
l'anéantissement donne lieu à l'expression de sa toute-puissance.
« Renars qui tout le monde engigne » (X, v. 47) multiplie
toutes les apparences physiques de la mort : il garde « les ieus
cliniés, les dents esquigne / et [tient] s'alainne en prison
» (X, v. 48-49). Les manifestations physiologiques de la mort
s'unissent pour induire une vraisemblance incontestable, et la ruse donne,
selon la tradition, sur la mise en évidence des travers de l'âme
humaine, crédulité et cupidité : « Li marcheans
d'aller s'esforce / Et ses conpains venoit après » (X, v.
62-63). Faire le mort apparaît ainsi comme une ruse
particulièrement efficace, et ce à deux égards :
fondée sur une inversion de la faiblesse feinte en toute puissance de
l'esprit, elle comporte une dimension morale, délivrant une leçon
de prudence fondée sur l'image de la vanité des hommes.
Dans son rapport au sacré, le travestissement de la
mort se fonde sur une double subversion : mystification d'un corps porteur de
signes déceptifs, triomphe de l'écriture sur la mort, qui
après la Chute devient partie intégrante d'une
définition
256 Jean R. SCHEIDEGGER, Le Roman de Renart ou le Texte de la
dérision, Genève, Droz, 1989
257 Maurice BLANCHOT, L'espace littéraire,
Gallimard, Folio, Paris, 2003, p. 55
258 Henri de FERRIERES, Le Livre de chasse du Roi Modus et de
la Reine Ratio, traduction en français moderne par Gunnar Tilander,
Limoges, A. Ardant (Les Maîtres de la vénerie, 1), 1973, p. 38
ontologique des êtres animés : « (...)
jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car
tu es glaise et tu retourneras à la glaise » (Genèse,
3, 19).
La dernière composante d'une transgression inscrite
dans l'écriture-même des fables, fabliaux et du Roman de
Renart tient à leur tonalité commune, qui mêle ironie,
rire et sarcasme.
C. TON ET TRANSGRESSION
Comme le rappelle Jacques Le Goff, « le rire est un
phénomène culturel » autant qu'un «
phénomène social. Il requiert au minimum deux ou trois
personnages réels ou supposés: celui qui fait rire, celui qui rit
de celui dont on rit, très souvent aussi celui ou ceux avec qui on
rit »259. Aux personnages de la fable qui partagent le
rire s'ajoute, a posteriori, le rire du lecteur-auditeur de la
fable.
La conception biblique du rire établit une distinction
entre sâkhaq, expression d'un rire joyeux et spontané, et
lâag, rire moqueur tenant du sarcasme et du
persiflage260. La patristique semble annuler cette distinction
originelle en assignant au rire une dimension tout uniment négative. Des
figures comme Jean Chrysostome ou Benoît d'Aniane (Concordia
regularum), contribuent ainsi à asseoir l'image du christianisme
comme d'une institution fondamentalement agélaste, tranchant avec
l'idéal d'équilibre de l'« aner eutrapélos
» aristotélicien261.
Néanmoins, comme l'a montré Freidenberg, le rire
est indissociable du sacré ; le sublime édifiant implique par
nature un double burlesque : « Cette dualité bouffonne fait partie
du fonctionnement même du sacré » 262. Le rire de
la transgression est à la fois celui des personnages de fiction et celui
du lecteur-auditeur inclus in fabula, pour reprendre l'image d'Umberto
Eco. Rire transgressif de personnages sacrilèges et trompeurs ; rire
provoqué par les ressorts du comique textuel.
259 Jacques LE GOFF, Le rire dans les règles
monastiques du Haut Moyen-âge, in Un autre
Moyen-âge, Paris, Gallimard, Quarto, p 1357. Nous soulignons.
260 Cf. Gary WEBSTER, Laughter in the Bible, Saint
Louis, 1960
261 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV,
14, 1128a : « Ceux qui pèchent par exagération dans la
plaisanterie sont considérés comme de vulgaires bouffons (...)
Ceux, au contraire, qui ne peuvent ni proférer euxmêmes la moindre
plaisanterie ni entendre sans irritation les personnes qui en disent, sont
tenus pour des rustres et des grincheux. Quant à ceux qui plaisantent
avec bon goût, ils sont ce qu'on appelle des gens d'esprit ou, si l'on
veut, des gens à l'esprit alerte car de telles saillies semblent
être des mouvements du caractère, et nous jugeons le
caractère des hommes comme nous jugeons leur corps, par leurs mouvements
».
262 Olga FREIDENBERG, « The Origin of Parody »,
Henryk BARAN, éd., Semiotics and Structuralism : Readings from the
Soviet Union,White Plains, New York, International Arts and Sciences
Press, 1974, 1975, 1976, p. 282
La transgression par le rire de la majesté
sacrée tient à l'expression jouissive d'un rire diabolique et
railleur, et au rire du lecteur qui, par cette réaction au comique des
contes, en fait des oeuvres de transgression. Cela étant, la notion
même de transgression est à questionner, dès lors que la
Bible se lit comme un répertoire de thèmes et de motifs
également grivois.
1. HOMO RIDENS, HOMO LUDENS
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