4. TRANSGRESSION DES PAROLES CONSACREES
La notion de texte et de contre-texte permet de concevoir avec
plus d'acuité le rapport du texte transgressif à son
modèle sacré dans les récits d'animaux comme dans les
fabliaux. La définition de Pierre Bec, dans Burlesque et
obscénité chez les troubadours,
105 Attitude qui correspond à la définition
même du blasphème, qui, « semble de plus en plus
envisagé, à partir du XIIème siècle, comme une
transgression de la norme du vrai (...) L'impiété s'analyse moins
comme un mensonge que comme un manquement formel à la manifestation de
la vérité ». Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La
répression du blasphème et les métamorphoses de la
vérité (Moyen Age et début de l'époque moderne)
», in Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et
sociétés (IXe-XVe siècle), Mélanges en
l'honneur de Paulette L'Hermite-Leclercq, sous la direction de Patrick
HENRIET et Anne-Marie LEGRAS, Paris, Presses de l'Université de
Paris-Sorbonne, Cultures et Civilisations médiévales, XXIII,
2000, pp. 323-338
rend ainsi compte du rapport de coexistence entre texte
sacré et profane, dans le temps de la lecture :
« [Le contre-texte] n'est pas ambigu. Il s'installe en
effet dans le code littéraire, utilise ses procédés
jusqu'à l'exaspération, mais le dévie fondamentalement de
son contenu référentiel. Il n'y a donc pas
d'ambiguïté à proprement parler, mais juxtaposition à
des fins ludiques et burlesques d'un code littéraire donné et
d'un contenu marginal, voire subversif. Le code textuel endémique reste
donc bien l'indispensable référence, fonctionne toujours dans la
plénitude de ses moyens, mais à contre-courant. [...]. Le
contre-texte est donc, par définition, un texte minoritaire et
marginalisé, une sorte d'infra-littérature (underground). Sa
référence paradigmatique reste le texte, dont il se
démarque, et son récepteur, inévitablement le même
que celui du texte. Car sa réception et son impact sont
étroitement liés aux modalités du code textuel majoritaire
»106.
A. LA CONFESSION, SACREMENT DE PENITENCE ET DE
RECONCILIATION
Comme le rappelle Roger Bellon, « le XIIe
siècle voit l'Eglise catholique développer la pratique du
sacrement de la pénitence, évolution confirmée par le
IVe concile de Latran (1215), qui rend obligatoire la confession
annuelle » 107. Ce cadre théologique impose la
confession dès l'âge de discrétion108, dans le
cadre d'une double réforme des mondes laïc et clérical.
Prenant acte de l'essor d'hérésies nouvelles, Innocent III ouvre
le quatrième concile de Latran dans l'intention d'amplifier en la foule
des fidèles le sentiment de la faute (culpa). Aux anciens
pénitentiels se substitue une hiérarchie nouvelle des fautes,
réparties en péchés véniels et mortels. Dans une
société où le diable « fait partie intégrante
du dynamisme » européen109, l'absolution des
péchés, fussent-ils véniels, contribue au déclin de
son empire sur le monde. Le recours à la confession, en plusieurs
branches du Roman de Renart, met en oeuvre une tension transgressive
entre le caractère sacré de l'acte de pénitence et la
disposition railleuse du goupil.
La confession, imposant le mode de la véridicité
intégrale et sans omission, devient un jeu de renversement des valeurs,
bien et mal s'inversant pour dénoncer la
106 Pierre BEC, Burlesque et obscénité chez
les troubadours. Le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984,
p. 11-13, cité par Patrice UHL, « Du Rebonds parodique, Les
pièces CLXXIV et CLXXV du Recueil général des Jeux-Partis
français », Carnets de Recherches Médiévales et
Humanistes, 15, 2008, p. 129-130.
107 Roger BELLON, « Confession », in
Répertoire, Le Roman de Renart, éd. Strubel et
alii, p. 1468.
108 L'âge de discrétion, ou âge
de raison désigne, dans le Droit Canon (Can. VI, ch. 97, 2),
l'âge à partir duquel un enfant devient moralement responsable de
ses actes, à compter de sa septième année.
109 Robert MUCHEMBLED, Une Histoire du Diable,
XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 10.
Robert Muchembled insiste sur la portée d'un imaginaire du Mal dont
Lucifer constitue la figure de proue : « La montée en puissance de
Lucifer (...) traduit un mouvement d'ensemble de la civilisation occidentale,
une germination de puissants symboles constitutifs ».
valeur même de cette déclaration. La branche
XVIII du Roman de Renart, consacrée à la relation des
trois morts du goupil, intègre ainsi au déroulement du rituel
funèbre l'examen de conscience, préalable au repentir de Renart :
« Faites moi parler a Bernart / L'arceprestre, si me ferai / Confez et
mes pechiez dirai » (XVIII, v. 360-363). Si le désir de
confession révère en semblance les paroles rituelles de la
pénitence, le discours amphibologique du goupil relève d'une
double transgression : la teneur des péchés inverse l'axiologie
chrétienne et leur confession ne s'accompagne d'aucune pénitence
ni contrition. En cela, le langage renardien demeure celui de la vantardise et
du mundus inversus.
Après avoir déclaré que, de toutes les
actions qu'il a commises durant son existence, la guérison du roi Noble
est la seule dont il se repente110, Renart inverse le système
des valeurs du catholicisme, le tort sexuel devenant bien
moral : « Se je croissi Dame Hersent / Ma comere, ne mespris rien /
Encoiz li fis lieesce et bien », XVIII, v. 388- 390. A la
sincérité constitutive de l'aveu pénitentiel, Renart
substitue la mobilité perfide d'une parole purement liée aux
circonstances de sa profération : « (...) S'il avint / Que je
aie respassement, / Je fausserai le sairement », XVIII, v.
409-411111. Ainsi que l'explique Micheline de Combarieu du
Grès, « à l'exigence ascétique s'oppose une
aspiration sensuelle qui dénonce comme hypocrite tout engagement
à renoncer aux satisfactions futures »112. La
duplicité est sensible dans le consentement du goupil à
l'injonction de l'âne : « Por çou que ne voel passer /
Vos conmandement ne deffaire, / Vol je bien le sairement faire ! »,
XVIII, v. 408-409. Artifice hypocrite d'une parole résolument
transgressive, qui n'entend pas un instant renoncer aux « mauvestiez
» et aux « vissiez » d'un goupil « de
pute orine » (XVIII, v. 376, 377 et 404).
110 Ibid., v. 396-401 : « Que diroie ? De voir,
saciez, / Je ne fis onques nulz pechiez / Fors quant je donai garison / Mon
signor Noble le lion / Mais bien sai que doncques pechai / Quant jou garison
lui donai ».
111 Aveu d'infidélité à la parole
donnée réitéré aux v. 415-416 : « Mais por
çou n'en ferai ge rien / Se jou dou mal puis respasser ».
112 Micheline de COMBARIEU DU GRES, « Le thème du
monde à l'envers dans la branche XVII du Roman de Renart
», Mélanges Jean Larmat, Belles Lettres, Paris, 1982, p.
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