A. FIGURES APOCALYPTIQUES ET PRATIQUES DE LECTURE AU
XIIe SIECLE
La reprise de motifs apocalyptiques dans les avant-textes
renardiens se fait souvent ad litteram, témoignant ainsi d'une
pratique de lecture et d'écriture propre à l'époque de
leur rédaction : « Le littéralisme qui caractérise la
relation entre l'Ysengrimus et ses divers intertextes mime donc, sur
le mode du jeu, une pratique de lecture qui n'est pas étrangère
à la culture du XIIe siècle, même si l'on a
tendance à y
188 C'est à dessein que nous adoptons le terme de
« signe », en nous appuyant sur la distinction entre signe et symbole
établie par Carl Gustav Jung, L'Homme et ses Symboles, Robert
Laffont, 1964, p. 55 : « Le signe est toujours moins que le concept qu'il
représente, alors que le symbole renvoie toujours à un contenu
plus vaste que son sens immédiat et évident. En outre, les
symboles sont des produits naturels et spontanés. Aucun génie n'a
jamais pris une plume ou un pinceau en se disant : maintenant, je vais inventer
un symbole. »
189 Cf. sur ce sujet l'ouvrage de Michel AROUIMI, Les
Apocalypses Secrètes, Paris, L'Harmattan, 2007, consacré
à l'impact mémoriel de l'Apocalypse en
littérature, dans les oeuvres de Shakespeare, Eichendorff, Rimbaud,
Conrad, Claudel...
190 Ainsi de l'once, « animal de l'Apocalypse, figure de
l'antéchrist et du diable », v. 2838 du Manuscrit O :
Aurélie BARRE (éd.), Le Roman de Renart: édité
d'après le manuscrit O (f. fr. 12583), Berlin-NewYork, De Gruyter,
2010, p. 587
voir plutôt l'âge de l'allégorisme
»191. Giles Constable, dans la partie de son ouvrage
consacrée à la rhétorique de la Réforme,
établit de même un lien entre la prégnance de
l'intertextualité et l'esprit de la Réforme : « A few
biblical textes are cited again and again as stimuli to a life of personal
reforme and withdrawal from the world »192. L'intertexte
apocalyptique dans le Reinhart Fuchs et l'Ysengrimus peut
ainsi se lire comme le miroir de la « démarche intellectuelle des
mouvements évangéliques »193.
Le Reinhart Fuchs, remaniement à
l'extrême fin du XIIe siècle de l'Isengrims
nôt d'Heinrich der Glîchezære, est traditionnellement
considéré comme l'un des avanttextes renardien. Toutefois,
à l'inverse de la veine parodique et railleuse du Roman de
Renart, le Reinhart Fuchs prend la forme d'un véritable
récit épique, aux teintes sensiblement plus
sombres194. La figure royale du lion, Noble dans la geste
renardienne, se nomme Vevrel dans le récit alsacien.
L'épisode de la mort du Roi intéresse
particulièrement notre perspective, de par sa référence
à l'Apocalypse. Jean-Marc Pastré, dans son article
consacré au Reinhart Fuchs195 a proposé une
lecture symbolique et eschatologique de cette mort, qui met en regard
l'épisode romanesque et les visions de Saint-Jean. L'histoire raconte
qu'une fourmi s'est introduite dans l'oreille du Lion Vrevel, lui causant
d'insupportables tourments. Reinhart parvient à l'en débarrasser,
mais l'empoisonne finalement.
L'effet du poison consiste en une tripartition de la
tête, qui l'identifie à une figure thériomorphe :
« sin houbet im en dreu spielt / in neune sich sin zunge vielt
»196. Si d'un point de vue historique, le chiffre 3 peut
se rapporter à la discessio imperii entre les trois
prétendants à la succession d'Henri VI, il comporte
également des résonances bibliques. L'Apocalypse (12, 3)
évoque ainsi « un énorme dragon rouge feu, à sept
têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d'un
diadème », qui vient menacer la femme enceinte. Ce dragon,
image symbolique de la bête, dévaste le monde, «
et bestia debastat », tandis que l'Antéchrist domine le monde
en semant la terreur, « omne mundum imperat », et attaque
Jérusalem. La figure apocalyptique du roi Vrevel attaque de même
la fourmilière pour imposer son pouvoir sans partage.
191 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse.
Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus »,
Médiévales, n°38, 2000, p. 171
192 Giles CONSTABLE, The Reformation of the Twelfth
century, Cambridge University Press, 1996, p. 125
193 Jean-Yves TILLIETTE, « La peau du loup, l'Apocalypse.
Remarques sur le sens et la construction de l'Ysengrimus », art. cit. p.
171
194 Cf. J. CLERC, « A propos du Reinhart Fuchs »,
Perspectives Médiévales, 1993, n° 19, p. 103-106
195 Jean-Marc PASTRE, « Une image de la fin des temps :
la mort du Roi Vrevel dans le Reinhart Fuchs », in Fin des Temps
et Temps de la Fin, Senefiance n° 19, CUERMA, Aix-en-Provence, 2003,
p. 343-355
196 Reinhardt Fuchs, v. 2243-4 : « sa
tête se fendit en trois morceaux / en neufs plis sa langue se tordit
».
La transgression des données sacrées
procède de la réécriture de ce passage dans une
perspective burlesque. En termes de registre, on note ainsi
l'infléchissement du style noble en en un style
héroï-comique : le monstre terrifiant de la Bible
s'infléchit en une hydre parodiée qui monte à l'assaut
d'une fourmilière dérisoire.
B. REMINISCENCE ET CONTRUCTION DU SENS
A l'instar du Reinhart Fuchs, l'Ysengrimus,
avant-texte latin du Roman de Renart, se révèle porteur
de réécritures apocalyptiques. La mort du moine-prophète
Ysengrin au livre VII de l'Ysengrimus est à ce titre
semée de réminiscences : « Finiit has tandem vindex
sententia lites / Noluit omnipotens secula prava pati
»197. Ces vers font écho à
l'Apocalypse comme aux instants précédent le
Déluge198. L'image des ténèbres, « in
tenebras » (VII, v. 592), s'inscrit dans l'isotopie du soleil noir,
tandis que celle de la vengeance renvoie à la Prière des
Martyrs de l'Apocalypse : « Jusqu'à quand,
Maître Saint et vénérable / resteras-tu sans juger / et
sans tirer vengeance des habitants de la terre / pour avoir
versé notre sang »199. Si l'image d'un Dieu vengeur
parcourt toute la vision de Saint Jean, son dessein consiste plus
précisément en un rétablissement de la justice dans le
monde. L'ire divine se répand sur les peuples, envers les êtres
félons et vicieux.
Conformément à la doctrine biblique, le
châtiment divin se montre à la mesure du mal tel qu'il s'est
manifesté dans leurs actes : « Plectuntur sontes nec, quem
vicere ferentem / Iratum possunt exsuperare deum »200 ou
encore « Insita confectos vindicat ira reos »201.
Ce cadre théologique fondé sur des réminiscences de
versets bibliques s'infléchit alors de la reprise ad litteram
à la réécriture burlesque.
La notation ironique « (Hoc in judicio non sensit
Fresia rectum / Qui dominus fundi, legitime esset agri)
»202 est à cet égard fondamentale, en ce
qu'elle instaure une discordance entre le jugement souverain et absolu du Dieu
de l'Apocalypse et la désapprobation de Nivard. Et comme l'affirme
Elisabeth Charbonnier, « Même au
197 Ysengrimus, VII, v. 587-8 : « Une
décision vengeresse mit finalement un terme à ces combats, le
Tout puissant ne voulut plus supporter les perversités du monde
».
198 Genèse, 2, 6, 5
199 Apocalypse, 6, 10
200 Ysengrimus, VII, v. 599-600 : « Les
coupables sont châtiés et ne peuvent venir à bout d'un Dieu
irrité dont ils ont vaincu la patience ».
201 Ysengrimus, VII, v. 606 : «
l'éternelle colère divine se venge sur les coupables après
leur mort ».
202 Ysengrimus, VII, v. 643 : « La Frise n'a
pas rendu là un jugement équitable : qui possède la sol
doit posséder légalement tout ce qui y pousse ».
sein d'un cataclysme, la chicane ne perd pas ses droits !
» 203. La mort du loup ouvre sur l'avènement de
la mort et des désordres naturels (tremblements de terre,
éclipses de soleil, inondations, ouragans, aurores
boréales204...). Les prodiges déployés par la
Nature en vue de punir un monde apostat et corrompu s'inscrivent cependant dans
un imaginaire burlesque, la réécriture jouant sur les effets de
contraste. Le texte de l'Apocalypse devient hyperbole dans la
situation de discours du livre VII.
L'imprécation d'Ysengrin à l'encontre des porcs
étend à l'infini la vengeance qu'il compte tirer de l'affront de
sa mort : « et, quem prope leserit aer / Verberet infidum devoveat
genus » 205 . Ysengrin prophétise une forme inédite de
damnation au sein même de la vie, qui consiste en une version
carnavalesque du souffle divin : « Turpibus ut ventis numquam impetus
absit eundi / Laxentur patule nocte dieque fores »206. Le
pet perpétuel, telle est la damnation à laquelle sont
voués les porcs déicides. Une seconde malédiction
pèse cette fois sur l'ensemble de l'humanité, non sans
ambiguïté toutefois, à travers l'exception faite des
« (Moribus insignes excipiuntur here) »207. La
prise en compte de la vertu peut sembler paradoxale en regard du
caractère burlesque de cette damnation, qui consiste dans la
lascivité et le sadisme : « non excussura soporem...
Brachia tunc costasque humerosque et crura femurque / Timporaque et collum
strennuus unguis aret ! » 208 . Ces paroles, qui font écho
à l'évocation de « Babylone la Grande, la mère
des prostituées et des abominations de la terre »
(Ap, 17, 5), retournent la condamnation divine en malédiction
émanant du loupprophète.
Ysengrin est assimilé au peuple chrétien tout
entier contre lequel s'est coalisé le peuple juif (les porcs
déicides), en conséquence l'universalité du personnage se
répand à travers l'image hyperbolique de la vengeance du
Seigneur. Or le loup est avant tout un être de chair, dominé par
des instincts voraces et lubriques, et dénué de toute
spiritualité. L'assimilation antiphrastique du loup et du Christ, du
loup et du peuple élu de Dieu apparaît en ce sens comme une
bouffonnerie dont l'Apocalypse n'est que la continuation.
203 Elisabeth CHARBONNIER (trad.), Roman d'Ysengrin,
note 32 p. 272
204 Respectivement v. 631-2, 655-6, 633, 645sq et 651sq
205 ibid., VII, v. 323-4 et Roman
d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour celui qu'aura offensé une
bouffée toute proche, frappe et maudisse l'engeance déloyale !
».
206 ibid., VII, v. 317 et Roman d'Ysengrin, p.
240 : « Et pour que les vents honteux ne manquent jamais de
l'élan nécessaire à leur sortie, que les portes restent
largement ouvertes jour et nuit ».
207 ibid.,VII v. 326 et Roman d'Ysengrin, p.
240 : « à l'exception des dames qui se signalent par leurs
bonnes moeurs ».
208 ibid., VII, v. 333 et 335-6 et Roman
d'Ysengrin, p. 240
Le symbolisme propre à l'Apocalypse est ainsi
à l'origine de réécritures transgressives. Le foisonnement
cosmique des images prophétiques fait l'objet d'une réduction
burlesque dans une sphère animalière qui lui est
incommensurable.
B. LE CHRIST, FIGURE PARADIGMATIQUE
Le corpus formé par le Roman de Renart, les
fabliaux et les isopets, écrits par des clercs, n'échappe pas
à la prégnance de la figure christique, selon des
modalités bien différentes de l'écriture épique et
romanesque. L'étude de la dégradation comique des
représentations du Christ est placée sous le signe de
l'ambiguïté : la frontière est ténue entre le
sacrilège, fait rarissime, et la dérision, à la fois
« démarche de mise en perspective de l'activité humaine
»209 et arme qui « s'acharne sur ceux qu'elle vise,
même absents, souffrants ou morts » ; la spécificité
de la dérision médiévale tient en effet à « sa
grossièreté, sa violence souvent sanglante, sa cruauté
physique et morale : l'obscénité, la scatologie,
l'animalité voire le cannibalisme sont des registres dont elle joue
volontiers »210. Cette transgression des Evangiles
comporte la reprise d'épisodes de l'existence du Christ, mais
également le détournement des symboles qui lui sont
attachés, au premier rang desquels figure la couleur.
1. LE CHRIST ET LA COULEUR
Comme le rappelle Michel Pastoureau, « pour l'Eglise, la
couleur est d'abord un enjeu théologique. Nombreux sont les Pères
qui en parlent et, à leur suite, la plupart des théologiens. Ce
sont eux les « spécialistes » de la couleur. Sous leur plume,
elle revient fréquemment, soit sous forme de métaphore, soit sous
forme d'étiquette (pour tout auteur, la couleur c'est souvent ce qui
sert à classer, à distinguer, à hiérarchiser,
à créer des articulations et des systèmes). »211
Le Moyen-âge chrétien, documenté par une
production féconde d'images et de représentations, attribue
à la couleur des significations symboliques212, du moins
à
209 Christian SAVES, Eloge de la dérision : une
dimension de la conscience historique, Paris, L'Harmattan, «
Ouverture Philosophique », 2005, p. 7
210 « Introduction » de La dérision au Moyen
Age, De la pratique sociale au rituel politique, dir. Elisabeth
CROUZET-PAVAN et Jacques VERGER, Presses Universitaires Paris IV Sorbonne,
Paris, 2007, p. 8
211 Michel PASTOUREAU, « L'Eglise et la couleur, des
origines à la Réforme », in Bibliothèque de
l'école des chartes, 1989, tome 147, p. 204.
212 Cf. Michel PASTOUREAU, « Le temps mis en couleurs :
des couleurs liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe
siècles) », in Bibliothèque de l'école des
chartes, 1999, tome 157, livraison 1,
partir des XIIe et XIIIe siècles
: le rouge est associé à la Passion, le blanc « est la
couleur de l'innocence, de la pureté, du baptême, de la
conversion, de la joie, de la résurrection, de la gloire et de la vie
éternelle »213, le roux, « la plus laide de toutes
les couleurs »214, associe les traits négatifs du rouge
et du jaune, formant ainsi la couleur symbolique du mal215.
L'attribution d'une couleur à une étoffe ou un personnage peut
néanmoins être prise en bonne ou mauvaise part. Le rouge et le
jaune, dans le fabliau « Du Prestre Crucefié » et la branche
« Renart Jongleur » donnent ainsi lieu, sur fond d'assimilation des
personnages au Christ, à une transgression de la symbolique des couleurs
christologiques.
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