C. ORDO MISSAE ET MISE A MAL DE LA PAROLE
LITURGIQUE
Le rite catholique romain assigne à la messe une triple
visée d'adoration, d'eucharistie et de rédemption. La mise en
présence du Christ, matérialisé dans le vin et l'hostie
selon le dogme de la transsubstantiation, en fait un rite d'une portée
mystique. Le rituel liturgique est cependant l'objet de retournements
carnavalesques - fête des fous, fête de l'âne, dans
lesquels le « Ite, missa est » conclusif le cède aux
« Hihan » asiniens. Comme le suggère Georges Minois,
il convient cependant d'atténuer
119 Cf. les analyses d'Elyse DUPRAS dans Diables et saints
: rôles des diables dans les mystères hagiographiques
français, Genève, Droz, Publications Romanes et
Françaises, CCXLIII, 2006, p. 47 : « L'emprunt vestimentaire de
Dieu se distingue de celui du diable en ce qu'il ne tend pas à une
dissimulation (d'identité ou d'intention), mais à une
révélation (la Révélation Christique), alors que le
diable utilise le déguisement comme art de la dissimulation, qui bien
entendu, révèle sa nature mensongère ! ». Ces
analyses portant sur le théâtre hagiographique du Moyen-âge
peuvent rendre compte du rapport au déguisement dans la tradition
renardienne.
120 Cf. à titre de comparaison l'epimythium de la fable
du Charpentier (« La .xiii. fable fait mencion d'ung charpentier »)
dans l'Esope de Julien Macho (Fables Françaises du
Moyen-âge, Paris, GF, 1996, p. 283) : « Dieu, qui est bon et
juste, remunere les bons en ce monde ou en l'autre et pugnist les maulvais
».
l'image d'un rituel ordinaire sombre et policé, de
« relativiser les indécences de la fête des fous », les
« dissonances profanes du rire »121 étant la marque
paradoxale de l'office religieux. La mise en jeu du
sacré est placée sous le signe de la dérision et
du bas corporel ; l'incarnation sainte du Christ le
cède à la matérialité obscène de l'animal
comme de l'humain.
L'épisode dans lequel Primaut reçoit la tonsure
doit à l'esprit facétieux du goupil. Si la mention du rituel n'y
est qu'esquissée, le festin de Renart et Primaut place d'emblée
l'épisode sous le signe de la profanation. Les symboles de la
transsubstantiation, pain et vin, sont infléchis dans l'ordre profane,
réduits aux plaisirs excessifs de la gula : « Et tu,
Renars, si boi ! / - Si fai je, fait Renars assés » (XIII, v.
507- 508). Et le dialogue de se fonder sur une émulation
réciproque des deux personnages : « Buvés un poi plus
durement, / De boivre vous voi recreü ! » (XIII, v. 511-512).
Une fois tonsuré, Primaut est amené par le goupil à
revêtir les habits sacerdotaux - « Au plus tost que il puet
venir / Se va des vestemens vestir » (XIII, v. 533-534) - et
accomplir les fonctions du prêtre, en une surenchère nettement
satirique : « Son penser a mis a chanter : / Durement urle et brait et
crie » (XIII, v. 767-768). La notation comique n'est pas sans
procéder d'un esprit de subversion, à l'instar de la question
posée par Tibert au fax prestres dans la branche des
Vêpres : « Mais savés vous nulle alleluye, / Ne douls
chants por moi endormir ? » (VI, v. 444-445).
La transgression qui s'opère dans l'office mené
par Renart et Tibert dans la branche VI 122 tient moins à
l'ordo missae, globalement préservé, qu'au
topos des animaux revêtus de l'étole. La
métamorphose illusoire du chat et du goupil tend, de fait, un miroir
satirique des pratiques humaines. Si les différents épisodes de
la messe sont observés avec un extrême scrupule123,
certaines notations, telles la réplique « a envers »
(VI, v. 870) de Renart et l'emphase conférée à l'antienne,
chantée « molt glorieusement » (VI, v. 867), sont les
signes annonciateurs d'une véritable satire cléricale.
Dominique Boutet, s'appuyant sur le propos musicologique de
Jacques Chailley124, propose de lire une « satire des nouvelles
tendances du chant liturgique
121 Georges MINOIS, Histoire du Rire et de la
Dérision, op. cit. p. 153
122 Le chat, « eslieus a abé » (v.
510), s'apprête à prendre ses fonctions à Blagny et
à y prononcer la messe. Renart est alors son assistant.
123 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les
Vêpres de Tibert », v. 851sq. Le conteur rapporte par le menu les
étapes du rituel (« Deus in adjutorium », v. 853 ;
« Magnifica[t] », v. 865 ; « Dominus vobiscum
», v. 872 ; « Benedicamus », v. 880-882) et leur
déroulement (« Si ont cantee toute ligne / Tot mot a mot et
tout a ligne », v. 861-862).
124 Le Roman de Renart, Branche VI, note 2, p. 1083 et
Jacques Chailley, Histoire musicale du Moyenâge, PUF, p.
1950.
polyphonique », les vocalises pouvant alors se prolonger
une vingtaine de minutes. Cet élargissement interminable du temps de
l'oraison (« Tot le mont en repeust d'anui », VI,
v. 888) est amplifié dans une comparaison spatiale
également démesurée : « Deus liues peüst on
aller / Ains que il eüst parfiné » (VI, v. 890-891). Au
retournement carnavalesque des valeurs, Renart et Tibert substituent en cet
épisode l'exact reflet des pratiques liturgiques du temps.
La transgression carnavalesque de la messe se lit non comme
l'entier retournement d'un rite censément inspiré125,
mais bien plutôt comme une réelle satire des institutions
ecclésiastiques. Satire au demeurant redoublée dans la branche
VI, en une mise en abyme de l'impéritie sacerdotale : de même que
le prêtre a le dessous dans son dialogue avec Tibert, confondant
fève (faba) et fable (fabula)126, Tibert,
une fois revêtu du soupelis, commence à lire le mauvais
psaume (VI, v. 824-827). Hors cadre liturgique s'exprime plus encore le
scandale de paroles sacrilèges et blasphématoires.
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