D. SACRILEGE ET BLASPHEME, « PECHES DE LA LANGUE
»
« Le blasphème parfait (blasphema
perfecta) est celui qui porte non seulement atteinte à la
vérité de l'intelligence de Dieu, mais témoigne aussi de
l'intention d'injurier, autrement dit d'une volonté maligne qui
déteste l'honneur divin. C'est justement une volition perverse
ajoutée à une conception mensongère de la divinité
qui, exprimée en paroles, fait du blasphème le plus grave des
péchés »127.
Les occurrences blasphématoires dans les fabliaux
humains posent à l'inverse un véritable écueil moral ; en
atteste la teneur des captationes de « La Pucele qui abevra le
polain » (« Ele n'est pas vilaine a dire / Mais moz por la gent
faire rire »,
v. 3-4) et du « Prestre qui fu mis au lardier » :
« Mos sans vilonnie / Vous veil recorder / Afin qu'en s'en rie
», v. 1-3. Les « contes à rire » semblent ainsi
accorder une légitimité fût-ce aux cas-limites du
blasphème ; ainsi de « L'Evesque qui beneï le con
»128, qui
125 Georges MINOIS, dans son Histoire du rire et de la
dérision, op. cit., p. 152-153, insiste sur le caractère
mécanique de la parole liturgique, osant une comparaison avec Bergson
(le rire comme du mécanique plaqué sur le vivant) ;
parallèlement, l'assistance, lors des offices médiévaux,
semble particulièrement dissipée : « on bavarde, rigole,
plaisante, discute de ses affaires, courtise les femmes ». Le rituel
liturgique observé par le goupil et le chat ne fait preuve d'aucune
élévation spirituelle, réduit à une pure succession
mécanique de paroles et de chants ; de là une dimension satirique
prégnante.
126 Le Roman de Renart, Branche VI, « Les
Vêpres de Tibert », v. 422-427 : Tibert interroge le prêtre
sur sa connaissance du latin (« Ançois m'avrois dit en latin /
Come on dist fauble, se volés »). Les réponses
carnavalesques du prêtre reprennent les thèmes de la folie et des
flatulences, la fève étant associée à la folie, la
question sur la chèvre (« Mais dites moi ici endroit / Se
savés par u la chèvre poit », v. 433-434), donnant lieu
à une courte réponse scatologique (« Par le cul, quant
il est ouvers », v. 435).
127 Philippe DESAN, Dieu à nostre commerce et
société. Montaigne et la Théologie, Genève,
Droz, 2008, p. 29
128 « L'Evesque qui beneï le con », in Willem
NOOMEN, Nouveau recueil complet des fabliaux, « Texte Critique
», tome VI, Assen, Van Gorcum, p. 200sq
met en présence l'Evêque de Bayeux et un
prêtre, tous deux se livrant en secret au péché de la
chair. Le prélat hypocrite condamne le prêtre aux
pénitences, tout en maintenant pour lui-même le commerce des
femmes. Lors d'un rendez-vous libertin, censément tenu secret, sa
duplicité est surprise par le prêtre, qui prolonge d'un «
amen » (v. 204) ironique la bénédiction
blasphématoire du « con » : « Li evesque lo
con seigna / Et puis a dit « Per omnia » - / Quan qu'il fait
la beneïçon / Dit : « secula seculorum » (v.
199-202). La subversion de la doxologie chrétienne, per omnia secula
seculorum, profane ainsi le règne, la puissance et la
gloire, attribués au con en lieu et place du
Père.
Une même profanation de la sacralité trinitaire
apparaît dans le fabliau du « Prestre crucefié », le
prêtre châtié de son adultère se comprenant comme un
infléchissement parodique du Christ : « Despoillez vous et si
alez / Léens, et si vous estendez / Avoec ces autres Crucefis
» (v. 35-37). Le supplice de la crucifixion le cède à
l'excitation du satyre, bientôt puni par la perte du membre : «
Et ice vous di je por voir / Que ceste chose li trencha / Que onques riens
ne li lessa / Que il n'ait tout outre trenchié » (v. 70-74).
La portée blasphématoire de l'assimilation du prêtre
lubrique au Christ est notablement tempérée par la visée
morale du fabliau, énoncée dès le premier vers : «
Un example vueil commencier ». Le terme d'example,
utilisé comme une sorte d'alibi, incline ainsi l'écriture leste
dans la sphère des exempla. La teneur de l'epimythium
renforce le discours moraliste, de sorte que la transgression des symboles
sacrés se retourne en une dénonciation satirique de
l'incontinence des prêtres : « Ceste example nous moustre bien /
Que nus Prestres por nule rien / Ne devroit autrui fame amer / N'entor li venir
ne aller », v. 93-96.
Le blasphème, injure portée contre la sainte
trinité, semble porteur d'une ambiguïté essentielle, dans le
cadre des contes d'animaux. Le propos blasphématoire apparaît dans
le Roman de Renart comme un trait inhérent au personnage
éponyme, comme l'une des manifestations de sa renardie. De
fait, Renart profane en de multiples occasions la majesté divine en
affirmant un mode d'être négatif, pervers et cynique : «
Tu ouevres part art do dïable »129 s'écrie
le chevalier dans « Renart le Noir ». Les branches faisant le
récit rétrospectif des actes pendables accomplis par le goupil
donnent à voir avec plus d'acuité encore le degré
d'outrance verbale auquel atteint Renart.
La dévoration du milan qui clôt la confession de
Renart (« Si l'ot ançois tot devouré », III,
v. 807) accentue le scandale du blasphème, tout en introduisant
129 Le Roman de Renart, Branche XIV, « Renart le
Noir », v. 229
l'ambiguïté de cette notion dans la bouche
d'animaux. Evelyn Vitz met en question la possibilité même du
blasphème animal, posant une question fondamentale dans notre
perspective : « Les bêtes peuvent-elles blasphémer ?
» 130. Si Evelyn Vitz convient assurément de l'existence
d'un certain nombre de branches blasphématoires dans le Roman de
Renart, le dénigrement de la religion, doublé d'une vive
satire des pratiques cultuelles, ne saurait constituer, selon elle, une parole
blasphématoire. La définition médiévale du
blasphème n'a en effet que peu à voir avec la définition
contemporaine. Ce « péché de la langue » recouvre alors
toutes les formes de médisance (calomnie, diffamation, blâme),
comme le rappelle opportunément Corinne Leveleux-Teixeira131.
A cette première ambiguïté s'ajoute l'énoncé
de paroles blasphématoires par des animaux. La métamorphose
illusoire semble modérer la virulence des propos
irrévérencieux. La position animale de Renart permet en effet une
manière d'impunité, le blasphème parfait (cf.
infra) étant neutralisé par la nature animale des
personnages.
Dieu, adjuvant occasionnel des exploits renardiens
132 , représente un ensemble de valeurs sacrées, que
Renart s'applique cependant à subvertir avec hargne : « Molt ai
fait de granz felonnies / De malvaistiés, de trecheries » (IV,
151-152). Cela étant, la posture perverse de Renart, qui participe
à la delectatio des auditeurs, n'est pas
interprétée au Moyen-âge comme blasphématoire,
compte tenu du paradigme animal dans lequel elle s'inscrit. Le Roman de
Renart donne ainsi à voir un contraste saisissant entre
l'impétuosité de paroles visant à faire le mal
(blasphema perfecta) et une réception ludique et amusée
de l'oeuvre. L'ambiguïté d'une parole humaine volontiers
blasphématoire et d'une éloquence animale nécessairement
inoffensive est portée à son comble dans la branche des
Enfances : « Cil Diex, si li vient a plaisir / Puet encore
bien consentir / A parler les bestes sauvages / Et les usuriers fere
larges » (XXV, v. 227-230). Les occurrences de paroles
blasphématoires dissimulées dans les contes d'animaux et les
fabliaux, voient ainsi leur portée transgressive atténuée
par l'ambiguïté de l'anthropomorphisme et du zoomorphisme, qui
trace un entre-deux du sacré et du profane, dans lequel la parole
blasphématoire et les atteintes au christianisme sont dicibles ; le
caractère ludique et la joyeuse cruauté des fabliaux
ménagent quant à eux bien des libertés.
130 Evelyn BIRGE VITZ, « La liturgie, Le Roman de
Renart, et le problème du blasphème dans la vie
littéraire au Moyen Age, ou Les bêtes peuvent-elles
blasphémer ? », Reinardus, éd. Brian J. LEVY et
Paul WACKERS, vol. 12, 1999. vi, 248 pp. (pp. 205-225)
131 Corinne LEVELEUX-TEIXEIRA, « La répression du
blasphème et les métamorphoses de la vérité (Moyen
Age et début de l'époque moderne) », art. cit., p.
325
132 Cf. notamment l'épisode de la cuve, résultat
inespéré d'une prière à Dieu.
Ultime degré d'une transgression filée du corps
à l'âme, l'imaginaire de l'après-mort, dogme sacré
car pivot de toute la morale chrétienne133, fait
également l'objet de transgressions.
|