A. HYBRIDITE DE L'APOCRYPHE RENARDIEN
La branche XXV du Roman de Renart, consacrée
aux « Enfances » des principales figures de la geste, s'est
prêtée à de nombreuses lectures. Hans Robert Jauss, Roger
Dragonetti et Jean Scheidegger se sont concentrés sur le rapport de
cette ultime ramification à l'ensemble de la geste. Notre perspective
tient à analyser la branche dans son rapport à la
Genèse comme au Roman. De fait, l'insertion d'un
récit d'origine sur le modèle de la Genèse
entraîne une dégradation de la lettre, cette
dégradation pouvant se lire à la fois comme une parodie, comme un
écrit apocryphe frappé d'hybridité179, enfin
comme l'inscription du texte dans la matrice biblique.
Les « Enfances de Renart » racontent comment Dieu,
pris de pitié pour Adam et Eve après la Chute, « lor
dona / Une verge, si lor mostra / Qant il de rien mestier avroient / De cele
verge en mer ferroient » (v. 43-46). Adam frappe la mer le premier,
d'où sort une brebis ; Eve, désireuse de créer une autre
brebis, frappe la mer de la verge et crée un loup, qui emporte la brebis
dans les bois. La succession des bêtes créées fait
apparaître celles d'Adam comme domestiques (brebis, chien), tandis que
celles d'Eve demeurent à l'état sauvage (loup, goupil).
L'écriture apocryphe redouble celle de la Chute, Eve étant
à la fois origine de la Chute et figure créatrice de la
sauvagerie.
La transgression de la lettre sacrée s'exprime dans le
rapport de la branche au livre qui « Aucupre avoit non » (v.
25). Les interprétations philologiques ou historiques 180
intéressent moins ici que la lettre du texte renardien. Le conteur,
s'adressant à son public, écrit : « Je trovais ja en un
escrin / Un livre » (v. 24-25). Ce livre, aux origines bien
mystérieuses, a pour fonction topique de placer l'écrit
nouveau
doctrines bibliques (sur cette question, cf. Jean
Daniélou, Théologie du judéo-christianisme,
Paris, Desclée de Brouwer, 1956). L'apocryphe bouffon de la branche XXV
ne saurait être qu'hétérodoxe.
179 Nous reprenons ici la notion d'hybridité,
déjà évoquée à propos des interdits touchant
à la nourriture, aux vêtements et aux pratiques sexuelles. Il
s'agit de considérer l'apocryphe que constitue la branche XXV comme
l'assemblage de deux univers de référence très
contrastés : l'univers de la fiction renardienne et celui de la
cosmogonie chrétienne. Rassembler ainsi des personnages issus de ces
deux traditions revient à créer un texte hybride. Cette pratique,
dans une toute autre visée, est également présente dans la
Bible. Cf. l'article de Jean-François RACINE, « L'hybridité
des personnages. Une stratégie d'inclusion des gentils dans les Actes
des Apôtres », Analyse narrative et Bible, Deuxième
Colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 559-566
180 Jean SCHEIDEGGER, Le Texte de la Dérision,
p. 177 et Roger DRAGONETTI, La Vie de la lettre au Moyen-âge,
Paris, Seuil, 1980, p. 57-83, proposent comme interprétation le terme
latin auceps, « l'oiseleur », mais aussi une
référence au De Oratore de Cicéron (1, 236),
aucupia verborum, auceps syllaborum, « à l'affût des
syllabes pour les éplucher ». De là l'interprétation
certes ingénieuse de R. Dragonetti, mais à dire vrai peu
convaincante, selon laquelle Ysengrin pourrait se lire comme
l'Y-sangrin (lisant et sang). Cet habile
épluchage de syllabe, qu'autorise une étymologie au demeurant
mystérieuse, rendrait ainsi compte des mésaventures du loup comme
de la mise en abyme de la fiction dans le nom.
sous l'auctoritas symbolique d'un livre plus ancien
et digne de foi181. Aucupre, tel qu'il est
présenté, se donne comme une compilation d'histoires,
évoquant Renart et autre chose (v. 27).
Conformément aux écrits apocryphes, Aucupre offre un
glissement de la lettre des récits bibliques vers l'énoncé
d'un épisode inédit. C'est ainsi que le Dieu vindicatif de la
Chute se repent et ajoute au mouvement de l'exil le geste contradictoire du don
de la verge.
En une formule de bénédiction, « (Bien
ait de Dieu qui l'i sot metre) » v. 38, le conteur de la branche
invite Dieu à protéger l'auctor anonyme du livre
d'Aucupre. Sous l'invocation traditionnelle se dissimule une
réelle charge transgressive : Dieu est appelé à placer
sous ses auspices un récit qui parodie la Création, mettant sur
le même plan la sacralité de la Création des animaux
(Genèse, 1, 25) et la création d'un univers
spécifiquement renardien - la création des animaux se limitant au
personnel romanesque des aventures renardiennes. De fait, le récit
d'origine des créatures d'Adam passe sous silence les différentes
espèces, se contentant de classifier les animaux dans la
catégorie des créatures apprivoisées : « Toutes
les foiz c'Adens feri / En la mer, que beste en issi, / Cele beste si
retenoient ; / Quelque el ert, si l'aprivoisoient » (v. 85-88). A
l'inverse de cette généralisation, les créatures d'Eve se
singularisent, qui engendrent une réflexion sur le nom : «
Entre les autres en issi / Li gorpis, si asauvagi (...) Tot cil qui sunt
d'anging et d'art / Sunt mes tuit apelez Renart » v. 96-97 et
103-104. Comme l'a montré Isabelle Constant, « par un tour
tautologique, le conteur essaie d'expliquer les caractères de ses
personnages animaux par l'étymologie de leurs Noms, mais en fait il
justifie leurs dénominations par leurs caractères (...) Nommer
revient à créer et aussi par l'étymologie à
attribuer des qualités ou des défauts, et donc soit à
influencer par avance une partie du vécu, soit à médire
par anticipation »182.
La Création divine du monde est ainsi convertie en une
création ad usum Reinardi, création d'un monde
spécifique, celui de la fiction renardienne. Le geste créateur
est en ce sens, dès l'origine, un geste transgressif :
181 Cf. sur cette question l'article de Michel FOUCAULT,
« Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), rééd. Dits et
écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome I, p. 789-821 : « [Au
Moyen-âge], ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions
littéraires (récits, contes, épopées,
tragédies, comédies) étaient reçus, mis en
circulation, valorisés, sans que soit posée la question de leur
auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur
ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie
suffisante ». Cette « valorisation » est
précisément à l'oeuvre dans les prologues, quand le «
je » indéfini du conteur se réclame d'ouvrages
antérieurs.
182 « Au début, le langage (la Genèse,
le Roman de Renart) », dans Isabelle CONSTANT, Les Mots
Etincelants de Christiane Rochefort. Langages d'utopie, Amsterdam-Atlanta,
Rodopi, « Faux Titre », 1996, p. 40
- transgression de la lettre sacrée par l'invention
hybride d'un récit mêlant personnages de la Genèse
(Adam, Eve, Dieu) et création purement renardienne (Richeut, Hersent,
Renart, Isengrin).
- transgression de l'écriture parodique : l'innocence
édénique et la curiosité du personnage d'Eve deviennent
gaucherie dans les « Enfances » ; tandis qu'Adam « en mer
feri devant Evain » v. 49, fournissant par là même un
modèle de geste créateur, Eve reproduit le geste avec une
violence non contenue, d'une maladresse comique : « Ele a la verge
tost saisie / En la mer fiert molt roidement » v. 58-59.
- enfin, une mise en abyme de la transgression : «
come Diex ot de paradis / Et Adam et Evains fors mis / Por ce qu'il orent
trespassé / Ce qu'il lor avoit commandé » (XXV, v.
39-42). A l'instar de la violation du commandement divin par Adam et Eve,
l'écriture transgresse la sacralité de la cosmologie
chrétienne : contrairement aux autres apocryphes, qui comblent et
complètent les silences de la Bible dans une visée
évangélisatrice, l'apocryphe renardien, résolument
hétérodoxe, détourne la Genèse pour en faire le
cadre du récit d'origine de la geste183.
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