A. AMBIGUÏTE DU ROUGE DANS « DU PRESTRE
CRUCEFIE »
Le fabliau « Du prestre crucefié » s'inscrit
dans la conception médiévale de la dérision, placée
sous le signe de la violence et de la cruauté. Comme nous l'aborderons
de manière systématique dans la troisième partie, le
fabliau donne à voir une dégradation de l'iconographique
christique qui transgresse la sacralité des textes
évangélistes comme celle des doctrines postérieures, et ce
dans une visée morale.
Maître Rogier, « franc mestre de bon afere / Qui
bien savoyt images fère »
(v. 3-4) éprouve des soupçons quant à la
fidélité de son épouse. Pour la confondre, thème
privilégié des fabliaux, le tailleur d'images feint de partir
livrer un de ses clients, pour mieux observer le ménage adultère
du prêtre et de l'épouse. Au retour précipité du
mari, la femme enjoint le prêtre de rejoindre les autres crucifix
taillés dans l'atelier (« Despoillez vous et si alez /
Léens, et si vos estendez / Avoec ces autres crucefis », v.
35-37). Après un dîner servi par l'épouse au tailleur
d'images, ce dernier se rend à son atelier pour achever son travail. Et
le tailleur, arrivé devant le prêtre, de couper ce phallus hors de
propos, pour amender le crucifix.
p. 115 : « Sur la signification des trois couleurs
principales, blanc, rouge et noir, la plupart des auteurs du XIIe siècle
parlant de liturgie, Honorius Augustodunensis, Rupert de Deutz, Hugues de
Saint-Victor, Jean d'Avranches, Jean Beleth, paraissent s'accorder : le blanc
évoque la pureté et l'innocence (virginitas, munditia,
innocentia, castitas, vita Immaculata) ; le noir, l'abstinence, la
pénitence et l'affliction (penitentia, contemptus mundi,
mortificatio, mestitia, afflictio) ; le rouge, le sang versé par et
pour le Christ, la Passion, le martyre, le sacrifice et l'amour divin
(passio, compassio, oblatio passionis, crucis signum, effusio sanguinis,
Caritas, misericordia)
213 Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs : des
couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles)
», art. cit, p. 114
214 Le Blason des Couleurs, en armes, livrées
et devises, Hyppolite Cocheris, éd., Paris, 1860, p. 125
215 Cf. Michel PASTOUREAU, Figures et couleurs. Etudes sur
la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris,
Léopard d'or, 1986, p. 15-57 et 193-207. La couleur rousse, dont Michel
Pastoureau nous rappelle qu'elle n'est attribuée à Judas que
tardivement, à l'époque de Charles le Chauve, dans la seconde
moitié du IXe siècle, caractérise bien d'autres
personnages : Caïn, le traître Ganelon dans la Chanson de
Roland, Mordret, fils incestueux du roi Arthur et traître qui
s'empare du royaume de Logres...
Le Prêtre, devenu symbole du désir interdit, est
assimilé à la figure du Christ dont il emprunte la posture lors
de sa crucifixion sur le Golgotha. Or, si le Christ crucifié symbolise
l'abandon des données corporelles au profit d'une vie éternelle,
vie de l'âme hors du monde sensible, le Prêtre, par ses attributs
sexuels, ressemble bien plus à un satyre qu'à un Crucifix :
« la coille et le vit qui pent » (v. 63). Le tragique de la
passion et la dimension charnelle de l'acte sexuel se voient donc liés
d'autant plus intimement que l'image du Christ et celle du Prêtre sont
mises sur un même plan par le vilain, selon une feinte
caractéristique des fabliaux.
De fait le texte insiste sur les marques de la
duplicité du tailleur : « si l'a bien aperçeü
[li prestres] / j'estoie yvres, ce m'est avis / quant ceste chose i
laissait » (v. 66-68). L'agonie du Christ et la jouissance
du Prêtre sont assimilés l'une à l'autre par le vilain, qui
feint de voir dans ces manifestations charnelles la preuve d'un mauvais travail
d'ébéniste. L'ambiguïté est poussée
jusqu'à son paroxysme dans les cris de l'artisan, après qu'il eut
tranché « vit et coilles » : « Seignor,
prenez mon crucefiz / Qui orendroit m'est eschapez ! » (v. 77-78).
Jean R. Scheidegger a ainsi remarqué la dualité
de la couleur rouge dans une visée théologique autant que
picturale : « c'est le soleil rouge de la passion christique, ce
qui devrait ruisseler ici vermeil est le Sang rachetant le genre humain, ce
manteau sanglant ou cette teinture de pourpre impériale qui a
revêtu la nudité inconvenante du Christ dans certaines images
médiévales » 216. Le rouge devient lors de
l'émasculation la couleur flagrante de la turgescence. En ce sens,
l'ambiguïté de la figure du prêtre tient au passage du vivant
à l'inerte, et à celui d'une prétendue inertie à
une humanité mutilée cependant appelée à demeurer
matière inerte : « crucifix il veut être, crucifix il sera,
et crucifix il restera »217.
Le rapport du prêtre adultérin au modèle
christique est donc bien placé sous le signe de la transgression :
transgression iconographique, mais aussi, élément fondamental de
la sensibilité médiévale, transgression de la symbolique
des couleurs. L'ambiguïté du fabliau tient cependant à la
liaison entre sa visée morale et une dérision proche de la
définition contemporaine du sacrilège. Le paradoxe est en effet
que le fabliau transgresse les représentations du Christ
crucifié, pour mieux ramener les prêtres sur le chemin de la vertu
:
216 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix »,
Littérature, art et théologie dans Le Prêtre teint
et Le Prêtre Crucifié, Reinardus, 7, 1994, p.
145
217 Jean R. Scheidegger, « Le Sexe du Crucifix », art.
cit., p. 148
Cest example nous monstre bien Que nus prestres, por nule
rien Ne devroit autrui fame amer
N'entor ni venir ne aler, 96
Quiconques fust en calangage, Que il ni lest ou coille ou
gage.
La morale est virtuellement sauve, malgré la violence
mise en jeu. La Roue de Fortune, thème dont Brian J. Levy a pu
noter l'importance et les enjeux, équilibre ainsi les excès de la
dérision : « the priest is laid low by the actual castration of the
member which he had earlier reckoned to put to far more enjoyable use
»218.
Par un habile maniement de la morale, la dérision se
porte sur le prêtre lubrique, bien plus que sur la figure du Christ. N'en
demeure pas moins une assimilation inconvenante du prêtre au Christ,
l'humour médiéval se délectant d'une mutilation qui n'est
pas sans faire écho aux ultimes paroles du Christ avant de mourir :
« Père, en tes mains je remets mon esprit »
(Luc, 23, 46). De même, le prêtre remet la
matérialité de son corps entre les mains artistes et cruelles du
tailleur. L'épisode de la Passion, riche d'une charge
émotionnelle et symbolique, est ici infléchi sur le mode de la
feinte : « se faire de bois, feindre le statut dénudé et
mort de l'image sacrée »219. A la tristesse de la
Passion christique se substitue, dans l'allégresse du fabliau, la
jouissance perverse de l'émasculation, qui plus est d'une figure
sacerdotale.
B. AMBIGUÏTE DU JAUNE DANS LA BRANCHE « RENART
JONGLEUR »
De même que le rouge est la couleur ambiguë de la
Passion comme de la turgescence, le jaune a partie liée avec le Christ
dans la branche « Renart Jongleur ». Ces deux couleurs participent
d'une même ambiguïté entre sacré (symbole christique)
et profane (symbole sexuel, symbole de la ruse). De fait, comme le
suggère Michel Pastoureau, « il est patent que cette couleur est
ici choisie pour mettre en valeur la ruse du goupil »220. La
ruse s'exprime dès cet épisode dans les paroles
mensongères du goupil, antiphrase parfaite rendue par la
répétition de droit à la rime : « Ceste
tainture
218 Brian J. Lévy, The Comic Text, Rodopi,
2000, p. 247 : « Le prêtre est terrassé par la
castration effective du membre sur lequel il comptait pour un usage infiniment
plus agréable ». Trad. Inédite. Sur la Roue de
Fortune, on se reportera avec profit à la conclusion de ce volume, p.
239-253, intitulée «The Comic Inversion : The Fortune's
Wheel».
219 Alexandre LEUPIN, « Jouissances du commentateur.
Le prêtre crucifié. Le prêtre teint
», Marche romane, 28, 1978, p. 183. Concernant l'expression de la
morale du fabliau, Alexandre Leupin ajoute : « Morale de l'exemple : elle
est, paradoxalement, sans faille. Le texte se boucle dans l'assertion
formidable et tranchante, chassant l'image vers des confins burlesques et
incontournables ».
220 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire
symbolique et sociale d'un métier réprouvé »,
Médiévales, n°29, 1995, p. 50
est tout a droit / Bien l'ai atornee a son droit
», Ic, v. 2306-2307. Les paroles qu'ajoute le goupil dès «
qu'il fut au plain » (Ic, v. 2314) exhibent en effet sa
duplicité : « Preudons, entent a ton afaire / Car je ne sais a
nul chief traire » (Ic, v. 2316-2317). Le jaune semble muer une
parfaite méconnaissance de la teinturerie en une maîtrise
supérieure et déceptive de cet art.
Le rapport de cette branche aux récits christiques est
particulièrement fructueux, si l'on considère, comme nous y
invite Michel Pastoureau, la longue tradition des apocryphes ; de nombreux
récits auraient circulé, dans lesquels Jésus enfant aurait
été l'apprenti d'un teinturier, expérience a
priori peu probante. L'aveu par Renart de sa méconnaissance,
sensible dans l'étrangeté du mélange proposé
(« mesler teinture avoc cendre », v. 2297), pourrait railler
l'impéritie du Christ. Et Renart de pratiquer ainsi l'art de la
dérision qui semble inscrit dans son essence même.
Cela étant, la « poétique de la
contamination »221 à l'oeuvre dans cette branche ne fait
pas seulement de Renart un double parodique, mais un double plus
problématique. Car « dans d'autres [versions] encore, Jésus
n'est pas entré chez le teinturier comme apprenti mais en
véritable chenapan. C'est en cachette qu'avec ses camarades de jeu il a
pénétré dans la boutique »222. Cette
version apocryphe paraît aux yeux de certains exégètes
comme un récit hétérodoxe, qui à ce titre
infléchit dangereusement la majesté du Christ. Renart, figure
honnie (« trestous li mondes me het », Ic, v. 2329)
redoublerait ainsi la transgression en devenant le double dégradé
du Christ enfant. L'expression « Diex m'a aidiet » (Ic, v.
2323) prend, dans cette perspective, un relief nouveau. Si le Dieu bienveillant
permet à Jésus de réparer ses erreurs comme teinturier en
accomplissant des miracles, le Dieu invoqué dans « Renart jongleur
» se fait complice des ruses malveillantes du goupil, là où
l'apocryphe n'évoquait que la gaucherie et l'espièglerie sans
malice du Christ.
La couleur jaune révèle ainsi une
récriture ambiguë, Renart apparaissant par rapport au Christ
à la fois comme le même et l'autre. Les apocryphes semblent ainsi
contaminer l'écriture de la branche, au point de complexifier
la lecture croisée de textes que Renart reprend, déforme, dont il
inverse enfin les données symboliques.
De même qu'il arbore une double nature humaine et divine,
le Christ peut être appréhendé sous l'angle de son
existence matérielle comme de ses significations
221 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances,
op. cit.
222 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier »,
art. cit. p. 48
symboliques - symbole de sagesse et de pureté, symbole
de l'unité de l'Eglise. C'est sous ce dernier aspect que s'accomplit,
particulièrement dans les fabliaux, la transgression ambiguë de
l'image du Christ garant des valeurs chrétiennes.
2. LE CHRIST, INSTRUMENT PARADOXAL D'UNE
SATIRE CLERICALE
La transgression des symboles attachés au Christ tient
autant à sa dimension corporelle (corps en souffrance de la Passion,
couleur de l'habit christique) qu'à sa dimension spirituelle. Figure
trinitaire, le Christ est origine et fondement de l'Eglise ; c'est pourquoi il
convient d'évoquer le paradoxe du dit de Gautier Le Leu, « De Deu
et dou pescour »223.
Le pêcheur, qui refuse de vendre du poisson au Christ,
justifie sa position en l'accusant d'être à l'origine des abus et
des vices cléricaux des « lait et hisdeus » (v. 141).
Le Christ n'est « mie droituriers » (v. 121) qui, fondateur
de l'Eglise, est responsable de ses vices, « luxure, traisons,
usures » (v. 122). La satire se fait plus violente encore, aux marges
du blasphème, dans les paroles moralistes du pescour : «
cil est fos qui tant atent / Qu'il n'ot ne ne voit ne n'entent »
(v. 139-140). Si les derniers vers figurent un monde où la Mort seule
est toute-puissante sur terre (« Et la Morille en eut
assés », v. 240), l'intention satirique ne saurait faire de
doute : « flétrir l'Eglise en lançant une injure
sacrilège contre Dieu lui-même (...). Nulle part ailleurs, une
accusation n'a frappé aussi haut »224. La critique
finale de l'Envie met à distance toute accusation de sacrilège ;
le Christ n'en est pas moins celui par qui se mesure le gouffre spirituel qui
sépare l'Eglise originelle de l'Eglise viciée du XIIIe
siècle.
Le fabliau « Du vilain qui conquist paradis par plait
» suggère également le
reniement par le Christ de ses propres paroles : «
Vostre parole desdiroie / Quar otroiéavez sans faille /
Qui çaienz entre ne s'en aille ; / Quar vos ne mentirez por moi
» (v. 147-150). Si la parole du vilain l'emporte finalement («
par pledier l'as gaaingnez [Paradis] », v. 153), les
premières paroles du Christ lui étaient adressées sur
le ton du reproche : « çaiens n'entra oncques mès ame
/ Sanz congié, ou d'ome ou de feme » (v. 122-123). Les
compagnons du Christ sont ceux-là mêmes qui l'ont renié ou
qui ont mis en doute sa parole (Saint Pierre, Saint Thomas, Saint Paul) ; en
une
223 Ce poème se tient assurément aux marges de
notre corpus, mais il semble fructueux d'en étudier le fonctionnement
paradoxal, pour offrir un meilleur panorama des récritures orthodoxes ou
apocryphes d'épisodes ayant trait à l'existence du Christ.
224 Per NYKROG, Les Fabliaux, op. cit. p. 173
contradiction scandaleuse, ces pécheurs refusent
l'entrée du paradis à un homme juste : « Tant con mes
cors vesqui el monde / Neste vie mena et monde » (v. 131-132).
La transgression s'opère dans ces deux fabliaux sous la
forme d'une violente satire. Le Christ, en tant que figure principielle, est
mis en scène de manière paradoxale comme instrument d'une
critique cléricale. L'idéal de pureté, de
simplicité et de vertu incarné par le Christ n'est plus le gage
d'une accession au Paradis (« Du vilain qui conquist paradis par plait
») ; le Fils est l'auteur involontaire des dérives de sa propre
Eglise (« De Deu et dou pescour »). Cette double mise en accusation a
ceci de remarquable qu'elle parvient à lier violence de la satire et,
in fine, respect de la majesté du Christ.
Cette seconde partie nous a amené à interroger
le sens de la récriture d'épisodes bibliques : au terme de notre
réflexion, la Genèse se révèle être
le cadre cosmogonique d'une création seconde, celle du Roman de
Renart. La reprise d'épisodes de la vie du Christ est
chargée de significations théologiques et satiriques, tandis que
l'Apocalypse, derrière le masque de l'outrance et de la
dérision, dissimule un questionnement plus profond (Ysengrimus,
Reinhart Fuchs). Si notre étude de la récriture biblique
s'est positionnée sur un plan symbolique, il est de fait qu'une
interprétation sous l'angle de la parodie et d'autres
procédés de dégradation est également possible. A
la transgression des Ecritures succède ainsi la transgression
par l'écriture. De fait, le genre (la fable
animalière), la forme (branches, valeur gnomique de la fable)
et le ton (parodie, dérision) des oeuvres du corpus contribuent
à une mise en abyme de la transgression du sacré.
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