2. CREATION DU MONDE, CREATION DE LA FICTION
« Religion, roman : deux systèmes
d'expression, deux parlers, deux « voix » d'auteurs, deux
façons de se lire, de s'écrire, de se commenter, deux usages des
textes donc, en fiction ou en vérité »175.
Le récit des « Enfances de Renart », qui
composent la branche la plus récente du cycle romanesque, apparaît
comme un complément apocryphe du texte sacré de la
Genèse. Retour a posteriori sur les origines de la
geste, la branche XXV se lit comme un double récit d'origine : à
la fois variante de la Création divine du monde176 et
création de la fiction renardienne, création des animaux du
récit et récit des premières prouesses du
goupil177. L'écriture engendre un épisode
inédit, qui semble reprendre les personnages de la
Genèse dans une double visée de dégradation de
l'écriture biblique et de satire (moquerie portée sur la
tradition des apocryphes). L'écriture procède d'une tension entre
le texte biblique qu'elle transforme (intertextualité), et les autres
ramifications de la geste renardienne, auxquelles elle donne une origine. La
reprise du récit d'origine par excellence permet à la branche de
légitimer l'ensemble du Roman, tout en transgressant la lettre
de la Création divine, en un récit fondamentalement
hétérodoxe178.
175 « Avant-propos » de Robert de DARDEL, Charles
GRIVEL, Willem NOOMEN et Bert WIERENGA, dans Ecritures de la religion,
écritures du roman, textes réunis par Charles GRIVEL, Centre
Culturel Français de Groningue, Presses Universitaires de Lille, 1979,
p. 8
176 Parmi les variantes avec le texte de la
Genèse, il est à noter que les animaux ne sont pas ici
l'oeuvre de Dieu, mais celle, à demi-imparfaite, d'Adam et Eve.
Chronologiquement, la création des animaux, partie intégrante du
septénaire de la Création, est déplacée
après la Chute (Genèse, 3, 23). Qui plus est, la
création de l'homme (Genèse, 1, 26-27) était,
dans la Bible, postérieure à celle des animaux
(Genèse, 1, 21 et 24).
177 Cf. Emmanuèle BAUMGARTNER, « Les Prologues
dans Le Roman de Renart », Le Goupil et le Paysan, Jean
DUFOURNET, éd. p. 214 : [La branche XXV] « propose un double point
d'ancrage à l'écriture renardienne : un commencement relatif,
celui de la guerre entre Renart et Ysengrin ; un commencement absolu, puisque
cette branche lie au temps même de la Genèse (...) la
création des héros eux-mêmes. Le texte renardien parvient
ainsi à s'écrire a principio ou presque,
privilège réservé à la Bible (...) ». .
178 La qualification d' « apocryphe » revient aux
écrits non canoniques, qui complètent des épisodes
bibliques ou créent de nouveaux récits. Les apocryphes sont
à la fois mal considérés par les théologiens, et
goûtés par le public, désireux d'en savoir davantage.
Certains textes jouissent d'une grande popularité (Cf. La
Légende Dorée de Jacques de Voragine, au XIIIème
siècle), imprègnent les esprits et inspirent durablement les
arts. Certains apocryphes sont orthodoxes, d'un point de vue théologique
; par exemple le thème du voyage céleste de l'âme, issu des
Actes de Jean et de l'Evangile de Thomas, et qui a
marqué la mystique médiévale. D'autres sont
hétérodoxes, qui rentrent en contradiction avec les
préceptes et
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