C- Approches de l'État
La catégorie « État en Afrique»
constitue un méta-concept et un métadiscours, qui renvoient aux
problématiques instituées de
l'État-épithète. L'aporie épistémique
résulte de l'incapacité d'aseptiser et d'exorciser les
pré-schèmes et les « pré-constructions savantes
» de l'État.34 Dans le cadre de ce travail, nous allons
ressortir deux approches : l'approche de l'historicité de
Jean-François BAYART et les approches
écologiques-sociogénétiques.
> L'État en Afrique vu d'ailleurs : les biais
essentialistes et éthiques
L'État en Afrique ou au Cameroun, vu d'ailleurs,
c'est-à-dire de l'occident, est calfeutré par les biais
essentialistes et éthiques. En effet, l'étude de l'État en
Afrique est dominée par un certain nombre de paradigmes et d'auteurs.
Parmi eux, le plus cité au Cameroun est Jean-François BAYART.
Les travaux de Jean-François BAYART sont dominés
par les questions d'historicité et de greffe de l'État en
Afrique. Dans ses ouvrages « L'État au Cameroun » et «
L'État en Afrique : la politique du ventre », les mérites de
l'auteur sont d'avoir su rompre avec le développementalisme et le
dépendantisme ambiants de l'heure pour mettre le curseur sur la
période précoloniale, et montrer finalement comment la
construction de l'État en Afrique ressort d'une « alliance
hégémonique entre les dominants d'hier et ceux d'aujourd'hui; les
dominés d'hier restant encore dominés aujourd'hui
».35 Ce travail monographique restitue l'historicité des
trajectoires étatiques africaines. L'État au Cameroun de BAYART
est incontestablement un chef-d'oeuvre académique; dix années de
recherches pour cerner un
34 SINDJOUN Luc, Op. cit., 1994.
35 BAYART Jean-François, Op. cit.,
1985.
objet, c'est rare aujourd'hui. Cela dit, comme le reconnait
Bayart lui-même, l'État-nation, comme cadre d'étude du
Cameroun, est en soi déjà « contestable ».36
Comme le souligne Janvier ONANA, BAYART amplifie plantureusement l'impact de la
période précoloniale dans la construction de l'État du
Cameroun; au détriment de la période coloniale, moment
privilégié de la naissance du « Kamerun ».37
De fait, c'est le congrès de 1884 et la pénétration
allemande qui donne sa longueur et largeur au Cameroun actuel. La
période coloniale et les premières années de
l'indépendance sont celles du travail sur l'inconscient collectif
camerounais. La colonisation est paradoxalement l'espace-temps de la
socialisation étatique et de l'« émergence d'un champ
politique professionnalisé ».38 Certes il y a eu Vasco
de GAMMA avec son rio dos Camaroes, mais comme l'affirme Jean-Pierre
FOGUI, « L'intégration politique au Cameroun » ne commence
véritablement que sous la période coloniale.39 Il y a
donc un biais essentialiste dans la thèse de BAYART.
Cependant, l'oeuvre de BAYART sur la réinvention
indigène de l'État dans la « La greffe de l'État
»40 nous semble être la moins contestable de ses oeuvres.
BAYART n'a pas tord de voir en l'État en Afrique une réinvention
locale. Son approche historiciste lui a permis de restituer l'État en
Afrique en tant que « soi », et non par rapport à l'occident.
Comme le souligne Luc SINDJOUN à la 4ème page de
l'introduction de « L'État ailleurs. Entre noyau dur et case vide
», l'État ailleurs n'est pas qu'un État importé. Il
est surtout un « État exporté »41 qui a
été et qui est réinventé. Il est aux interstices du
path dependence et du path contingence.42 Parmi
les approches de l'État en Afrique et surtout de l'État au
Cameroun, les approches écologiques et sociogénétiques
sont également à considérer.
> Approches écologiques et
sociogénétiques
Le champ des études étatistes camerounaises est
de plus en plus marqué par la génération 1960-1975. Ces
auteurs ont tous en commun d'essayer de rompre avec les
analyses-clichées et caricaturales de l'État en Afrique et au
Cameroun. Parmi eux, on distingue Luc SINDJOUN et son approche
écologique, d'une part; Mathias Éric OWONA NGUINI, Chantal
Pélagie BELOMO ESSONO et leurs approches sociogénétiques
de l'État, d'autre part.
36 Ibid., p. 4.
37 ONANA Janvier, « Professionnalisation
politique et constitution d'un champ politique », Thèse de doctorat
en science politique, Université de Paris X-Nanterre, 2001.
38 Ibid., p. 15.
39 FOGUI Jean Pierre, L'intégration
politique au Cameroun : une analyse centre-périphérie,
Paris, LGDJ, 1990.
40 BAYART Jean-François, La greffe de
l'État, Paris, 1997.
41 SINDJOUN Luc, Op. cit., 2002, p. 4.
42 Ibid., p.15.
La « statogénèse » de l'État du
Cameroun se doit d'être lue dans la « bijection » entre le
centre et la périphérie. Dépassant les thèses de
l'«injection », Luc SINDJOUN montre que la pénétration
périphérique de l'État central s'accompagne d'une
absorption et d'une colonisation locale de l'État. Le continuum «
monopole-oligopole »43, dont parle l'auteur, contrevient
à l'unilatéralité du centre et au mythe de l'État
transcendant. Toutefois, cette approche est elle-même discutable, tant du
point de vue de la sociogenèse éliasienne dont s'inspire SINDJOUN
que du point de vue de l'approche de l'historicité de BAYART. En effet,
si pour SINDJOUN la pénétration politique au Cameroun
démystifie l'État qui devient un État en
négociation; pour BAYART, la pénétration politique se
caractérise par la violence exacerbée : d'où
l'État-traumatisme. Ces deux approches sont incompatibles. A la
vérité, il nous paraît que l'approche écologique de
SINDJOUN est tout juste complémentaire à celle de BAYART, car le
récit de l'histoire montre que la violence a présidé
à la pénétration politique au Cameroun. Sans doute, y
a-t-il eu colonisation locale de l'État, mais ce qui est premier c'est
la violence. De ce fait, on ne peut nier la pertinence de la thèse de
SINDJOUN sur l'État mis à nu dans l'arrière pays.
Toutefois, le monopole-oligopole qu'il évoque n'est pas compatible avec
l'État-traumatisme, encore moins avec l'État-président.
L'ordre et la sécurité publics constituent
l'ontogenèse de l'État du Cameroun comme le démontre
Chantal BELOMO. Mais l'ordre et la sécurité publics
s'avèrent plus difficiles à garantir en périphérie
qu'au centre. Dans un contexte de « la parcellarisation sécuritaire
et de sécurisation à géométrie variable
»44, de catégorisation des « régions
rebelles », la thèse d'OWONA NGUINI sur « le monopole
hégémonique d'un centre sur la périphérie et d'un
jacobinisme venu de l'extérieur »45 s'avère
pertinente. Cette thèse contredit celle de SINDJOUN sur le «
monopole-oligopole ». Néanmoins, cette thèse est
elle-même contestable en ce qu'elle estime que ce monopole est venu de
l'extérieur; ce qui n'est pas unanimement vrai du point de vue culturel
au Cameroun. S'il est vrai que les peuples « Béti », par
exemple, ont toujours été gouvernés suivant un
modèle diffus, les peuples de l'Ouest et du Nord au Cameroun connaissent
un système d'autorité plus pyramidal, caractérisé
par le monopole du roi sur tout son espace territorial. De surcroit, lorsqu'on
observe le Cameroun sous le premier régime comme sous le second, la
vigueur avec laquelle les deux présidents se sont échinés
à défendre l'unité nationale de façon jacobine
assure le contraire.
43 SINDJOUN Luc, Op. cit., 1994.
44 BELOMO ESSONO, Op. cit., février
2007.
45 OWONA NGUINI Mathias Éric, «« La
sociogenèse de l'ordre politique au Cameroun, entre autoritarisme
et démocratie (1978-1996) les régimes politiques et
économiques au gré des conjonctures et des
configurations socio-historiques », Thèse de doctorat en science
politique, IEP de Bordeaux - Université de Bordeaux IV, 1997.
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