CHAPITRE III LA TRANSGRESSION PAR L'ECRITURE
GENRES, FORMES, TONS
La transgression du sacré, dans la pluralité de
ses significations, « contrevenir à une loi, à un interdit
» et « violation, péché », s'exprime, nous l'avons
vu, de deux manières : par la violation de symboles et de lieux, et le
réinvestissement des textes sacrés dans une visée
ambiguë, entre satire et jeu. Cela étant, la violation de
l'interdit et la profanation du sacré ne procèdent pas seulement
des thèmes et des ressorts narratifs de la fable. Le genre, la forme et
le ton des oeuvres du corpus sont tous trois porteurs d'une transgression
inscrite dans leur écriture même.
L'insertion d'animaux comme personnages de la fable est
problématique. Le lien qui unit le récit et sa moralité
dans les isopets laisse en certains cas apparaître un enseignement en
rupture avec les préceptes de la sagesse chrétienne. La forme
même de la fable et la dynamique édifiante sur laquelle elle
repose sont en ce sens subverties. Les animaux, censés figurer les
travers de l'homme pour l'exhorter à la vertu, donnent à voir le
primat de la métis sur la morale.
D'autre part, la symbolique chrétienne investit les
animaux d'une signification morale qui forme un contraste riche de sens entre
des bestes symboles d'intempérance et la sacralité de
personnages revêtus de l'étole.
Par surcroit, la disposition railleuse et la dérision
inhérentes aux « contes à rire » doivent être
mises en regard avec la conception médiévale du rire. Si les
XIIe et XIIIe siècles constituent l'âge d'or
de la fête des fous, le rire n'en est pas moins condamné
par certains prédicateurs. Il convient ainsi, à la suite de
Lector in Fabula et des travaux de l'Ecole de Constance (Jauss, Iser),
d'interroger la réception des oeuvres. Le rire inspiré par
l'écriture comique semble faire des ridenda des oeuvres de
transgression. Dépasser les occurrences de la transgression du
sacré nous permet de porter notre attention sur les enjeux de
l'écriture brève.
Il s'agit ainsi de développer les modalités
d'une mise en abyme de la transgression : la violation des interdits et de la
majesté sacrée, très présente dans les oeuvres du
corpus, est redoublée par leur écriture même.
A. GENRE ET TRANSGRESSION, LA FABLE ANIMALIERE
La convention de base des fables et épopées
animalières tient à représenter l'animal comme un
alter ego de l'humain, dont il donnerait à voir les sentiments,
les actes et les vices. Léopold Sudre considérait ainsi la
dimension morale des isopets, présentant ces courts poèmes comme
« des récits indigènes ou exotiques, sérieux ou
comiques, que la sagesse humaine peut convertir en leçons de conduite,
en préceptes de vertu »225. L'epimythium, qui
constitue le coeur de la morale fabuleuse et le récit menant à
l'énoncé gnomique révèlent maintes transgressions
morales. L'insertion des animaux dans la fable ou les récits
épiques dégradés s'inscrit dans la riche histoire
symbolique des bestiaires, au premier rang desquels se démarque le
Physiologus. La métamorphose illusoire, dans le Roman de
Renart, met en présence des animaux dans un cadre réaliste ;
l'accomplissement des gestes et les paroles des animaux donne libre cours
à de nombreux hiatus, entre la dignité des attributs
ecclésiastiques et l'indignité ontologique des bestes.
Le frottement des deux univers, zoomorphe et anthropomorphe, est le lieu
d'intrusion du profane par excellence dans la sphère
sacrée226. L'incongruité d'offices ou de serments
animaliers est sensible, qui déprécie le sentiment du
sacré, évidant la mystique227 au profit du
travestissement de symboles bestornés. Le sentiment religieux
étant la mesure de l'humaine condition, l'animal qui singe l'homme porte
atteinte à la sacralité des gestes et paroles pieux. Ce trait est
redoublé par les propriétés symboliques et morales des
animaux référencés dans les bestiaires antiques et
médiévaux.
1. BESTIAIRE ET SIGNIFICATION
« L'identification de l'homme et de la bête
remonte aux plus lointaines origines.
Elle a donné naissance aux fables et aux Dieux de toutes
les civilisations anciennes »228.
225 Léopold SUDRE, « Les fables et le Roman du
Renard », Histoire de la langue et de la littérature
française des origines à 1900, éd. L. PETIT DE
JULLEVILLE, Paris, Colin, 1896-1899, t. 2, p. 8
226 Ce point est d'autant plus sensible si l'on se reporte
à l'étymologie de sacer, « consacré à
Dieu » et profanus, « devant le temple ». L'opposition
du sacré et du profane se comprend à la fois comme l'opposition
entre le matériel et l'éthéré, et comme opposition
de deux espaces distincts (le temple, en l'occurrence l'Eglise et le monde du
dehors).
227 Cf. Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de
la religion, Paris, PUF, 1932, p. 247 : « L'âme mystique (...)
élimine de sa substance tout ce qui n'est pas assez pur, assez
résistant et souple, pour que Dieu l'utilise ». Renart au contraire
se fourvoie dans la matérialité pour railler les principes
théologiques et mystiques.
228 Jurgis BALTRUSAITIS, Aberrations, Essai sur les formes
perspectives dépravées, Paris, Flammarion, coll. Champ,
2008, p. 14
Dans le Roman de Renart, les fonctions
ecclésiastiques de l'archiprêtre, l'âne Bernard, peuvent
être mises en regard avec le caractère diabolique de l'animal. Le
braiement de l'âne s'assimile chez Pierre de Beauvais au cri du diable
tentateur : « l'asne est la beste del monde qui plus s'esforce de
braire, et qui plus a laide vois et orible »229. La
clamor asinienne se retrouve dans les vigiles des morts en l'honneur
du goupil (XVIII), en un épisode emblématique. L'ensemble du
personnel romanesque est convoqué, certains sont ressuscités pour
l'occasion. L'office n'est marqué, à l'exception de la cacophonie
des parties chantées (« Puis disent il dui le verseit / Li un
en gros il autre en fausez », XVIII, v. 588-589), d'aucune
transgression marquante, et le conteur de se faire l'écho de l'ordo
missae, réparti entre les différents animaux. Le sens de la
transgression n'apparaît pas alors dans les quelques
éléments topiques de la fête des fous, le conteur
insistant par ailleurs sur le sérieux des lectures et des chants :
« sanz fere noize ni tençon » (v. 588), «
Ysengrin qui bien s'en aquite » (v. 603). Une lecture à
l'aune du Physiologus et du Bestiaire de Pierre de Beauvais
permet néanmoins de révéler toute la portée
transgressive des vigiles. Chaque animal est investi de significations morales
qui forment un contraste symbolique avec l'étole dont ils sont
revêtus. Le comique de l'incongruité mis à part, la
scène est passible d'une lecture allégorique : si le cerf
[Brichemer] est un animal christologique230, il en va tout autrement
des autres animaux. Le taureau [Bruiant], par ses cornes, est associé au
diable, le lièvre [Couart] est symbole de lascivité, comme le
suggère plus tard Gaston Phébus dans son Livre de Chasse
: « les lièvres n'ont point de saison pour leurs amours,
car il n'y aura jamais de mois dans l'année qu'il n'y en ait de
chauds » 231 . De même, l'écureuil [Roussel], comme le
rappelle Michel Pastoureau, est un animal diabolique, paresseux lubrique,
avaricieux232. Les personnages du chat [Tibert] et de l'ours [Brun]
constituent des symboles lucifériens233. Michel Pastoureau
énonce les griefs de l'Eglise contre un animal par trop
229 Pierre de BEAUVAIS, Bestiaire, dans C. Cahier,
Mélanges d'archéologie, d'histoire et de
littérature, Paris, 1851, Paris, 1851, tome 2, p. 225
230 Cf. Henri de FERRIERES, Les Livres du roy Modus et de
la royne Ratio, chapitre 1, par. 74, éd. Gunnar Tilander, Paris,
1932, p. 141-142. Les dix cors du Cerf sont mis en relation avec le
décalogue : « Et ches dis branches representent les dix
commandemens de la loy que Jhesu Crist donna a homme pour deffendre de trois
anemis : c'est de la char, du dyable et du monde ».
231 Gaston PHEBUS, Livre de chasse, France, début
du XVe siècle, Paris, BNF, Département des Manuscrits,
Français 616, fol. 24v.
232 Michel PASTOUREAU, Bestiaires du Moyen-âge,
Paris, Seuil, 2011, p. 43
233 Et ce jusqu'au XXe siècle ; il n'est
qu'à considérer par exemple, le conte, Le Chat et le
Diable de James Joyce.
anthropomorphe, et le travail de sape symbolique mené
plusieurs siècles durant234. Le cadre moral des bestiaires
assigne ainsi à l'ours les vices de luxure, gourmandise et
colère. Une majorité signifiante des personnages romanesques,
oscillant entre des figures animale et humaine, est investi de significations
diaboliques. Plus encore que d'un topos carnavalesque, la scène
des vigiles peut se lire de manière systématique comme
l'insertion du vice dans le champ de la vertu. Le sacré déchu,
à l'instar de la trajectoire luciférienne, de la lumière
à l'ombre, s'insinue dans les structures sacrées, retournant la
vertu en vice. Le frottement de l'univers animal et du sacré,
inhérent à l'écriture du Roman de Renart, semble
ainsi transgresser par nature la sacralité du rite.
Les fables, et notamment celles de Marie de France, se
prêtent moins à cette analyse, car leur lien avec la tradition du
bestiaire semble affaibli. En effet, « Marie ne propose aucune description
autoritaire de l'essence de ses personnages, et aucune psychologie qui leur
prescrirait une conduite conventionnelle et prédéterminée
». De ce fait, contrairement au Roman de Renart, elle dissocie
« l'animal de l'emprise de sa nature »235.
L'évocation du renard, ailleurs saturé de significations
symboliques et morales apparaît, dans « D'un gupil dit ki une
nuit... », vierge de toute donnée antérieur236.
L'engin traditionnellement attribué au goupil le cède
à un « penser » (v. 10) tout animal (« L'ewe
comença a laper (...) [pour] que le furmage peüst
prendre », v. 9 et 12). Le caractère du renard est
passé sous silence, de sorte que la fable semble trouver une dynamique
dans les verbes d'action qui ponctuent le récit :
trespassa, reguarda, a veü, a pensé, a beü, chaï
(respectivement v. 3, 4, 5, 8, 13 et 14). La transgression du sacré,
dans le genre de la fable ésopique, doit moins être
recherchée dans la lecture comparée des isopets et des bestiaires
que dans la teneur de leur epimythium.
La première partie de l'expression « fable
animalière » mérite en effet un examen approfondi,
dès lors que le genre de la fable, formée d'une histoire et
d'une morale, révèle parfois une conception de
la morale peu en phase avec les enseignements chrétiens.
234 Michel PASTOUREAU, L'Ours, histoire d'un roi
déchu, Paris, Seuil, « Librairie du XXIe
siècle », 2004, p. 228 : « L'Eglise cherche à le
déprécier en montrant que les hommes de Dieu sont plus forts que
lui. (...). L'Eglise, qui déteste les spectacles d'animaux,
tolère les montreurs d'ours au Moyen Age. Le roi des animaux devient une
bête de cirque qui fait des cabrioles dans les foires, les gens peuvent
le toucher, l'ours n'inspire plus la peur. »
235 Sahar AMER, Esope au féminin : Marie de France et
la politique de l'interculturalité, op. cit. p. 144
236 A l'exception naturellement du « grant furmage »
(v. 8), qui apparaît également dans la fable « Le Corbeau et
le Renart ». La branche du Puits peut également apparaître
comme un intertexte.
2. MORALES DE LA FABLE
« Lire les Fables, c'est donc
écouter cette voix où les plus heureuses, depuis
l'antiquité, sont venues se fondre, et suivre un regard où les
plus sages et les plus avertis, depuis Job et
l'Ecclésiaste, en passant par Térence et par Virgile,
ont formulé l'humanité autant qu'ils l'ont comprise
»237.
|
|