B. LA PRIERE, « OFFRANDE SPIRITUELLE »
(TERTULLIEN)
« ... Une bite y est dans le caleçon au lieu
de Kyrie Eleison ou encore Bonne biroute à Toto pour Cum Spiritu Tuo, il
en avait comme ça pour presque tous les répons chaque fois
à peu près de cette force En trou si beau adultère est
béni au lieu de Introïbo ad altare Dei... » 113
La prière apparaît, en un monde
médiéval imprégné du modèle
ecclésiastique, comme la scansion rituelle de la journée du
fidèle. « Offrande spirituelle » remplaçant
l'ancien holocauste, la prière est le moment « où les
vrais adorateurs [adorent] le Père en esprit et
vérité » (Jean, IV, 23). A la diversité des
prières (eucharistique, liturgique, Notre Père...) fait
écho l'extrême virtuosité des écritures
transgressives. Comme l'écrit Georges Minois, « litanies, hymnes,
prières, offices canoniaux, détournés de leur sens
sacré, sont une mine de gags offerts à la verve des plaisantins
»114. Dans la mouvance des Goliards, qui infléchissent
la lettre des écritures saintes en une parole satirique et profane, la
tradition des « contes à rire » pose la
suprématie des « forces obscures de la matière corporelle,
celles qui s'affirment dans le pet et le rot », pour reprendre les termes
d'Umberto Eco115.
La Branche III du Roman de Renart comporte, en ce
qu'Armand Strubel considère comme « un temps mort de l'action, une
sorte d'intermède »116, l'expression ordurière
d'une violente dégradation du sacré : « Puis
[Renart] mist la queue sor l'arçon / Si fist set pes en un
randon » (III, v. 225-226)117. Le chiffre sept,
saturé de sens symboliques118, manifeste
l'infléchissement de « offrande spirituelle »
à l'offrande sardonique et frondeuse du bas corporel, en une
prière de malédiction : « Li septimes [pet] por
Ysengrin, / Cui Dieus doinst demain mal matin / Et male estrive a son
lever »,
113 Claude SIMON, Histoire, Paris, Minuit, 1967, p.
43. Réminiscences du rituel liturgique auquel participaient le narrateur
et son ami Lambert, qui « gueulait à tue-tête »
des insanités en lieu et place de la parole sacrée, en une pure
jouissance infantile du franchissement de l'interdit.
114 Georges MINOIS, Histoire du rire et de la
dérision, Paris, Arthème Fayard, 2000, ch. V, p. 152
115 Umberto ECO, Le Nom de la Rose, Livre de Poche,
Paris, 2002, p. 482
116 Le Roman de Renart, Branche III, « La
Confession de Renart », Notice, p. 990
117 L'Ysengrimus de Nivard de Gand présente
également, au moment où le loup s'apprête à
être déchiqueté par des porcs, une interaction de la
prière et du pet. Ysengrin prophétise, pour venger sa
propre mort, une damnation éminemment carnavalesque, celle du pet
perpétuel : « Turpibus ut ventis numquam impetus absit eundi /
Laxentur patule nocte dieque fores » [Ysengrimus, VII, v.
317 et Roman d'Ysengrin, p. 240 : « Et pour que les vents
honteux ne manquent jamais de l'élan nécessaire à leur
sortie, que les portes restent largement ouvertes jour et nuit
»]. Le texte de Nivard va sans doute encore plus loin dans
le détail du pet : « Nec tenui strepitu sibilet aura nocens
» [ibid., VII, v. 322 et Roman d'Ysengrin, p. 240 :
« le bruit de la vilaine brise ne sera pas un léger sifflement
»].
118 Le chiffre sept apparaît en effet près de
cinq cent fois dans la Bible ; parmi les occurrences les plus notables figurent
les sept dons du Saint-Esprit (Première Epître aux
Corinthiens, 12, 8-13 ; Ephésiens, 4, 11-12 ;
Romains, 12, 6-8), le nombre de sacrements (baptême,
eucharistie, confirmation, pénitence, extrême-onction, sacrement
de l'ordre), le nombre d'Eglises, de têtes de la Bête et de
trompettes du Jugements dans l'Apocalypse...
v. 237-239. Les « trois patrenostres » qui
accompagnent l'expression carnavalesque des flatulences se lisent comme un
miroir inversé du Pater Noster : à l'appel de la vertu,
« délivrez-nous du mal », répond l'apologie
des larrons, traîteurs, felons et pecheurs (III, v.
251, 252, 253 et 254), au désir de tempérance, « ne nous
laissez pas succomber à la tentation » se substitue
l'intempérance du désir : « (...) encrimies pecheurs /
Qui mieus aiment les bons morsiaus / Qu'ils ne font cotes ne mantiaus
», III, v. 254-256.
La prière de Renart, en ouverture de la Branche Ic (v.
2238-2247), transgresse également la dimension sacrée de l'«
offrande spirituelle ». Renart, menacé de mort par un
arrêt du roi Noble, est en quête d'une nouvelle mystification, pour
échapper à la reconnaissance des autres animaux. La prière
qu'il adresse au Dieu Trinitaire est d'autant plus scandaleuse qu'elle appelle
le Seigneur à métamorphoser son apparence : « Et si
m'atorne en tele guise / En tel manière me devise / Ja ne soit beste qui
me voit / Qui sache a dire qui je soie » (III, v. 2244-2247). De
même que la parole bestornée du goupil porte atteinte
à l'idéal biblique de transparence, la dissimulation est la
marque du Diable119. Le scandale éclate de la tension entre
l'artifice luciférien et l'adresse à « Dieu qui mains en
Trinité » (Ic, 2238). Le Dieu Trinitaire, en un redoublement
sacrilège, est figuré en complice bienveillant du goupil : «
Qui de tans peris m'as jeté / Et m'a souffert tant mals a faire
» (Ic, v. 2239-2240)120. La parole sacrée de la
prière s'infléchit ainsi en une parole sacrilège,
profanée, chargée de moqueries, d'implorations
indécentes.
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