A. IRREALITE DU DISCOURS RENARDIEN : TOUT UN MONDE IN
ORE REINARDI 101
L'engin, conçu comme métis et
techné, caractérise l'art du goupil, qui comme le
rappelle Brun, « a fait tantes molestes / et conchïees tantes
bestes » (Ia, v. 55-56). Son mode d'application consiste en des
manoeuvres déceptives fondées sur un canevas matriciel. La ruse,
dans la logique renardienne, tient pour le trickster à punir sa
dupe par là-même où elle a péché, exaltant
les pouvoirs de la gula dans l'infléchissement de la
volonté d'un personnage. La ruse conçue comme tour pendable se
nourrit de l'imaginaire propre aux figures archétypales (le miel
catalyseur de la chute de l'ours), elle rend présent et actuel ce qui
est absent et de l'ordre du désir. Cependant, le triomphe de la ruse et
la jouissance verbale du goupil impliquent que l'élément central
de la ruse (le miel, les souris et les rats) soit introduit très en
amont dans le discours.
La justification du retard pris dans sa venue à la cour
tient à la reprise du topos biblique de Lazare et du Mauvais
Riche : la cour étant un lieu de perdition dans lequel « povres
hom qui n'a avoir / fu faiz de la merde au deauble », v. 532-534),
Renart se restaure avant de se mettre en chemin, remarque d'autant plus
paradoxale que celui qui fait bombance, jouissant d'un « merveilleus
mangier françois », v. 524 composé de ses «
maus aünés », v. 553 ne saurait être
considéré sous le rapport de sa pauvreté. La raison
d'être de ce festin tient dans sa conclusion, dans les « .VI.
Danrees / de novel miel en bonnes rees » qui amènent Brun
à célébrer cette nouvelle comme un miracle : «
Nomini Patre, Christum file », v. 557. L'engin opère
ainsi un retournement d'autant
100 En référence à l'ouvrage fondateur de
Carl-Gustav JUNG, Paul RADIN et Charles KERENYI, Le Fripon divin : un mythe
indien », Genève, Georg, 1958. Dans cette étude, les
anthropologues développent le concept d'enfant
intérieur, de « speculum mentis », qui, dans ses
multiples composantes, peut être adapté au personnage de Renart :
exaltation sexuelle, tours pendables incessants, débordement
d'activités...
101 Expression forgée à la lecture du chapitre
intitulé « Le Monde que renferme la bouche de Pantagruel »,
dans l'ouvrage d'Erich AUERBACH, Mimésis, La représentation
de la réalité dans la littérature occidentale, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 272 : « in ore
Pantagruelis, tout se présente comme en Europe... ».
plus complet que si le discours du décepteur retourne le
langage102, il amène sa dupe à se placer en
contradiction avec elle-même, à renier toute morale et toute
valeur.
La première étape de la ruse consiste dans
l'acceptation par la dupe de son conchïement futur. Ces
prémisses adoptées, le décepteur abandonne l'habit du
tentateur pour revêtir celui de l'adjuvant ironique, exhortant les
victimes à se jeter elles-mêmes dans une situation délicate
: « Di va, faist il, ovre la bouche / a poi que la langue n'i toche
», v. 615-616. La ruse se fonde ainsi sur une duplicité du
personnage décepteur, qui dans le moment même où il feint
d'apporter son aide, travaille contre sa dupe : « Endementres que cil
i bee / Renart a les coinz enpoigniez / et a grant poine fors sachiez »,
v. 620-622 ; la concomitance des deux actions mise en évidence par
la locution temporelle à valeur de simultanéité «
endementres que » manifeste l'étendue de la duplicité.
De même avec Tibert, lorsque le goupil s'exclame « fi ! Merde,
con tu ies coarz ! / Je garderai par ça defors », v. 670.
Le monde crée par la parole du fripon divin
est frappé d'irréalité par l'absence de
référent dans la réalité de la fiction. L'exemple
à cet égard le plus frappant se situe dans la branche XII, quand
le goupil simule à lui seul les sonneries de trompette et le fracas des
chasses du Comte Thibault, afin d'amener Brun à se dissimuler sous terre
: « Lietart, cui la noise bien plest / Que Renars fait par le
forest... » (XII, v. 778-779). Cette ruse permet au vilain de frapper
l'ours de sa cognée, mettant fin à la promesse de lui livrer
Rougel, son boeuf qu'il jugeait trop lent.
A l'instar de l'épisode du vilain, la création
d'un monde contrefactuel dans lequel le père de Martin d'Orléans
posséderait de l'orge et souffrirait les avanies des souris et des rats
est signifiée par le narrateur de la branche initiale, lorsqu'il
écrit : « Mais li lechieres li mentoit / qar li prestres qui la
menoit / n'avoit ne orge ne avoine / De ce n'estoit il ja en paine »
(Ia, v. 832-834). Renart s'empare en paroles de l'objet du désir,
conformément aux inclinations naturelles de chaque bête et
l'actualise par le seul pouvoir de la parole. De même, Renart use des
ressources formelles de la rhétorique au mépris de toute
éthique.
B. COULEURS DE RHETORIQUE DE L'ELOQUENCE
JUDICIAIRE
La parole séductrice prend la forme d'un discours
chargé d'artifices et de flagorneries, à l'instar du plaidoyer
pro domo que prononce Renart à la cour du Roi
102 La création d'un univers de peu de
réalité est sensible dans la remarque du conteur aux v. 623-624 :
« Bien le cunchie et bien le boule / Car il n'i a ne miel ne ree
».
Noble ; il réinvestit dans cet épisode le
thème du contemptus mundi, mépris d'un monde voué
à la corruption et au triomphe du mal : « Mais puis ains,
sires, rois s'amort / A croire ses malvais larrons (...) Puis voist sa
terre a male vue », Ia, v. 1232-1233 et 1237. L'antithèse,
à la rime, des « malvais larrons » et des «
haus barons » (Ia, v. 1234-1235) et les apophtegmes à
valeur morale (« cil qui sont serf de nature / Ne sevent regarder
mesure », Ia, v. 1238-1239) reprennent en semblance certains
marqueurs rhétoriques de la Bible, car en en reproduisant le style, il
n'en reconnaît pas les fondements moraux. L'expression «
couleurs de tortherique » (Ia, v. 1299) peut se lire à la
lumière de la teinture dont Renart se trouve paré au début
de la branche Ic. De même que la teinture fait apparaître le goupil
comme un double en négatif du Christ (cf. infra), substituant
l'apparence à l'essence, son discours relève d'une même
déception. En effet, comme nous l'évoquerons en deuxième
partie, l'art de la teinture disposait d'une image peu flatteuse au
Moyen-âge, en un temps où changer l'apparence des choses inspirait
la suspicion103.
Sur un ton prophétique, à tout le moins
biblique, Renart se présente comme une éternelle victime, qui
jamais n'a commis de crime de lèse-majesté à
l'égard de son Seigneur, et qui cependant fait l'objet d'inculpations
perpétuelles : « je vos salu / com cil qui plus vos a valu /
que tuit li baron de l'ampire », Ia, v. 1236-7. La parole
bestornante pose ainsi Renart en exemple de vertu bafoué et
méprisé. La séduction procède de cette inversion
des valeurs, une destinée malheureuse (« par mal eür
», Ia, v. 1239) orientant vers lui l'anathème de chacun. Ce
sophisme inclut un contrepoint comminatoire, dans l'exposé
pseudo-moraliste de la menace à laquelle se prête Noble pour
n'accorder le consilium qu'à de « mavés larrons
» : « Mes, sire, puis que rois s'amort / a croire les
mavés larrons / et il laisse les hauts barons / et guepist le chief por
la queue / puis va la terre a male veüe », Ia, v. 1248-1252 ;
cette mise en garde vise à placer implicitement Renart comme l'unique
adjuvant véritable du Roi, partant à jeter le discrédit
sur le reste de la Cour.
Le dessein qui anime la parole séductrice
l'amène enfin à faire serment d'allégeance, de respect et
d'obéissance à l'égard de son seigneur, évoquant
ainsi la « foi et la lïautez / que je ai toz jorz maintenue
», v. 1294sq. Les couleurs de rhétorique qui
dissimulent la colère et l'angoisse de Renart visent en effet
à simuler l'incompréhension mais aussi à faire la preuve
de sa bonne foi malgré le caractère
103 Michel PASTOUREAU, « Jésus teinturier. Histoire
symbolique et sociale d'un métier réprouvé »,
Médiévales, n° 29, 1995, p. 47-63.
intempestif de l'invitation à la cour : « Si
fait pechié qui a cort me mande » (Ia, v. 1281). Malgré
l'injustice de cette convocation, Renart se pose en victime respectueuse en
semblance de la parole royale : « mes qant messires le conmande /
il est bien droiz que je i vaigne » (Ia, v. 1282-1283). La parole
séductrice est ainsi une parole qui cherche à faire vaciller les
repères de celui pour qui elle est proférée, qui le
détourne de sa route.
Lors de l'ambassade de Brun, Renart introduit dans son
discours l'image du détour : « Bruns, fait Renart, biax douz
amis / com an grant poine vos a mis / qui ça vos fist desvoier !
» (I, v. 519-521, Manuscrit de Cangé). Le chemin devient
détour à l'instar de la parole, il détourne la
vérité au profit d'un discours en négatif qui
réaccorde à son avantage l'ordre du monde. C'est ainsi que
Renart, « plains de mal art » (X, v. 308) affirme en un
retour spéculaire sur ses propres pratiques : « et ai sovent de
droit torz faiz / Et mainte foiz du tort le droit » (XII, v.
486-487).
L'aisance rhétorique du goupil est sensible dans la
translatio criminis104, procédé
emprunté à la rhétorique judiciaire et qui revient
à détourner l'accusation d'un crime en reportant paradoxalement
la faute sur la victime. Avant que ne s'exerce son gab à
l'encontre de Brun, Renart inverse la répartition axiologique des
rôles, suggérant la perfidie (« Si m'en feriés
vous male part », Ia, v. 580) de sa dupe (« caitis
», Ia, v. 567) pour mieux l'engignier. A la cour, selon un
procédé analogue, le discours du « plaideor »
(XII, v. 489) fait porter sur eux-mêmes la responsabilité du
malheur qui accable Brun et Tibert : « Se sire Tibert le chaz / Menja
les soriz et les raz / s'il fu pris et l'en li fist honte / por les sainz Dieu
a moi me monte ? », v. 1268-1261. Les « couleurs de
tortherique » (Ia, v. 1297) dont s'arbore Renart désorientent
la responsabilité pénale par le truchement d'une omission - la
scène est en effet rejouée, réinterprétée,
recomposée suivant une logique subjective tendant à gommer toute
implication partant, toute inculpation. Renart fait l'ellipse de son propre
rôle, rapportant les événements en témoin passif des
infortunes de ses pairs : « Me voelent il dont demander / çou
que il ne pueent amender ? » (Ia, v. 1264-1265).
104 Ce procédé de la rhétorique antique
est rappelé par Cicéron dans la Rhétorique à
Hérennius, Pars prima sive opera rhetorica et oratoria, Volume 1,
éd. Johann August ERNESTI, Christian G. Schutz, Paris, Lemaire, 1831, p.
38 : « Assumptivae partes sunt quattuor : concessio, remotio criminis,
translatio criminis, comparatio ». La translatio criminis
consiste à prétendre que l'on a été contraint, par
la faute d'autrui, de commettre l'acte incriminé. Elle prend place dans
les questions juridiciaires adsumptivae, i. e. lorsque l'accusé
s'appuie pour sa défense sur des considérations
extérieures au fait reproché.
C. TRANSGRESSION DU CODE, VACILLEMENT DU
MONDE
Or au Moyen Age, et particulièrement au XIIe
siècle, le langage est conçu selon le modèle symbolique,
auxquels correspondent l'organisation sociale de la féodalité et
la pensée théologique régnante. Pris dans ce régime
de sens, le pouvoir diabolique jette sur le langage un trouble profond en
menaçant systématiquement les symbolisés quand
bien même le mouvement de la symbolisation est respecté, comme le
suggère le conteur de la fable « De la Raine qui conchie la Souris
»: « Pour ce est ce trop grans peris / Quant la bouche au cuer ne
s'acorde ; / Tels a pensee vis et orde / Qui mout a douce la parole
», v. 8-11. Le Roman de Renart varie à l'infini le
renversement des symboles et des systèmes symboliques,
littérature, société, religion et coupe, entre
symbolisants (lettre, homme, monde) et symbolisés (esprit, âme,
Dieu), un lien que l'imaginaire médiéval instaure, dans tout
objet et dans toute conduite, comme une aspiration fondamentalement ascendante
et sacrée 105 . Le scandale qu'il commet se situe
précisément dans cette inversion : alors que la sémiotique
médiévale impose toujours une hiérarchisation des rapports
symboliques, la renardie, du même coup, dévoie le sens de la
relation et double le symbole droit de son envers.
Renart s'avise de bouleverser les éléments
symbolisés eux-mêmes et dénonce leur fixité comme
une fiction, sous laquelle se profile la ruse du désir. Ainsi Roger
Dragonetti a-t-il pu affirmer en une formule célèbre que le
jugement « n'est pas que la critique du langage d'un
procès, c'est un langage en procès - c'est le procès du
symbolisme du langage ». La rhétorique installe ses ruses à
partir d'un contrat (la fience), développé dans un code
qui se suppose universel et contraignant.
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