B. CREATION ET LEGITIMATION DE LA FICTION
Le rapport de la branche XXV à l'intertexte biblique
vise, nous l'avons vu, à légitimer l'ensemble du cycle renardien.
Intégrer les personnages et les formules de la Création à
cette branche du Roman emblématise sa fonction de seuil du
récit, donnant à lire l'origine des animaux sauvages et la ruse
originelle de Renart, qui vole trois jambons à Isengrin pour le punir de
n'avoir pas voulu les partager. Cette relation de la branche à la
Genèse s'avère résolument bestournée :
Entre les autres en issi
Li gorpis, si asauvagi. 96
Rous ot le poil comme Renarz,
Molt par fu cointes et gaingnarz
183 Sur cette question, on se reportera à Le
Moyen-âge et la Bible, dir. Pierre RICHE et Guy LOBRICHON, Paris,
Beauchesne, 1984, p. 429 et suivantes, au chapitre 6, intitulé «
Les Apocryphes Bibliques » : « Même si le Moyen-âge n'est
plus une époque féconde pour la littérature apocryphe, de
nombreux aspects de la civilisation du VIIe au XVe
siècle sont influencés et parfois même
déterminés par les livres non canoniques. La mise à
l'index de ces livres (...) n'a pas empêché leur large diffusion
et leur pénétration (...) La popularité des apocryphes
s'explique par une curiosité pour des détails passés sous
silence, ou peu commentés, des évènements qui figurent
dans la Bible ».
La comparaison, comme Renarz, suggère que les
animaux crées par Eve ont reçu leur nom d'après les
personnages du roman, ce qui revient à inverser l'ordre des choses : le
personnel romanesque et ses attributs moraux (anging et art,
v. 103) donnent leur nom aux bêtes nouvellement créées par
Eve. Dans cet apocryphe hétérodoxe, la création de la
fiction prend place, paradoxalement, avant la Création divine du monde.
La fiction renardienne échapperait ainsi par essence au monde, affirmant
au contraire sa singularité. Dans cette perspective, reprendre le
paradigme de la Genèse reviendrait à s'en extraire. De
même, lorsqu'il est question d'Isengrin, présenté comme un
pillard qui « par nuit et par jor fort lerre » (v. 114) :
Icelui [Isengrin] l'en senefia Qui les berbiz Adam
roba.
Tot cil qui sorent bien rober 117
Et par nuit et par jor enbler, Sont bien a droit dist
Ysengrin
Isengrin, « représenté par le loup qui
déroba les brebis d'Adam », selon la traduction proposée par
Sylvie Lefèvre, semble, à l'instar de Renart et d'Hersent,
antérieur à la création des animaux. Le verbe
senefier est répété au v. 125, Hersent
représentant « la leuve qui si est haïe, / Qui si par
aigre d'anbler » (v. 126-127).
Quant à l'unité de caractères et de
symboles du vice que forment Renart, Isengrin, Hersent et Richeut, elle peut se
lire comme le revers vicieux la Trinité184, le conteur
insistant sur leurs traits caractéristiques (Ysengrin est mestre
lerre (v. 144), Renart est forz roberre (v. 145), « Si
Richeuz est abaiaresse, / La gorpille est fort lecharesse », v.
147-148). Alors que la Trinité est le symbole de la vertu, les deux
couples principaux du Roman de Renart évoquent bien plutôt
l'univers des péchés capitaux : « Cist quatre furent
bien asanblé / Einz ne furent mes tel trové », v.
143-144. Chiffre symbole du cosmos dans la tradition biblique, le quatre est
ici au centre d'une nouvelle cosmogonie, dont un autre pan apparaît dans
la branche XXIII.
184 On reprend ici les éléments
d'interprétation sur la symbolique des nombres mis en évidence
par Jacques RIBARD, Le Moyen-âge. Littérature et
Symbolisme, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais »,
1984, pp. 13-34 : « Sans être toujours synonyme de
méchanceté ou de perversion, le nombre pair reste malgré
tout le signe concret, visible, d'une humanité divisée,
imparfaite », p. 16. « Les nombres impairs au contraire - et
singulièrement le un et le trois - parce
qu'indivisibles et donc incorruptibles, sont symboles de pureté et de
perfection ; ils connotent volontiers le bien, l'éternel et le divin
», p. 15.
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