CHAPITRE II LA TRANSGRESSION DES ECRITURES
RECRITURES DE LA COSMOLOGIE BIBLIQUE
« Des clercs facétieux s'égaient à
transposer les textes sacrés et les textes liturgiques, tantôt
pour se divertir, tantôt pour tourner en dérision le
vilanus, ou pour dénoncer les scandales de la Curie romaine
(...). Dans sa forme, la parodie médiévale est essentiellement
transposition et déformation de textes ecclésiastiques, connus de
tous les prêtres, sus par coeur, à des fins burlesques ou
satiriques »164.
La transgression du sacré se révèle aussi
bien dans la profanation des signes rituels que dans l'ordre de la
réécriture. Le Roman de Renart et les fabliaux
s'emparent en effet de la lettre des écrits bibliques, dont ils
profanent la majesté sacrée : les motifs et épisodes
bibliques sont les « parties cristallines »165 des
narrations médiévales. Cette seconde partie a
précisément l'ambition de rendre compte de la récriture du
texte sacré.
La notion de texte sacré est assurément
problématique. Nous retiendrons toutefois la tentative de
définition proposée par Mélanie Adda : « Le texte
sacré vient stabiliser la foi encore incertaine et mouvante dont il est
issu, en l'établissant comme religion c'est-à-dire en fixant les
croyances qu'elle véhicule et en les étayant de pratiques et de
rites ».
« L'écriture sainte participe du discours
théologique et de l'oeuvre poétique mais ne s'y réduit pas
: elle a une valeur éthique et juridique. Le texte sacré regroupe
une communauté humaine autour d'une même éthique, de
mêmes lois, sanctionnées par l'origine divine qui leur est
prêtée »166.
La variété des livres canoniques, en termes de
style comme de substance (historiques, poétiques, sapientaux,
prophétiques...) nous a conduits à concentrer notre étude
sur trois récits emblématiques, porteurs d'une cosmologie
cohérente : les récits d'origine et de fin (Genèse,
Apocalypse) et la figure du Christ (Evangiles).
164 Philippe MENARD, Le Rire et le Sourire dans le Roman
Courtois en France au Moyen-âge, 1150-1250, Genève, Droz,
Publications Romanes et Françaises, CV, 1969
165 Claude LEVI-STRAUSS, Mythologiques, tome IV,
L'Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 560
166 Mélanie ADDA, « Introduction », in
Mélanie ADDA (éd.), Textes sacrés et culture profane :
de la révélation à la création, Berne, Peter
Lang, Recherches en Littérature et Spiritualité, n° 17,
2010, p. 5
La Genèse, en relatant les origines du monde
et de l'humanité, impose une conception créationniste de
l'Univers. La création divine du monde est par nature une donnée
sacrée, le concept de sacré pouvant se lire, avec Carl Gustav
Jung, comme « ce qui saisit l'individu, ce qui, venant
d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être ». Nous retiendrons
de la Genèse deux épisodes fondamentaux : la Création
divine du monde et l'épisode de la Chute du Jardin d'Eden.
L'Apocalypse, « Révélation de
Jésus Christ » (Ap. 1, 1), se donne comme une prophétie
eschatologique chargée de symboles et de signes. Ces visions attestent
la véridicité du Dieu créateur, « Alpha et
Omega », principe et fin de toutes choses : « [Dieu] envoya
son ange pour la faire connaître à Jean son serviteur, lequel a
attesté la Parole de Dieu et le témoignage de Jésus Christ
: toutes ses visions » (Ap. 1, 1-2). A l'instar de la
Genèse, l'Apocalypse prend son origine dans une parole
sacrée, également performative.
Le caractère sacré du Christ et la
prégnance de sa parole ne font pas mystère : dans le Christ,
« le Verbe s'est fait chair » (Jean, 1, 14). Le Messie
rédempteur incarne, par son parcours - ascendance divine, mort pour le
rachat des péchés humains, résurrection - une figure de la
Trinité sacrée. Le « Symbole de Nicée-Constantinople
», consécutif aux conciles de 325 et de 381, définit le
Credo, garant d'une croyance unifiée en Jésus-Christ :
« Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils
unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles,
Lumière issue de la Lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu,
engendré et non créé (...) ». Le Christ
Pantocrator est lié à la Création par sa
consubstantialité au Père, à l'Apocalypse dans les
derniers mots de la profession de foi : « il reviendra dans la gloire
pour juger les vivants et les morts » (Ap. 22, 20).
L'Alpha de la Genèse, l'Oméga de l'Apocalypse,
et le Fils trinitaire sont consubstantiels, qui offrent une vue
complète de la cosmologie et de la mythologie chrétiennes.
Notre perspective tient ainsi à examiner plus avant les
modalités d'une « poétique de la contamination et
de la dégradation »167 de ces trois récits
(Apocalypse, Genèse, Evangiles), à l'oeuvre dans Le
Roman de Renart, les fables et les fabliaux.
167 Claudio GALDERISI, Une poétique des enfances.
Fonctions de l'incongru dans la littérature
médiévale, Orléans, éd. Paradigme, «
Medievalia », 2000, p. 111
A. GENESE ET LEGITIMATION DE LA FICTION168
La récriture du texte sacré de la
Genèse semble procéder, dans les narrations
renardiennes, d'une ambiguïté essentielle, entre
intertextualité dégradée et moyen d'une
légitimation de la fiction. La relation qui unit la narration
médiévale à son intertexte biblique excède
cependant la notion parodie au profit de connexions plus
complexes169. Le corpus retenu (« L'Ermite », « Les
Enfances de Renart », « Comment Renart parfit le con ») donne
à lire non seulement une dégradation de la Création divine
du monde, mais, dans le cas des récits renardiens, une authentique
création de la fiction par le détour de la Création. Ce
trait est sensible dans le Roman de Renart, la branche dite des «
Enfances »170 (XXV) étant le récit d'origine de
la geste, sa mise en abyme ; la branche XXV s'inscrit dans les ramifications du
Roman, tout en lui donnant une origine.
La récriture du récit édénique se
situe ainsi dans un entre-deux, se comprenant en regard du modèle
sacré (dégradation), et comme origine de
l'écriture renardienne (contamination). Ces deux
modalités d'écriture originelle se rejoignent cependant dans une
double transgression du sacré : dégradation de la lettre et de
l'esprit du texte originel, création seconde venant se substituer
à la Création.
168 Le terme de légitimation, à propos
des branches XXIII et XXV du Roman de Renart, s'entend en deux sens ;
d'abord comme dans l'expression « enfant légitime », les
personnages du Roman recevant une paternité biblique («
Les Enfances Renart ») ; ensuite en son sens premier, « conforme
à la loi », la reprise de la Genèse
conférant une véritable légitimité à des
animaux crées par Eve.
169 La parodie peut se définir comme ce qui «
ridiculise un modèle sérieux connu (...) [Elle] peut être
considérée comme une forme de métatextualité : elle
ne fonctionne que sur l'arrière-plan du modèle qu'elle
déforme consciemment » Dictionnaire des Termes
Littéraires, Hendrik van GORP, Dirk DELABATISTA, Lieven D'HULST,
Rita GHESQUIERE, Rainer GRUTMAN et Georges LEGROS, Paris, Honoré
Champion, « Champion Classiques », 2005, p. 355, art. « Parodie
». Ce ne sont pas tant les inclinations parodiques de l'écriture
qui retiennent notre attention, que les enjeux théologiques de
l'intertextualité.
170 Cette fascination pour les premiers exploits des jeunes
héros est une constante dans la littérature
médiévale, et particulièrement dans la chanson de geste,
comme le rappelle Philippe MENARD, « Je sui encor bachelers de jovent
(Aimeri de Narbonne, v. 766) », Les âges de la vie au
Moyen-âge, Actes du Colloque de Provins, 16-17 mars 1990, textes
réunis par Henri DUBOIS et Michel ZINK, Paris, PUPS, Cultures et
Civilisations Médiévales, VII, 1992, p. 174 [à propos
d'Aucassin et Nicolette] : « Au pluriel, les enfances
d'Aucassin sont les prouesses accomplies pendant la jeunesse, les actions
héroïques qui sortent de l'ordinaire. L'emploi du terme est connu
dans les chansons de geste. Plusieurs poèmes ont pour titre les
enfances. Ainsi Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien
».
1. ENJEUX D'UNE REINTERPRETATION DE LA GENESE
La fable LIII de Marie de France, « l'Ermite »,
apparaît comme une réflexion sur le péché originel.
Si la critique féministe a relevé l'absence d'Eve,
considérant l'isopet comme une « réinterprétation du
péché originel » favorable à la femme171,
un autre angle d'approche est concevable. Le retour à la lettre de la
Genèse permet en effet d'interpréter la relation
parodique à l'oeuvre dans la fable, qui met en scène un «
reclus (...) ki aveit / un vilein, ki od lui esteit »
(v. 1-2). L'insistance des questions théologiques posées par le
vilain à l'ermite conduit ce dernier à placer le paysan dans une
situation analogue à celle d'Adam et Eve dans l'épisode de la
Chute. L'ermite dissimule une souris sous « une grant gate »
(v. 13) et défend au vilain d'y toucher, selon un motif folklorique
également à l'oeuvre dans « La Sorisete des Estopes ».
La transgression de l'écriture sacrée dans cet isopet tient
à trois éléments : la position de l'ermite, la pomme
symbolique remplacée par la souris, l'origine probable du motif.
L'écriture procède à un glissement du
statut de l'ermite, dont le discours passe d'une parole de
prédication172 à une parole performative ; au vers 3,
« li recleus de deu parlot », est sensible la
prédication chrétienne, prolongée par un
exemplum, truchement privilégié de la
catéchèse. L'insistance des questions (répétition
de « pur quei » v. 5 et 8) qui achèvent d'agacer
l'ermite (v. 9, « Al reclus suvent en pesa »)
l'amènent à devenir un avatar du Dieu de la Genèse. La
reprise de la Chute assigne en effet un rôle nouveau aux personnages : le
paysan incarne Adam, tandis que l'ermite se place, en acte comme en paroles,
comme un alter ego du Dieu comminatoire et bienveillant d'avant la
Chute : « Puis defendi qu'en nule guise / Al vilein qu'il n'i adesast
/ Ne que desuz ne reguardast » (v. 16-18) répond à
l'interdit de la Genèse, « Dieu a dit : Vous n'en
mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort »
(Gn, 3, 3). Si les mystères sacrés du Moyen-âge
figuraient les personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, la perspective
adoptée dans la fable est toute différente. L'ermite,
171 Sahar AMER, Esope au Féminin. Marie de France et
la politique de l'interculturalité, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
coll. « Faux Titre », 1999, p. 187
172 Nous sommes conscients de l'apparente contradiction entre
les termes ermite et prédication. Cela étant,
les discussions théologiques de l'ermite et du paysan tiennent de la
relation du fidèle au curé. Les v. 3 et 4, « Quand
(...) parlot / et li vileins li demandot », suggère la
récurrence de ces discussions. Le caractère plus
cénobitique qu'érémitique de l'ermite est plus encore
sensible aux v. 19-20 : « Kar il ireit a un mustier / A ureis un pur
deu preier ». Le propre de l'anachorète n'est-il pas de prier
Dieu dans l'isolement de la retraite ?
dans cet exemplum en actes, endosse l'habit divin, le
mot « Sire » (v. 30 et 36) calquant la dénomination
de Dieu dans la Genèse.
La reprise ad litteram transgresse l'écriture
sacrée à travers les éléments qui remplacent les
symboles bibliques. A la pomme, symbole de la connaissance du bien et du mal,
se substitue la souris, symbole du mal dans la tradition biblique. La
transgression procède de l'infléchissement du cadre
édénique en un cadre domestique (la « grant gate
» demandée par l'ermite v. 13), mais aussi de
l'infléchissement de la tentation en curiosité humaine. D'un
point de vue axiologique, le serpent, partant la femme, représente le
mal, sous la forme du désir, de la tentation. La curiosité du
paysan intrigué par cette « grant merveille » (v. 23)
est de toute autre nature : l'attrait du paysan pour le mystère de la
jatte n'implique pas un savoir à l'échelle du monde, une
connaissance absolue du bien et du mal, mais une connaissance
circonstancielle dénuée d'enjeux véritables. C'est
pourquoi le courroux effroyable de l'ermite à son retour de
l'église, double de l'ire divine, paraît d'une démesure
comique : « Quand sis sire repaira / Mult s'en curuça durement
/ Si demanda par mal talent / Pur quei il ot la gate ostée »
(v. 30-33). La reprise de « pur quei », question
posée à plusieurs reprises par le vilain, manifeste la
réduction burlesque de l'écriture sacrée.
La transgression est enfin sensible dans la christianisation
d'un motif d'origine islamique, pour reprendre l'hypothèse
proposée par Jacques Merceron173. Sans rentrer dans le
détail des versions soufies suggérées comme les sources
probable du motif de la « curiosité testée par une souris
enfermée sous un plat », la christianisation de l'exemplum
permet d'envisager un va-et-vient du profane (motif arabe) au sacré
(christianisation du motif), pour revenir in fine au profane
(subversion des symboles chrétiens). La reprise de la
Genèse dans la fable LIII de Marie de France est ainsi
marquée par l'ambiguïté du ton et de la pensée :
parodie de la Chute, l'isopet constitue une réflexion théologique
plaisante tout en reprenant un exemplum arabe.
Dans le Roman de Renart, le réinvestissement
du texte biblique est porteur d'une toute autre signification. La
Genèse est le cadre thématique et formel du récit
racontant les origines de la fiction ; elle légitime la fiction
renardienne174 en faisant
173 Jacques MERCERON, « Des souris et des hommes:
pérégrination d'un motif narratif et d'un exemplum d'Islam en
chrétienté : à propos de la fable de « L'Ermite
» de Marie de France et du fabliau de « La Sorisete des Estopes
», Cahiers de Civilisation Médiévale, vol. 46,
n° 181, Poitiers, 2003, p. 53-69.
174 La légitimité que nous évoquons se
comprend, dans un sens juridique, comme mode de filiation : de même que
les liens du sang rendent une paternité légitime, la
référence à la Genèse dans la branche des
« Enfances » confère une légitimité
à l'ensemble du Roman, et ce de la même manière
que les prologues qui se réclament d'un livre préalable (cf.
infra l'analyse du prologue de la branche XXV).
d'Eve la créatrice des principaux animaux du
Roman, tout en étant l'hypotexte d'une réécriture
transgressive. En un même geste, la Genèse est reconnue
comme modèle de cosmogonie, et raillée à ce titre.
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