I.B- L'étiolement du lien armée-nation :
tensions sociopolitiques
Le lien armée-nation fait partie inhérente de la
stratégie de défense de tous les pays au monde. Lorsqu'on lit la
politique de défense des États européens,
américains, asiatiques ou africains, partout, la référence
au lien armée-nation est permanente. Au Cameroun, le
lienarmée-nation est le coeur de la politique de défense, vu que
le concept stratégique actuellement en vigueur est celui de
défense populaire. Et comme l'ont souligné les discours des deux
présidents adressés aux forces armées, le concept de
défense populaire est adossé sur la symbiose entre l'armée
et la population. Toutefois, ce lien n'a vraiment jamais pu se tisser à
cause de l'utilisation des forces armées à des fins
répressives. Ce postulat est renforcé aujourd'hui par la
multiplication des cas d'indiscipline et d'incivisme dans l'armée.
De fait, le pouvoir au Cameroun s'est construit à
partir du « traumatisme d'État ». Pour se maintenir au
pouvoir, il a fallu susciter la peur au sein des populations.
L'Étattraumatisme se perpétue en formatant les consciences. Pour
ce faire, il s'est toujours appuyé sur l'armée. Ce qui fait que
le lien entre l'armée et la population est comparable au rapport du
subordonné à l'« homme en tenue »163. Le
rapport de l'armée et de la police à la population est encore
vécu comme sous la période coloniale. Dans les faits, l'abus de
pouvoir de la part des hommes en tenue est monnaie courante. Les cas de
bastonnade, de détention arbitraire, de fouille corporelle non
règlementaire sont relayés régulièrement par les
journaux camerounais. Vu sous un prisme axiologique, ces pratiques sont
pathologiques. Vu sous un prisme sociohistorique, ces pratiques ne sont que le
prolongement de l'ordre politique camerounais. Les FAC sont en partie le
prolongement des forces armées coloniales. Le même snobisme, le
même dédain pour les populations s'est reproduit. L'ordre
politique postcolonial au Cameroun est la continuité de l'ordre
politique colonial. De même, il y a une continuité entre les
forces armées coloniales et les forces armées postcoloniales
camerounaises.
163 Il s'agit ici des hommes en tenu par rapport aux civils.
Dans plusieurs langues nationales camerounaises, l'homme en tenu est traduit
par Gô tu ; c'est-à-dire celui qui tient le fusil. Ceci
s'explique par ce qu'aux yeux de ses populations, et c'est le cas dans la
pratique, les forces de l'ordre n'ont jamais cessé d'être des
forces coloniales.
II- La fragilité sociostratégique du
Cameroun
La fragilité sociostratégique fait
référence à l'ensemble des faiblesses de la
stratégie de défense camerounaise qui ont leurs sources dans la
société. L'étude sociostratégique du Cameroun nous
conduira à interroger la culture stratégique de ce pays. Ceci
permettra de scénariser et de projeter des situations
polémologiques.
II.A- Culture stratégique camerounaise
La culture stratégique est « l'ensemble des
pratiques traditionnelles et des habitudes de pensée qui, dans une
société géographiquement définie, gouverne
l'organisation et l'emploi de la force militaire au service d'objectifs
politiques ».164 Elle témoigne de la difficulté
qui existe à dissocier la stratégie de la société
et de la culture où elle est élaborée. La culture
stratégique comme toute culture est acquise. Le processus de
socialisation à une culture stratégique se fait à travers
une double dimension immatérielle et matérielle. Ainsi dans une
société donnée, un ensemble de valeurs, d'attitudes, de
pratiques traditionnelles formatent l`individu, et s'érigent pour lui en
principes et postulats fondamentaux dictés par la politique. Aussi,
l'étude d'une culture stratégique dans une société
donnée, doit-elle tenir compte des expériences spécifiques
de cette dernière. Il n'existe pas, en dehors de la doctrine d'emploi
des forces camerounaises éditée en 1980 et classée «
secret défense »165, des documents qui
définissent le système de défense camerounais et la
doctrine d'opérationnalisation de ce système. Toutefois,
L'analyse de six facteurs permet de déterminer non seulement la culture
stratégique dans un pays, mais aussi de cerner les
spécificités nationales. Ces facteurs sont : l'assise
géopolitique; le réseau international; l'idéologie et la
culture politique; la culture militaire.
La stratégie au Cameroun est définie par le
politique, tandis que le militaire se charge de mener à bien les
missions définies par le politique. En effet, la hiérarchie
stratégique compte trois grands axes principaux que sont : le premier
niveau qui est le niveau stratégique où le politique
élabore la politique de défense ; le deuxième niveau qui
est le niveau opérationnel où les États-majors
opérationnalisent la politique de défense ; le
troisième
164 CARNES L., « American strategic culture».
In comparative strategy. Vol 3, 1985.
165 Cette doctrine d'emploi des forces, énonce des
idées directrices qui doivent permettre la conduite de l'action
militaire en cas de conflit opposant le Cameroun à un autre pays. En
matière de défense les informations sont classifiées selon
leur nature et leur accès est limité aux personnes ayant fait
l'objet d'une habilitation particulière. On distingue quatre niveaux de
protection des informations en matière de défense classée
par ordre croissant : diffusion restreinte(il s'agit
des informations qui peuvent être connue de tous les militaires mais en
respect des règles de discrétion professionnelle) ;
confidentiel défense ( il s'agit des
informations qui, exploitées peuvent conduire à divulguer un
secret défense) ; secret défense ( ce
sont les informations dont la divulgation peut nuire à la
défense) ; très secret ( ce sont les informations qui
concernent les priorités gouvernementales de défense).
niveau, qui est le niveau tactique où les forces
armées sont mises en scène. Au niveau de l'État-major, le
militaire joue le rôle de conseil et donne si le politique le sollicite,
un avis pour la prise des décisions stratégiques. La formation
diversifiée des officiers camerounais entraîne dans l'armée
nationale une multitude de perceptions du métier des armes. Les
fondamentaux de l'art militaire se transmettent au cours de la formation
initiale. 85 % des officiers reçoivent leur formation initiale au
Cameroun. Cette réalité laisse penser que l'essentiel des
officiers camerounais ont un fond culturel militaire en commun. En effet, selon
le directeur des études et des programmes de la formation Initiale de
l'EMIAC, le Capitaine de frégate Georges NJOFANG, dès la
création de cette école militaire, le programme de formation
était fondamentalement militaire car le pays avait besoin de militaires
pour lutter contre la guérilla.166
La culture stratégique du Cameroun n'existe à ce
jour dans aucun document publié. Mais la culture militaire,
décrite comme la « base de l'efficacité militaire »,
peut contribuer à expliquer les « motivations, aspirations, normes
et règles de conduite », ce que l'on pourrait appeler l'essence
d'une armée dans une société donnée.167
Dans cette perspective, la culture militaire, l'un des éléments
déterminant de la culture stratégique, prédispose dans le
contexte camerounais, à la formation d'une culture stratégique.
La culture militaire au Cameroun est poreuse, dans la mesure où elle ne
représente pas un monolithe fermé au monde extérieur. Elle
est un système vivant, dynamique, ouverte au monde. Cet état de
chose prédispose la culture stratégique au Cameroun à
être une culture stratégique hybride. Ces caractères de la
culture militaire au Cameroun sont non seulement le produit de ses
spécificités nationales mais aussi de l'évolution de
l'environnement international auquel elle s'adapte. C'est ainsi qu'au lendemain
de l'indépendance, le Cameroun va signer avec la France au
départ, mais aussi avec d'autres pays étrangers par la suite, des
accords de coopération dans tous les domaines et dans le domaine
militaire en particulier. Le constat que l'on peut faire est que, les officiers
camerounais, tout au long de leur formation dans différents pays, se
retrouvent socialisés à des cultures militaires distinctes. Cette
réalité n'est possible que parce que la culture militaire
camerounaise est poreuse. La culture militaire se transmet par l'enseignement,
voire par l'habitus professionnel. Elle s'acquiert dans les écoles de
formation militaire lors des stages. En se formant dans les écoles
étrangères dans le cadre des différents accords de
coopération, les officiers camerounais sont dépositaires de
cultures militaires
166 Honneur et fidélité, n° spécial
du 20 mai 2005, p. 12.
167 PEMBOURA Aïcha, « Le processus de formation de la
culture stratégique au Cameroun : l'exemple des écoles militaires
», Mémoire de DEA en science politique, Université
de Yaoundé II, 2009, p. 45.
diverses. Le Cameroun étant dans ce contexte le terrain
de multiples cultures militaires, la culture militaire proprement camerounaise
se présente comme étant poreuse, prédisposant de ce fait
à la formation d'une culture stratégique hybride au Cameroun.
Le Cameroun mène une diplomatie qui s'articule autour
de quelques notions phares, à savoir la présence active, la
participation effective, le rayonnement et la solidarité mondiale. Parmi
les principes directeurs de ces notions, l'on compte en troisième
position la coopération internationale, après
l'indépendance nationale et le non-alignement.168 La
coopération est dans cette perspective un volet essentiel des forces de
défense camerounaises. Elle caractérise la capacité de
l'institution militaire à échanger avec
l'extérieure.169 Dès lors, la coopération ayant
comme objectif l'instauration d'un climat d'échange
réciproquement bénéfique entre les différentes
parties, l'on peut se demander quels sont les enjeux de la coopération
entre le Cameroun et ses pays amis en matière militaire,
particulièrement en ce qui concerne la formation des officiers
camerounais. Cette coopération peut être perçue comme un
partenariat au service non seulement de l'amélioration de la
présence française, de son influence au Cameroun, mais aussi de
l'amélioration de la formation de l'élite militaire camerounaise.
Aussi, la coopération militaire entre le Cameroun et ses partenaires
marocain, grec et chinois se présente-t-elle comme des partenariats
bénéfiques pour une diversification de la coopération
camerounaise en matière militaire.170 La promotion de la paix
par le Cameroun cadre avec cette ligne éditoriale et est
caractérisée par le triptyque suivant : la sécurité
à l'intérieur des frontières camerounaises en se
préservant des guerres civiles et d'éventuelles agressions ;
l'intangibilité des frontières africaines. Le Cameroun fait du
non recours à la force un précepte fondamental de sa diplomatie.
Ce pays n'a jamais été en guerre contre une puissance
étrangère ; tout au plus a-t-il connu quelques différends
avec ses voisins Équatoguinéens, Gabonais et Nigérian.
En somme, la stratégie de défense du Cameroun qui
se veut « populaire » est « défensive » et «
dissuasive »171.
168 Le non-alignement dont il est question est
nécessairement un non-alignement de façade, puisque sur
l'essentiel des questions internationales, le Cameroun adopte la position
française. Si elle ne le présente pas n'nécessairement
publiquement, cela se fait sentir lors des votes aux nations unies.
169 Honneur et fidélité, n° spécial
du 20 mai 2006, p. 32.
170 PEMBOURA Aïcha, op. cit., 2008, p. 56.
171 Commandant ELA ELA, op. cit., 2001, p. 62.
II.B- Simulations et analyses polémologiques
La simulation est une activité essentielle de la
prospective. Elle est pourtant l'enfant pauvre de la défense
camerounaise. Au MINDEF, il y a en tout une personne chargée des
études générales de prospective pour l'Afrique ; et une
autre chargée des études générales de prospective
pour le reste du monde. Et parmi leurs études, les simulations sont
marginales. L'étude des profils et background des officiers
nommés à ces fonctions explique en partie la quasi inexistence de
war's game analyze au Cameroun. Dans le cadre de ce livre, nous ne
pouvons prétendre avoir pris en compte l'ensemble des variables et
contraintes mathématiques qu'une simulation polémologique impose.
Il s'agit simplement de proposer un éclairage prospectif en fonction du
matériau dont nous avons disposé. Nous allons simuler, suivant la
répartition du bureau des Études générales au
MINDEF, deux conflits entre le Cameroun et deux pays de la CEEAC. Ce choix
s'est effectué en fonction du degré de tensions qui persistent
entre le Cameroun et ces pays.
Probabilités de tensions sous-régionales en
Afrique centrale
Ce volet concerne la probabilité pour le Cameroun de se
trouver en conflit avec les pays africains. L'espace de pertinence de cette
projection est limité en raison de la vastitude d'une projection sur les
54 États africains, mais surtout parce les pays africains, mêmes
les plus développés ne disposent pas de capacités de
projection de leurs forces suffisantes pour aller faire la guerre au sein d'une
autre région ; de surcroit à un pays qui militairement n'est pas
un nain en Afrique. C'est pourquoi nous avons limité cette prospective
à l'Afrique centrale CEEAC. Et dans cette Afrique centrale, il s'agit
précisément de deux pays avec lesquels le Cameroun a
été le plus en tension : le Nigéria et la Guinée
Équatoriale.
NIGERIA
La probabilité d'une tension militaire entre le Cameroun
et le Nigéria est dépendante de deux facteurs que nous pouvons
étudier.
Scénario1 : Putsch militaire au
Nigéria
Le Cameroun peut-il se retrouver en conflit militaire avec le
Nigéria si jamais un militaire arrivait au pouvoir au Nigéria par
putsch ? C'est l'hypothèse d'une non-reconnaissance des accords de
Greentree par l'autorité militaire putschiste. Cette
hypothèse est elle-même inhérente à la
probabilité d'un coup d'état militaire au Nigéria. Sur ce
sujet, il sied de dire que la démocratie nigériane, qui commence
à se mettre en place, du moins du
point de vue du suffrage universel, est très loin
d'être irréversible. Des poches de tension et des clivages
ethno-religieux existent encore dans ce pays. La probabilité qu'un
putsch militaire ait lieu au Nigéria n'est pas à écarter.
De même, si cela devait se produire, il n'est pas à écarter
également que les nouvelles autorités se montrent plus
entreprenantes en ce qui concerne le contrôle de l'espace
géostratégique que constitue BAKASSI. Autrefois, ce fut un
militaire, le Général SANI ABACHA qui avait lancé
l'offensive en 1993. Et la hiérarchie militaire nigériane n'a pas
jusqu'à présent toléré la riposte camerounaise de
1996, encore moins la démarche judicaire de l'ex président
OLESEGUN OBASANDJO. De ce fait, il est plutôt probable que si les
militaires arrivaient au pouvoir au Nigéria par putsch, ils remettraient
les accords entre OBANSANDJO et Paul BIYA en cause.
Scénario2 : Altercation entre les FAC et les
FAN
Si jamais il survenait une altercation faisant des morts
côté Nigérians entre les FAC et les FAN, du fait par
exemple d'un tir de missile perdu camerounais sur le sol Nigérian, cela
suffirait-il à déclencher un conflit militaire entre les deux
pays ? Il faut déjà se souvenir qu'en 1986, c'est une situation
de même nature qui a déclenché le différend entre le
Nigéria et le Cameroun. Dans une telle situation, il est fort probable
que les autorités camerounaises présenteront leurs excuses aux
autorités nigérianes. La réaction Nigériane
dépendra de celui qui sera au pouvoir et quels seront ses buts
inavoués. Si c'est un GOODLUCK JONATHAN qui est à la tête
du Nigéria, il est fort probable qu'il demandera d'importants dommages
et intérêts au Cameroun et, sans doute une sanction des militaires
camerounais à l'origine de cette bavure. Si en revanche à la
tête du Nigéria se trouve à ce moment un SANI ABACHA bis,
alors il est fort probable qu'ABUJA saisisse l'opportunité qui s'offre
à lui pour reconquérir la péninsule de BAKASSI. Compte
tenu des arguments énoncés, il est plutôt improbable
actuellement qu'une tension militaire ait lieu entre le Cameroun et le
Nigéria.
GUINEE EQUATORIALE
Un conflit Malabo-Yaoundé peut-il avoir lieu ? Il n'y a
pas à scénariser dans ce cas, la réponse est actuellement
non, mais à long terme oui. Actuellement, cela est impossible, parce que
le Cameroun et la Guinée équatoriale ne sont pas, comme le
Nigéria et le Cameroun au sujet de Bakassi ou le Cameroun et le Gabon au
sujet de l'île MBAMIE à la frontière D du
Cameroun, en situation de tension frontalière. Pour autant, le
ressentiment de Malabo à l'encontre de Yaoundé est grand. Le
snobisme du gouvernement AHIDJO et des camerounais vis-à-vis des
Équato-guinéens dans les années 60 à 90 est encore
vécu négativement dans ce
pays d'Afrique Centrale. A l'époque du tout puissant
Cameroun et de la toute petite Guinée équatoriale, le Cameroun a
même décliné des propositions de rattachement de ce pays.
Aujourd'hui, la Guinée équatoriale retrouve quelques
prospérités, et elle entend le faire savoir. Les autorités
guinéennes saisissent toutes les occasions pour le faire comprendre au
Cameroun. Mais la principale source de tension qui pourrait
éventuellement dégénérer en conflit est la question
de l'expulsion des camerounais résidant en Guinée
équatoriale.
Tableau7 : Probabilité de tensions
sous-régionales impliquant le Cameroun
|
TRÈS IMPROBABLE
|
IMPROBABLE
|
PLuTerT IMPROBABLE
|
PLrrerr PROBABLE
|
PROBABLE
|
TRÈS PROBABLE
|
NIGERIA
|
ScENARIO'I
|
|
|
|
X
|
|
|
ScENARI O2
|
|
|
X
|
|
|
|
GUINEE EQUATORIALE
|
ScENARIO'I
|
X
|
|
|
|
|
|
ScENARI O2
|
|
|
|
X
|
|
|
TOTAL
|
X
|
|
X
|
XX
|
|
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Source : Hans De Marie HEUNGOUP
NGANGTCHO
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