C. TEXTE ET SEXE : POETIQUE DE « L'ENORME »
DANS LA BRANCHE XXIII
La branche XXIII, « Comment Renart parfit le con »,
se donne comme la continuation du fabliau du Con qui fu fait a la
besche. Le récit nous apprend comment un Dieu oublieux et distrait,
n'ayant pas pourvu la femme d'un sexe, a confié cette tâche au
diable, qui s'y est attelé avec une bêche. Le système
symbolique figure Dieu comme un créateur imparfait, secondé par
le diable. Le récit renardien reprend cette dualité, le Roi
Connin, personnage hapax dans le Roman de Renart incarnant le
rôle de Dieu, Renart celui du diable adjuvant ; à l'action de
faire succède de surcroît celle de parfaire :
« Fait avez le comancement / Dou con, mes plus i a a faire / Encore,
einçois que ce ne paire », v. 436-438. Le gouffre
féminin est comparé à un « abismes »
(v. 449), selon une qualification topique pour désigner l'ampleur
incommensurable du désir féminin.
Les adjonctions proposées par Renart pour amender
l'oeuvre de Connin lient le sexe féminin et le texte renardien. Les
mutilations pratiquées à l'encontre du cerf, du coq et du loup
fournissent respectivement le périnée, le clitoris et la toison
pubienne :
Mes bien saichiez qui pranderoit
Une creste de coc vermoille
Si l'atachast en celle roille 456
Que vos avez ileques mise,
Qui le con et le cul devise
Un poi estoperoit l'entree.
La mutilation d'un personnage suite à une ruse
renardienne est l'un des motifs majeurs de la geste, Renart mutilant les autres
personnages de manière parfois spectaculaire (les mutilations de Brun et
Ysengrin), mais revenant à plusieurs reprises humilié et meurtri
en son repaire : « forment li duelt et cuist sa plaie »
(VIIa, v. 828). La mutilation de Chantecler est commise par le Roi à
partir du consilium de Renart, mû par un désir de
vengeance. Placer un élément inhérent aux contes
d'animaux, la crête du coq, dans le projet d'amélioration d'un
con fabuleux, revient à signifier la branche comme récit
d'origine - le con démesuré évoquant celui
d'Hersent et de Richeut, figures traditionnelles de putains
dépravées. Origine du monde au sens de Courbet, origine
de la fiction, les mutilations aident à parfaire le con,
attribut féminin d'importance dans le roman. A l'instar de la
Genèse, qui introduit la mort dès l'origine des premiers
êtres185, le monde des origines du Roman de Renart
semble porteur de sa propre finitude. Une même violence innerve ces deux
mondes : « [le sol] produira pour toi épines et
chardons » (Gn, 3, 18), « à force
de peines tu en tireras ta subsistance » (Gn, 3, 17). La
185 Genèse, 3, 19 : « (...)
jusqu'à ce que tu retournes au sol / Puisque tu en fus
tiré ».
quête de nourriture qui catalyse les aventures
renardiennes est présente en germe dans la Genèse, qui
figure un monde d'épreuves, de violence et de douleur. Cette douleur est
présente dans l'épisode de la crête « granz et
crenelee » de Chantecler, coupée à l'aide d'un «
rasour » au mépris de son intégrité : «
S'il vos an poise, ne m'en chaille ! » (XXIII, respectivement v.
530, 528 et 527). Cette mutilation originelle introduit d'autre part le
mélange des règnes comme l'une des caractéristiques du
récit.
Le con est parfait à l'aide
d'éléments propres à l'univers renardien : il
procède de la ruse du goupil, tire sa matérialité de celle
des animaux mutilés et annonce les querelles autour du viol d'Hersent,
celles également d'Hersent à Isengrin quand ce dernier perd
l'attribut garant du plaisir féminin (Ic). Les motifs
caractéristiques s'associent dans le con, origine
matérielle de la fiction, matrice d'un certain nombre d'aventures. La
branche donne à lire une « aventure absolument « énorme
»186 à l'image du con dont elle évoque
la perfection.
La création du monde de la fiction à travers
l'amendement du con n'est pas sans comporter des enjeux intertextuels,
si l'on se reporte aux circonstances de la Création divine du monde.
L'acte divin de création d'Adam semble résulter d'une parole
performative, à l'instar des autres créations187, la
naissance du Christ procède de l'Immaculée Conception. La venue
au monde des créatures divines, les premiers hommes appelés
à se multiplier (Genèse, 1, 28), le Christ appelé
à répandre la parole du Seigneur, n'est entachée d'aucune
souillure. Ces deux créations échappent à l'action
prolifique du con. Le passage de l'immatériel à la
matérialité du corps, dans le cas des premiers hommes,
échappe aux règles de la procréation.
La branche XXIII place au contraire l'origine de la fiction
dans un gouffre orgiaque, dont Renart se plaît à exalter, en un
langage chargé d'un érotisme effrayant, les abîmes
voluptueux : « La fosse est granz et parfonde (...) Ce est li
gorz de Sathalie / Qui tot englout et tout reçoit ! », v. 439
et 452-453. La Création du monde fait ainsi l'objet d'un
infléchissement de la matérialité noble d'un corps
à l'image de Dieu à la matérialité vile d'un sexe
à l'image du Diable. La fiction renardienne est ainsi placée sous
le signe de l'énormité du con crée par le roi
Connin avec l'aide de Renart. La
186 Jean SUBRENAT, « Les dernières branches du
Roman de Renart peuvent-elles être lues comme des fabliaux ?
» in Narrations brèves. Mélanges de littérature
ancienne offerts à Krystyna Kasprzyk, Varsovie, Publications de
l'Institut de Philologie Romane de l'Université de Varsovie, 1993, p.
49.
187 Genèse, 1, 27 : « Dieu créa
l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme
et femme il les créa ».
transgression de la lettre du texte sacrée est ici
liée à une poétique de l'énorme, de l'outrance, qui
caractérise sans nul doute un certain nombre d'épigones.
A l'instar du récit d'origine, le récit de fin
du monde a donné lieu à de nombreuses variations, le symbolisme
de l'Apocalypse, au même titre que celui de la
Genèse, imprégnant en profondeur l'imaginaire
médiéval.
B. TRANSGRESSION DES SIGNES SACRES188 DE
L'APOCALYPSE
De tous les récits allégoriques que renferme la
Bible, le symbolisme foisonnant de l'Apocalypse est sans doute celui
qui a exercé la plus grand pouvoir de fascination189. Les
oeuvres du corpus apparaissent moins comme une herméneutique des signes
apocalyptiques, que comme la dissémination de ces signes dans
l'écriture. D'autres textes renardiens (Ysengrimus, Reinhart
Fuchs), dans les épisodes racontant la mort des héros,
réinvestissent ainsi le symbolisme apocalyptique, tandis que le
Roman de Renart en contient également quelques exemples, par
touches ténues190. Il convient alors d'interroger le rapport
du récit animalier au modèle prophétique, dans ses effets
de discordance et d'ambiguïté.
1. DES REMINISCENCES APOCALYPTIQUES
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